Nous vivons depuis quelque temps sous le régime de la radicalisation dans nos tranquilles villes françaises. Elle se met en place sous nos yeux, sans que nous puissions le percevoir, sauf au moment où les événements nous saisissent ; oserai-je dire quand ça cogne. Même les éducateurs qui sillonnent les rues de certains quartiers dits « sensibles », ne perçoivent pas toujours le processus. Je me suis souvent demandé s’il s’agissait d’une espèce d’adaptation opérée par les éducateurs à leur public, là où ils sont censés accompagner les jeunes à prendre part à la table des adultes et à s’inscrire dans un lien social.


Cette radicalisation prends plusieurs visages : 1) L’installation d’un commerce illégal dans une tentative radicale de réponse donné à la société à ce qu’ils interprètent comme un rejet ou un racisme à leur égard ; ce système porte en lui ses propres lois, particulièrement à l’égard de la circulation des femmes : les jeunes filles sont réduites à des purs objets de consommation qui circulent et que l’on malmène. 2) Et d’une manière concomitante, émerge le retour du religieux sous sa forme la plus radicale, que ce soit par la présence des différentes sectes répertoriées, qui occupent de plus en plus de place des associations de soutien scolaire, d’animation culturelle avec l’appui des municipalités ou alors sous la forme de manifestations dit « religieuses » tel que le port du voile. C’est-à-dire sur un même espace, les jeunes filles sont partagées en bonnes ou mauvaises, selon leur tenue vestimentaire. Cherchant à comprendre de quoi il s’agit, je suis tombée sur le livre Adolescentes voilées Du corps souillé au corps sacré de Merymen Sellami. Cette jeune docteur en sociologie, a mené une recherche sur les représentations sociales du corps féminin dans les sociétés arabo-musulmanes et européennes. Plusieurs thèmes ont accroché ma lecture puisqu’ils correspondent à ce que ces éducateurs de prévention peuvent également observer. Ces thèmes semblent indiquer une série en crescendo. Ils se déclinent ainsi :

Avoir la paix : pour certaines jeunes filles le voile apparaît comme une solution face à l’insupportable du regard masculin, en tant qu’il vient leur dire combien elles sont un objet de désir. Nous savons combien cette question est centrale pour toute adolescente et que, de la manière dont elle va pouvoir ou pas se la coltiner, la dialectiser, la phalliciser, dépendra aussi bien son entrée à l’âge adulte, que la constitution de son symptôme : l’hystérie, l’anorexie ou la boulimie pouvant être des modalités de réponse à la question « qu’est-ce qu’une femme ». L’hystérique en le dénonçant, l’anorexique en vidant et maîtrisant son corps, la boulimique en l’englobant, le cachant comme une tentative de le soustraire au désir de l’autre. Pour certaines donc le voile détermine un espace subjectif qui leur permet d’exister comme sujet désirant.

- La pureté du corps : toute adolescente découvre surprise, avec du dégoût parfois, son propre désir sexuel. Dans toute société, il y a des codes qui viennent organiser ce désir. Dans les sociétés patriarcales arabo-musulmanes, c’est la femme qui porte toute la responsabilité autant dans la gestion de son désir que dans celui de l’homme, d’où le mythe de la virginité. Ces jeunes filles n’ont qu’un destin possible : devenir mères. La féminité est refoulée. « La pudeur doit faire partie de la nature des femmes. Une femme qui perd sa pudeur a tout perdu, elle a perdu ce qu’elle a de plus sacré, et la pudeur d’une femme c’est quoi ? C’est le voile. » Amr Khaled, prédicateur.
Pour certaines d’entre elles, le voile est le recours nécessaire afin de retrouver une certaine dignité dans le regard des autres. Il prend une fonction de purification ; pourrait-on dire que le port du voile constitue dans ce cas-là une tentative d’appui Imaginaire dans une quête d’identité rafraîchie ?

- L’impureté qui porte les problèmes de la société : il me semble que ce point particulier vient marquer une bascule pour quelques-unes, bascule que je qualifierais de délirante : « purifiez-vous et vous purifierez toute la société avec vous […] si toutes les femmes se voilent, la société deviendra stable. Si la femme devenait droite, toute la société deviendrait droite aussi. Celui qui veut notre perte, celui qui veut nous souiller, souillerait d’abord nos femmes et ce sera facile après pour lui puisque toute la jeunesse toute la société sera détruit ». (Page 87). Pour les fondamentalistes, la nudité de la femme (entendons l’absence du voile), est à l’origine des désordres sociaux. Elle est responsable de son propre désir et de celui des hommes. Le corps féminin représente un danger qui nuirait à l’ordre et à la cohésion sociale. D’autre part, ce point vient marquer une double dichotomie : celle entre les femmes pures et les femmes impures, et celle entre l’orient et l’occident, de telle manière qu’elle s’inscrit sur un axe imaginaire, c’est l’un ou l’autre, c’est l’un contre l’autre dans la visé de l’instauration d’une vérité une ! Un 1 totalisant.
Ce sont ainsi deux manières de penser qui restent étrangères l’une à l’autre. Pas d’altérité qui tienne.

Le corps de la femme et Dieu : dans le raisonnement que suivent certaines de ces femmes, le port du voile constitue, à mon sens, un dernier point de virage. Le voile, pour les fondamentalistes, est un appel que Dieu lance à quelques privilégiées, au travers des rêves, ou des événements que la personne interprète comme des révélations. Elles seraient les « élues » et viennent appartenir à un autre monde, où c’est le Dieu même qui habite leur corps. Comme si l’altérité liée à une femme la mettait, sur le champ de la réalité à partir d’un trait imaginaire, dans un espace tout Autre, pour de vrai. Un espace où il y aurait un UN qui commanderait. À ce sujet, Ch. Melman, dans son séminaire Pour introduire la Psychanalyse aujourd’hui, nous dit, dans la leçon du 6 juin 2002 : « …dès lors que vous pensez qu’il y a dans le Réel quelque Un, qu’il soit supposé bienveillant ou malveillant, il reste que c’est un dispositif paranoïaque ».

La psychanalyse nous enseigne que le cœur de la vie psychique pour l’humain, c’est le sexuel ; le sexuel en tant que venant inscrire l’altérité radicale, c’est-à-dire la non « harmonisation » possible entre les deux sexes, le sexe féminin constituant un mystère structural : le continent noir comme l’a nommé Freud. Freud, reprenant Silberer, nous dira : « Le sexuel, c’est une faute par dissimulation ». Cette question de la dissimulation, il y a à l’entendre également comme indiquant le refoulement originaire, puisqu’après tout, du sexuel nous ne pouvons pas en parler sans un certain sentiment de faute, nous ne pouvons pas le présenter au regard du grand Autre. Cette dissimulation, c’est la condition pour que nous puissions parler ensemble, sans que ce soit tout de suite la guerre ou autre chose. Ce qui renvoit à ce qui se trouve sans cesse signifié, en un lieu qui, échappant à la prise, échappe du même coup à la représentation, un lieu effectivement de dissimulation, retranché de la réalité. Nous entendons ici un nouage RSI.
Rien à voir avec les discours les plus extrémistes, selon lequel il faut que la femme soit voilée pour garantir le bon fonctionnement de la société. Surgit cette question : est-ce que ce discours fondamentaliste, ne vient pas régler cette question, qui constitue un Réel, de telle manière que la dimension symbolique n’est pas prise en compte ; il n’y a pas de semblant, pas d’équivocité ; aurions-nous à faire à un nouage avec le Réel et l’Imaginaire, hors Symbolique ?
Mais nous pouvons nous demander qu’est-ce qui fait que ces manifestations émergent aujourd’hui plus fortement en France ? Au-delà des éléments historiques et sociologiques, qui ont toute leur importance, qu’est ce qu’il y aurait à décrypter dans ce qui se passe là actuellement au travers de ces choix posés par certains ?

Avant de poursuivre, je précise que fondamentalisme, aussi questionnant qu’il puisse être, n’est pas synonyme de radicalisation. Entre les deux, l’utilisation de la violence et la mise en cause de l’ordre occidental établi, démarquent une ligne de partage. Inutile de préciser que toute adolescente qui porte le voile ne s’engage pas dans ce processus. Pour autant ces principes semblent être utilisés comme une manière, même si ce n’est pas la seule, d’avoir une emprise mentale sur les adolescents, pour les conduire pas à pas, vers une rupture : rupture du lien avec ceux qui l’entourent et rupture par rapport à eux-mêmes, leurs parcours, leurs comportements.
Cette fascination des jeunes filles pour les djihadistes, l’État Islamique en a fait un outil de recrutement. Rappelons ici que le djihadisme : « se rapporte à l’ensemble des devoirs religieux des musulmans, qui ont pour but de s’améliorer à titre personnel et d’améliorer la société islamique. La lutte armée est une forme de djihad.
Par abus de langage, un djihadiste est un extrémiste musulman participant à la guerre sainte. »
Selon les derniers chiffres au ministère de l’intérieur, 867 adolescentes ont été signalées en France pour radicalisation. Le processus de radicalisation des filles est nettement plus rapide que celui des garçons. Elles sont souvent motivées par des considérations humanitaires et religieuses. Leur hijra (émigration) est parfois pilotée à distance par un homme plus âgé avec lequel elles entendent réaliser un rêve de femme précoce : fonder un foyer.

Que disent-elles quand elles sont interpellées au sujet de leur choix ?
« Je suis partie vers un pays saint où on sera ressuscité le jour de la résurrection. Je suis partie car moi mon bonheur c’est de faire de ma vie la religion et de ne pas avoir de contraintes. Car papa refuse le djilbeb et vous refusiez que j’arrête l’école. On ne va pas dans n’importe quel groupe. L’arme libre du Levant est pour moi le bon groupe. Pour moi, ce sont eux qui ont la vérité ».
Savent-elles quelque chose de la puissance phallique qui est éjectée de notre lien social dans nos pays européens, à tel point qu’elles sont prêtes à perdre leur vie ? Puisque l’enjeu du savoir d’une femme est le savoir sur le phallus et sa primauté, nous font-elles entendre qu’une existence sans la dimension phallique ne vaut pas la peine d’être vécue, comme nous le proposait J.P. Hiltenbrand lors de son dernier séminaire ? Autrement dit, en s’engageant sur cette voie de radicalisation, ne tentent-elles pas de faire émerger ce phallus, un phallus imaginaire qui se rencontre dans le Réel, à défaut de sa présence symbolique dans notre lien social actuel ?