Introduction

Le film qui va être maintenant projeté devant vous évoque essentiellement les techniques ortho instaurées par le père Schreber à l’adresse des petits. C’est d’ailleurs un signifiant très actuel et qui infiltre le champ de ce que l’on appelle aujourd’hui la prise en charge des enfants. Quel drôle de terme, si l’on y réfléchit un peu, n’est-ce pas ? Le film concerne aussi la question des fameux jardins schreberien en périphérie des villes. Mais je n’en dévoile pas la suite.

Premier Point

Montrant ce que nous savions déjà par l’entremise de Freud, le film insiste sur le fait que le père a principalement opéré en ce cas en tant qu’éducateur. Or un éducateur n’est en aucune manière un support de la fonction paternelle, il peut même contribuer à la détruire, à aller contre, à la défaire. Mais notez qu’il devient quasi convenu entre nous que d’avoir de tels antécédents paternels dans l’existence, plus particulièrement chez Schreber, aurait été déterminant dans la forclusion spécifique qui a frappé sa subjectivité. Mais ne devrions-nous pas plutôt faire preuve d’une certaine réserve à cet égard ? En étant un tout petit peu plus critique et dubitatif sur l’effet d’une telle antécédence en général dans la vie de quelqu’un et plus précisément encore sur l’effet de cet antécédent dans la genèse du délire du président ? Pourquoi ce bémol ? Car il nous arrive souvent comme analyste de recevoir des enfants de parents fous, ceci n’en fait assurément pas des fous pour autant. La clinique va contre cet adage populaire : « tel père tel fils ». Je crois qu’il faut vraiment se méfier de ce type d’évidence. D’ailleurs si vous y êtes attentifs, la logique du signifiant ne va pas non plus dans ce sens puisqu’elle démontre sa capacité parfois si surprenante à la réparation, c’est-à-dire à la possibilité de faire jouer la substitution. À plus forte raison dans la chaîne inconsciente.

C’est un point fondamental me semble-t-il à interroger, plutôt que de se laisser subjuguer par une succession d’éléments seulement hypothétiques et d’en faire une vérité que l’on affirme ensuite sans preuve aucune. De plus en tant qu’analystes nous sommes toujours rétifs aux accusations portées contre le père, comme aux récriminations causales le concernant et venant, par contre coup, attaquer sa fonction. L’actualité de l’ALI ne me démentira pas sur ce point.

À l’inverse, pourquoi parlons-nous si peu de l’intelligence des enfants qui ont dû faire la supposition du grand Autre là où il n’y avait que folie de leurs parents ? Ce n’est pas rare du tout. Cela peut faire aussi des analystes très fins, des artistes inventifs. Pourquoi sommes-nous si discrets sur ces questions ? Comment oublier que cette affaire de folie rencontrée chez ceux qui auront eu la charge de l’enfant, pourra se retrouver plus tard, dans le choix d’un ou d’une conjointe, par exemple. Car bien sûr que folie peut aussi aller avec génie et l’on n’épouse pas forcément une étiquette. Personne ne peut se réduire à l’étiquette de sa psychose, et puis il y a aussi des analystes fous. J’ai entendu comme cela en contrôle un analyste paranoïaque qui était tout à fait opérant dans sa pratique, et je peux vous assurer qu’il ne faisait pas son travail moins bien que les autres. Rappelons-nous de ce regret de Lacan de ne pas être assez habité par la rigueur de la psychose et tous les commentaires passionnants que vous pourrez lire dans ses conférences auprès des universités américaines.

Second point

Alors après avoir entendu sans doute des choses nécessaires, extrêmement intéressantes, passionnantes et même très savantes pendant ce séminaire d’été, je voudrais faire une petite remarque, si elle n’outrepasse pas bien sûr ce que vous pourrez en supporter. Il ne faudrait tout de même pas oublier que nous nous occupons avant tout de gens, que notre travail repose sur une clinique et ne peut correspondre à des élucubrations solitaires même si elles donnent l’impression d’une caution fut-elle topologique. Ce n’est pas possible. Ça ne suffit pas. Si je me permets de le dire c’est tout simplement pour essayer de parler un peu autrement si cela était possible, en rappelant le type de paradoxe avec lequel nous avons à circuler quand nous parlons de psychose.

Soit, nous en parlons comme spécialistes et l’on entend cette trace chez certains, c’est-à-dire que nous ne parvenons pas à dépasser en arrière-plan nos origines respectives de cliniciens marqués par la nosologie du XIXe siècle, mais alors nous commettons quelque chose de hautement fautif puisque nous éludons toute l’histoire du mouvement analytique et en particulier le saut premier opéré par le fondateur, puis cet écart magnifique que Lacan est venu creuser par rapport à lui. Autrement dit, le parti pris pseudoscientifique ou scientiste de la psychiatrie peut parfois persévérer sous des formes torpides, cela s’insinue comme s’il y avait des spécialistes possibles d’un objet qui serait comme cela tout à fait déterminé, défini, qui aurait une réalité objective dans notre monde, en omettant du même coup que le Réel indomptable à l’œuvre dans la psychose n’est jamais qu’appréhendé dans des systèmes divers de pensée, qui eux-mêmes sont hautement tributaires et se réfèrent à des mouvements philosophiques variés.

Soit l’autre abord de ces questions consiste à les dénier purement et simplement, en les abordant avec un certain voile, une certaine pudeur, un refus de savoir, comme ce peut être le cas au sein d’une famille, à l’égard d’un ami, d’un supérieur dans le cadre du travail, que sais-je. Cette façon de procéder témoignant sans doute d’une forme d’accoutumance, de tolérance, au même titre que celle que l’on développe pour la psychose ordinaire, sociale, commune et dont le bon sens nous demande de nous en faire ce que l’on appelle, une raison.

Alors si nous prenons en compte le travail considérable de Lacan, nous pouvons dire que la psychose ne fait qu’exemplifier l’effet même du signifiant chez tout un chacun et que, même côté hallucinations et automatisme mental, nous en sommes tous affublés, mais comble du comble à la différence du psychotique nous n’en sommes pas informés, nous sommes bien moins avisés que lui. Le désir n’est pas étranger à ces procédures, comme le signale Freud dès l’Esquisse, capable d’halluciner son objet. Autrement dit, nous sommes, y compris comme cliniciens, divisés en permanence — et il s’agirait d’en tenir compte — entre savoir et vérité. Les connaissances sur la psychose, le fait d’être obnubilé pour la traquer et la diagnostiquer représente une impasse propre au discours médical, car ceci empêche d’entendre ce que cela peut nous dire de la structure d’une part, et puis comment cela est à situer dans la subjectivité et le parcours de tel ou tel d’autre part. Rappelez-vous cette citation merveilleuse de Lacan, qu’il s’agit à l’analyste aussi d’avoir des oreilles pour ne pas entendre, c’est-à-dire pour avoir la force de mettre de côté nos connaissances si bien construites, si satisfaisantes, mais qui nous obstruent l’oreille.

Encore un mot pour conclure

À propos des modes de résolution possible. Une psychose, ça ne se guérit pas. La tentative de guérison absolue pouvant conduire à la mort, comme certains d’entre vous s’en sont aperçus, alors qu’ils n’étaient que de jeunes praticiens, merci d’ailleurs de me l’avoir confié. On peut guérir à mort. Renoncer à soigner selon la modalité médicale, c’est un équivalent de castration pour le médecin. Ce qui nous fait entendre le genre de vœu qui se cache derrière la volonté de théraper l’autre (tu es râpé bien sûr). Mais une psychose ça se soigne, dans le sens que certaines réponses apportées par celui qui entend peuvent aider un patient à s’en tirer. Lacan nous dit que lorsque l’on ne sait plus que faire, mieux vaut se faire le secrétaire du fou, le seconder dans la collection des déterminants signifiants qui l’ont conduit là. Je voudrais évoquer ici un patient que je reçois depuis plus de trente ans, nous avons débuté ensemble et peut-être finirons-nous ensemble également. C’était un physicien hors pair, de renommée mondiale, avec des fulgurances scientifiques qui ont constitué des avancées majeures dans divers secteurs de pointe, à qui bien sûr Dieu a parlé directement, ce qui l’a littéralement foudroyé. Pourtant, petit à petit, il a pu venir border le tissu déchiré grâce à l’appui d’une activité artistique, et finalement il est devenu indifférent à ce qui l’avait si massivement polarisé et entraîné, abolissant toute modération possible. Aujourd’hui tout ceci demeure intact pour lui, mais n’a plus aucune espèce d’importance. Une petite remarque : un tournant décisif a été pris quand il en est venu à photographier des séries de feuilles d’arbres tropicaux, mais percées de trous comme pour les ficus, et surtout quand ces trous se trouvaient bordés au petit matin de gouttes de rosée. À partir de là, quelque chose a pu alors s’installer pour lui, qui était du registre d’un érotisme pacifié, tout à fait différent de cette jouissance infinie qu’il avait expérimentée auparavant, quand l’éclair de lumière était venu le frapper et s’adresser directement à lui. Nous reconnaissons dans ses recherches photographiques comme un décalque, une copie peut-être, un mime des modalités habituelles de la jouissance qui s’appuie sur un orifice corporel, une marge, dans la pulsion. C’est dire enfin les élaborations, les chemins, les constructions tout à fait possibles qui permettent une émergence de l’entonnoir temporel, dont nous parle magnifiquement Lacan dans les Écrits.

Peut-être que la question qui demeure pour Schreber serait : mais pourquoi n’a-t-il pu effectuer qu’un parcours partiel ? Rejeté du monde vectorisé par la fonction phallique, il s’est reporté sur celle de l’objet a, c’était une partie de la solution. Il faut aussi dire qu’il n’avait pas la chance à son époque de s’entretenir avec un analyste. Sa trouvaille, ce n’est bien entendu pas la seule envisageable, il y en a d’autres. Dans de telles situations difficiles, nous n’avons à compter alors que sur une double inventivité, celles du patient et de l’analyste. C’est dans cette rencontre, et il faut qu’elle ait lieu, que se fomentent les créations les plus inattendues, les plus surprenantes, mais elles restent malheureusement vouées à la discrétion qu’impose le huis clos d’un cabinet…

Je vous souhaite un excellent film.