Le 7 janvier 2015 la France a été frappée de plein fouet par un violent attentat qui est venu ouvrir une nouvelle page de l’histoire de l’intolérance et de la radicalisation, touchant le cœur même de la démocratie à la française : la liberté d’expression et la laïcité. Des jeunes extrémistes, au nom de leur allégeance à un groupe Islamiste radical, s’en sont pris aux membres du journal satirique Charlie Hebdo. Cet attentat s’est produit alors que l’Europe, et tout particulièrement la France, se trouve être, depuis quelques années le théâtre et l’objet d’attaques Islamistes, aux motifs de mœurs perçues comme dépravées : l’égalité homme-femmes, la libération du tabou autour du sexuel, la société de consommation, le principe de laïcité, tous interprétés comme l’expression de la mécréance.

Cet événement a eu un tel effet de secousse sur le lien social qui définit notre vivre ensemble, que des millions de personnes se sont retrouvées à manifester silencieuses et dignes dans les rues des villes du pays sous la bannière de « Je suis Charlie ». Le monde entier, au travers des réseaux sociaux et des nombreux chefs d’États présents lors de la marche républicaine du 11 janvier 2015, a manifesté son émotion et sa solidarité. Cette marche a permis de nous rappeler qu’être citoyen français ne renvoie pas à une ethnie ni a une religion. Être citoyen français renvoie aux lois de la république transmises depuis les siècles des Lumières par la langue. Qu’est ce que cet événement peut nous apprendre à la lumière de la question posée dans ce numéro : l’humour, le comique dans la clinique des liens sociaux ?
Charlie Hebdo, depuis sa création, voire même dans la période qui l’a précédée sous la forme de la revue Hara-Kiri (qui a fermé car objet de censure en 1970), se veut une revue satirique, à la française. Elle prétend, au travers des dessins et des caricatures, traiter et interroger les grandes questions qui traversent la société française, en politique, en religion, dans la culture, etc. L’esprit propre aux publications consiste à pouvoir rire de tout. Mais tout le long de son existence, trois thèmes principaux se sont dessinés : les militaires, l’extrême droite et l’intégrisme religieux, quelle que soit la religion.
Au cours de son histoire, ce journal a régulièrement fait l’objet de plaintes et a été frappé de plusieurs interdits de publication. Leurs cibles, particulièrement l’Église Catholique, se sont insurgées contre leur ton sarcastique. Elles ont utilisé les moyens prévus par la démocratie : la voie judiciaire. Elles ont toutes été entendues puis déboutées, au nom de la liberté d’expression, mise à part trois interdictions de publication prononcées directement par l’État. Les opposants ont donc joué le jeu démocratique, ils ont pris acte des décisions prononcées.
À l’origine de l’attentat, la publication faite par Charlie Hebdo, en février 2006, de douze caricatures de Mahomet réalisées par le dessinateur danois Jyllands-Posten et publiées quelque temps plus tôt dans son pays. Suite à quoi, l’Union des Organisations Islamiques de France, La Grande Mosquée de Paris et la Ligue Islamique Mondiale, ont engagé, comme auparavant d’autres groupes, une procédure judiciaire contre Charlie Hebdo pour injure. Procédure qui sera également déboutée en première instance au nom de la liberté d’expression, puisque l’injure n’est pas reconnue comme délit en France.
Mais qu’est-ce qui explique ce passage à l’acte sanglant ? Ce qui semble insupportable serait le fait de pouvoir rire du religieux, comme l’on rit d’autre chose. Comme si le rire n’avait pas droit de citer dans ce domaine. Il est certain, et chacun le constate facilement, que l’humour s’inscrit dans une langue et dans une culture particulière, que sa traduction et sa compréhension d’un lieu à un autre de notre terre varient aisément. Mais alors de quoi pouvons nous rire ? Autrement dit, quelle est la fonction du rire ?
Voilà une question par laquelle Freud a été interpellé dès le début de son travail, déjà présente dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient en 1905. Pour lui la fonction du rire est de produire un plaisir qui dérive d’une épargne affective. Le Moi du sujet face à la souffrance, ou a la réalité du monde extérieur, peut avoir recours à l’humour par le biais d’une activité intellectuelle ; c’est-à-dire qu’« en tant que moyen de défense contre la douleur, il prend place dans la grande série des méthodes que la vie psychique de l’homme a édifiée en vue de se soustraire à la contrainte de la douleur, série qui s’ouvre par la névrose et la folie et embrasse également l’ivresse, le repliement sur soi-même, l’extase(1) ». Les alcooliques sont des personnes pour qui souvent la fonction principale de l’ivresse est d’être comique, ils en rendent fréquemment témoignage ; ils sont ainsi très surpris lorsque, ayant fait le choix de l’abstinence, il leur revient par les autres semblables qu’ils sont restés tout aussi sympathiques et marrants.

Alors que toutes les personnes ne font pas appel à l’humour, qu’est-ce qui explique que l’on y ait recours ? Freud s’appuie sur son élaboration sur le Surmoi pour répondre à cette question. C’est-à-dire qu’il fait l’hypothèse selon laquelle recourir à l’humour, face à une situation ou à une personne, vient marquer une certaine supériorité à son égard : « C’est ainsi que l’humoriste acquiert sa supériorité : il adopte le rôle de l’adulte, il s’identifie jusqu’à un certain point au père et il rabaisse les autres à n’être que des enfants ». Plus loin : « Nous arrivons ainsi à une élucidation dynamique de l’attitude de l’humoriste : elle consisterait en ce que l’humoriste a retiré à son Moi l’accent psychique et l’a reporté à son Surmoi ». Et de conclure : « Voici le mécanisme génétique de l’esprit qu’il me fallut en effet reconnaître : une pensée préconsciente est pour un moment abandonnée à l’élaboration inconsciente ; l’esprit serait ainsi la contribution que l’inconscient apporte au comique. Semblablement, l’humour serait la contribution apportée au comique par l’intermédiaire du Surmoi(2) ». C’est dire que face à une élaboration inconsciente, qui donne suite à la rencontre avec une souffrance ou une douleur, le Surmoi répond par l’humour. À quoi joue l’humour, de quoi se joue-t-il ? Se joue-t-il, comme les lapsus, les actes manqués, de la chose en tant que son unité ne peut se présenter qu’en tant que voilée ? Si C. Melman ouvre son séminaire : Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui, avec cette « question préliminaire à toute introduction à la psychanalyse(3) » que sont les effets du symbolique », c’est pour souligner l’antinomie qu’il peut dès lors y avoir entre le champ de l’évidence, de la réalité et ce qu’il en est du statut de l’inconscient qui « par nature » échappe à cette réalité. Nous pouvons alors dire, à la suite des enseignements de Freud et Lacan, que le comique, que sollicite l’humour, fait partie des formations de l’inconscient qui rendent témoignage de la vivacité de la vie psychique, en tant qu’il permet, pendant un court instant, la levée du refoulement, sans que le refoulé se dévoile totalement, tout comme le rêve, le lapsus, l’acte manqué, etc.
Le 7 septembre dernier, sur les ondes de France Culture, Guillaume Erner a invité deux grands scientifiques, le physicien Étienne Klein et l’astrophysicien Jean Pierre Bibirg. Il les interrogeait sur le réel. Surgit alors cette question : qu’est-ce l’infini ? Après avoir marqué un temps de suspension, Jean Pierre Bibring répond : « Il est immense, mais il a un bout ». Des éclats de rire se font alors entendre autour de la table. Quel soulagement viennent-ils révéler ? Face à quel réel les participants ont-ils été mis avec cette question ? Si le réel est dans la réponse contenue dans « le bout », de quel bout s’agit-il ? Le bout de la vie, et donc la question de notre finitude, de la mort ? Est-ce ce bout dont parle cette historiette attribuée à Françoise Dolto. Ses petits enfants sont dans leur bain lorsqu’elle intervient auprès de sa petite-fille qui tire sur le zizi de son frère, qui hurle de douleur :
« Lâche-le » lui dit-elle, « quand tu seras grande si tu es sage, tu en auras un ».
« Et si je ne suis pas sage ? », répond la gamine.
« Eh bien, tu en auras plusieurs »…
Histoire qui souligne l’aspect énigmatique de ce bout, autant pour le petit garçon que pour la petite fille au moment où ils sont confrontés au Réel de la différence de sexes : lui pour ce qu’il ne sait pas comment être du fait de l’avoir et elle qui pour l’avoir, il va lui falloir l’être ?

Lacan nomme le Réel comme étant ce qui vient marquer un impossible, principalement, la mort et la différence de sexes. La psychanalyse nous enseigne que le cœur de la vie psychique pour l’humain, c’est le sexuel ; le sexuel en tant que venant inscrire l’altérité radicale, c’est-à-dire aussi bien ce qui déborde du concept que la non « harmonisation » possible entre les deux sexes, le sexe féminin constituant un mystère structural : le continent noir comme l’a nommé Freud. Celui-ci, reprenant Silberer, nous dira « Le sexuel, c’est une faute par dissimulation(4) ». Cette question de la dissimulation, il y a à l’entendre également comme indiquant le refoulement originaire ; puisqu’après tout, du sexuel si nous ne pouvons pas en parler sans un certain sentiment de faute, si nous ne pouvons pas le présenter au regard du grand Autre, cette dissimulation est aussi la condition pour que nous puissions parler ensemble, sans que ce soit tout de suite la guerre ou autre chose. Ce qui renvoie à ce qui se trouve sans cesse signifié, en un lieu qui, échappant à la prise, échappe du même coup à la représentation, un lieu effectivement de dissimulation, retranché de la réalité. Nous entendons ici un nouage R.S.I : Le Réel de ce qui tombe sous le coup du refoulement, qui échappe à la représentation ; le Symbolique de la parole garantie du fait de la dimension Autre à l’œuvre et l’Imaginaire propre au corps.
Rien à voir avec les discours les plus extrémistes, selon lequel il faut que la femme soit voilée pour garantir le bon fonctionnement de la société, par exemple. Comme si le corps de la femme se trouvait au cœur même de l’organisation sociale, soit qu’elle serait porteuse de cette erreur que recèle la langue, qui pourrait être corrigée par la maîtrise exercée sur le féminin. Ce qui est frappant avec la question du voile, ce qui humainement nous heurte, c’est justement qu’il est détourné de sa fonction de voilement, comme tentative de dévoiler l’unité de La Chose. Surgit cette question : le discours fondamentaliste, ne vient-il pas tenter de régler cette question que Lacan a nommé le non-rapport sexuel, qui constitue un Réel, la régler de telle manière que la dimension symbolique n’est pas prise en compte ? Il n’y a pas de semblant, pas d’équivocité, aurions-nous à faire à un nouage Réel et Imaginaire, dénoués du Symbolique ? Si c’est le cas, pourrions-nous dire alors que nous aurions à faire à un Symbolique qui cavale vérifiant que les signifiants auxquels il a à faire sont les bons et qu’ils sont bien mis en œuvre ? L’échec de cette tentative se manifestant dès lors par un glissement dans la barbarie.

Et l’humour dans cette affaire ? Cet « houmour », dont la première écriture attestée en 1725(5) signifiait, aussi bien amour qu’humour, ces deux termes, par l’effet du Symbolique, s’extirpant du même creuset de l’humeur, cette humidité du corps, qui lorsqu’elle est bonne nous pousse à la gaîté, comme au plaisir, alors qu’à se biler elle se fait inquiétude ou disposition à l’irritation. Cette affinité commune n’enlève rien à l’antipathie éventuelle de ces deux termes, et si entre mourir d’amour ou bien mourir de rire nous dit le chanteur : « La plus achalandée c’est difficile à dire »… Cher québécois, il semble que si l’on meurt d’amour, cela est plus rare de mourir d’humour, de mourir de rire, puisque celui-ci n’attire pas les passions, voire même, il les entame, les défaits pourquoi pas d’un éclat de rire, sauf à devenir leur cible, lorsque pour l’amour d’un Un il est assassiné.
Dans le séminaire L’Éthique J. Lacan interroge ce monde subjectif, humain, qui se définit, nous dit-il, en ceci : « que le signifiant est déjà intronisé au niveau inconscient, mêlant ses repères aux possibilités d’orientation que lui donne son fonctionnement d’organisme naturel d’être vivant(6) ». Introduction du Symbolique qui crée ce monde troué nous dit-il encore, qui présente ce caractère de méchanceté, ici utilisé dans son sens le plus strict de « mauvaise incidence », cet effet de chute, de diffraction qui spécifie cette aptitude propre à l’homme de façonner ce qui le gouverne en l’énonçant.
L’amour, comme humour, selon des modalités différentes, le premier tenté par la dimension de l’Un, le second sollicitant celle de l’Autre, sont-ils autres chose que des effets de cette mauvaise incidence, de cette chute qui nous fait passer du monde des choses au monde des mots ?
Comme l’argument de ce numéro nous le rappelle, l’un des commentaires que Lacan a fait au texte de Freud, est le fait que celui-ci ne disposait pas de deux catégories : le signifiant et la dimension Autre. Nous pouvons dire à sa suite, qu’autant l’un que l’autre renvoient à la question de la femme et par conséquent aux relations hommes-femmes puisque, comme il nous l’a enseigné, homme et femme sont des signifiants qui se définissent l’un par rapport à l’autre. Le signifiant, en tant qu’il est pure différence, qui amène Lacan à affirmer : « Il n’y a pas de rapport sexuel », pas de rapport quand à l’impossible de définir ce Réel. Nous savons également qu’au cours de son enseignement, plus d’une fois, parlant des femmes il a souligné combien elles étaient en position Autre face à l’homme. Position Autre en tant qu’incarnation de l’altérité pour lui. Ce point constitue un irréductible, auquel l’homme s’est confronté depuis qu’il est un être parlant, qu’il a établi des lois et définit des organisations sociales diverses afin de contenir cette question.
Mais peut-être qu’il y a à entendre là également comment Lacan subtilement va faire glisser le concept de Surmoi pour donner toute sa catégorisation à l’instance Autre, en tant que lieu, trésor des signifiants, lieu représentant de cette figure tierce qui régule notre rapport au semblable et l’extrait d’une ligne imaginaire mortifère tant elle conduit au « soit l’un soit l’autre ». Ce n’est pas tant qu’il y ait Un qui nous commande et nous indique le chemin à suivre, comme le Surmoi peut imposer ses lois au Moi et réguler son rapport au Ça et aux semblables. Pour Lacan, le grand Autre vient garantir une circulation entre les hommes sans que la guerre l’emporte, venant incarner nos lois, nos cultures, nos langues qui donnent toute sa dimension au Symbolique et nous mettent dans un pacte avec l’autre si différent, pour pouvoir trouver et respecter un vivre ensemble.
Pouvons-nous dire alors que cette dimension Autre est le lieu, trésor des signifiants, qui permet à l’humour de provoquer ce plaisir qui viendrait signer un certain soulagement face au Réel ? La liberté d’expression est le point qui garantit en dernier ressort, la démocratie. Pouvoir rire de soi-même et de l’autre, avoir une pensée réflexive sur nos actes, nous extrait de la barbarie et nous donne le pouvoir de nous défaire de nos propres peurs ; des peurs qui renvoient à l’insupportable de la différence et de notre finitude ; des peurs qui empêchent la pensée, la nôtre, et le respect de celle de l’autre.

Qu’est-ce qui nous fait rire, si ce n’est ce qui aussi bien, à d’autres moments nous irrite ? L’humour porte-t-il sur autre chose que les lapsus, soit : ce qui défait le caractère solennel de l’autorité, ce qui a trait au vœu sexuel, ce qui met sur la scène les pensées inconvenantes à l’égard du prochain, l’équivoque humoristique, interroge à quelque chose près la même articulation entre désir et loi morale que les lapsus ou les actes manqués. C’est sûrement à cause de cette dimension surmoïque que nous ne supportons pas toujours l’humour, que nous ne sommes pas toujours d’humeur à supporter le comique, des fois même il blesse comme s’il atteignait une blessure narcissique. Nous observons ceci fréquemment dans la clinique de l’adolescent, qui, de fait, est encore en proie à un Surmoi trop plein des figures parentales, dont il tente se prendre de la distance ; est-ce cette instance surmoïque que nous voyons se déployer de façon inédite dans notre lien social, qui pourtant chante la liberté ?
Pouvons-nous alors faire l’hypothèse que le discours de l’islamisme radical, comme l’écho inquiétant qu’il trouve au cœur même de ce qu’il condamne, s’organisant dans une articulation entre Réel et Imaginaire, dénoué du Symbolique, abolirait la dimension Autre en tant que lieu vide trésor des signifiants pour restaurer un lieu bien rempli ; un lieu où la réponse surmoïque ne serait pas du côté de l’humour comme nous l’a proposé Freud, mais du côté d’une commande follement mortifère, qui viendrait nier tout ce qui oserait se prononcer du côté d’un désir, quel qu’il soit. Lacan n’a cessé d’œuvrer pour que nous ne soyons pas euclidiens, pour que nous ne soyons pas binaires, ce qui constitue la pente « naturelle » de l’humain qui retombe sans cesse dans la barbarie du deux. Autrement dit, la culture c’est le trois. Fethi Benslama, dans son livre Les guerres de subjectivités en Islam, fait cette remarque : « Défendre la liberté de parole d’où qu’elle vienne, s’insurger contre la censure sous toutes ses formes, et a fortiori celle qui condamne à mort, est une exigence absolue qui ne souffre aucune exception. C’est un préalable sans lequel l’idée même de parole n’est pas concevable, et avec elle l’humain lui-même. Liberté et dignité sont ici indissociablement liées dans ce qui pourrait être considéré comme le principe qui devance et excède tout principe. Dans ces plus hautes œuvres de pensée en Occident comme en Orient a conféré à ce principe la valeur d’un fondement éthique inconditionnel, en ce sens que la parole appelle et nomme l’altérité, sans quoi il n’y a pas de reconnaissance de l’être et de la possibilité de la paix(7) ». Pour Lacan, le signifiant et la parole portent elles-mêmes cette altérité.

L’objection qui peut-être faite à cette hypothèse, c’est que cela voudrait dire que l’humour ne serait possible que dans certains liens sociaux. Freud conclut cette question avec cette affirmation : « Tous les hommes d’ailleurs ne sont pas également capables d’adopter l’attitude humoristique ; c’est là un don rare et précieux, et a beaucoup manqué jusqu’à la faculté de jouir du plaisir humoristique qu’on leur offre. Et finalement, quand le Surmoi s’efforce, par l’humour, à consoler le moi et à le préserver de la souffrance, il ne dément point par là son origine, sa dérivation de l’instance parentale.(8) ».

Nous pouvons insister sur l’aspect mortifère du passage à l’acte face à l’humour de la revue Charlie Hebdo, qui constitue le cœur de la question traitée ici. Ce qui ne nous empêche pas de faire un pas de plus. Puisque d’une langue à une autre les signifiants qui définissent les liens sociaux ne sont pas les mêmes, déjà parce que, comme nous le fait remarquer Charles Melman, la castration va s’inscrire dans une langue, à propos du bilinguisme, puisqu’une langue ne se réduit pas à être qu’un ensemble de syllabes, des mots, qu’elle est bien plus ; elle est le résultat de la culture, de l’histoire, elle véhicule son propre refoulement, sa castration propre, ses impossibles propres, elle véhicule lalalangue.
Nous pouvons donc bien concevoir que d’une langue à une autre, d’une culture à une autre, l’humour s’inscrive différemment, en fonction des possibles et par conséquent des impossibles. D’ailleurs, comme nous l’avons indiqué Charlie Hebdo a pris la suite de Hara-Kiri, qui avait fait l’objet d’une censure de la part de l’État. Ils avaient fait paraître, au moment de la mort du général De Gaule en novembre 1970, un numéro avec le titre « Bal tragique à Colombey - un mort ». Dix jours avant, un incendie dans une discothèque, dans les Alpes Françaises, avait fait 146 morts, tous des jeunes. Chaque culture, avec sa langue et le temps vécus, mettrait-elle en place des points aveugles ?

Prenons un autre exemple actuel : « Est-ce que tu as Instagram ? Non. Est-ce que tu as Facebook ? Non. Est-ce que tu as Twitter. Non ! Mais alors qu’est-ce tu as ? J’ai une vie… Tu me la donnes ! Tu me la donnes pour jouer à Candy Cruch » ! Cette blague, nous fait-elle rire ? Oui, non ? Son absurdité peut nous faire rire, de nous soulager de l’angoisse que peut suggérer l’extension du monde virtuel commandé par des algorithmes. Mais peut-être que le lecteur ne sait pas qui sont ces « minions » ? Ils sont ces héros d’un film d’animation de Pierre Cofin et de Kyle Balda, sorti sous ce titre en 2015. Ces organismes monocellulaires peuvent nous intéresser, puisqu’ils se sont toujours mis au service de maîtres mauvais, méchants. Désormais dépressifs d’être orphelins des maîtres antiques, nous dit le synopsis du film, ces organismes qui n’ont bien sûr rien à voir avec notre humanité, se mettent à la recherche d’un nouveau maître, qui signe des temps, sera une maîtresse, Scarlett Overkill…
Puisque nos médias en France reprennent inlassablement cette négation : notre société, n’attend plus d’homme providentiel, nous ne ferons ici aucun lien, à la veille d’élections majeures avec l’espoir que semble susciter non pas un homme, mais une femme et tant pis si elle est l’héritière d’une idéologie de peu d’humour. Cet espoir, ne s’inscrit pas dans n’importe quel contexte, il s’inscrit dans un moment de désillusion à l’égard de la démocratie, celle-là même qui est visée par le radicalisme. Désillusion d’une société dont nous pouvons nous demander si elle ne devient pas tranquillement sourcilleuse avec ce qui se prêterait ou ne se prêterait pas à l’atteinte de l’humour. Actuellement en France, par exemple, les blagues autour des femmes et des homosexuels semblent donner lieu à des scandales, à des plaintes, avec une augmentation des poursuites judiciaires contre les humoristes, alors qu’ici, sans rire, un humoriste italien se trouve à la tête d’un mouvement politique des plus importants de ce grand pays(9), et là une blague satirique s’impose sur la scène des relations internationales, comme tout récemment entre l’Allemagne et La Turquie(10). Les humoristes d’hier avaient-ils plus de tact, maniaient-ils mieux le bon goût. Pierre Desproges nous ferait-il encore rire ? Le bon goût, qui d’ailleurs est tout aussi énigmatique que le mauvais, n’a-t-il jamais fait rire personne ?
À cette question peut-on rire de tout, un humoriste répondait : « On ne peut rire que de tout », et notre ami Pierre Desproges d’y mettre un bémol : « oui, mais pas avec n’importe qui ». Quelque chose qui s’apparente au partage d’un même refoulement…

(1) Sigmund Freud. Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Ed Gallimard, Paris 1930, p. 403. 

(2) Sigmund Freud Ibid, p 404, 405 et 407.

(3) Charles Melman (2005) Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui, séminaire 2001-2002, Editions de l’ALI, p 14.

(4) Charles Melman. (2005), Pour introduire la psychanalyse aujourd’hui, Ed. A.L.I. Paris 2005, p. 281

(5) Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, (2006)

(6) Jacques Lacan (1999) L’Ethique de la psychanalyse, séminaire 1959-1960, leçon VI, du 23 décembre 1959, Editions de l’Association Freudienne Internationale, p 115.

(7) Fethi Benslama, La guerre des subjectivités en Islam, p. 133, édition Lignes, France 2015

(8) Sigmund Freud, Ibid, p. 408

(9) Beppe Grillo est le leader du mouvement politique 5 étoiles, dont l’ambition affichée est d’en finir avec la classe politique traditionnelle.

(10) Un poème satirique visant le président turc Recep Tayyip Erdogan a été lu en direct, le 31 mars 2016, par l’humoriste Jan Böhmermann sur la chaîne publique allemande ZDF, ce qui a entrainé une réaction officielle de la Turquie qui a demandé que des poursuites pénales soient engagées. Après une semaine de tractations, la chancelière Angela Merkel a annoncé le 15 avril que le gouvernement fédéral avait finalement donné son «autorisation» pour que le parquet engage une procédure contre Jan Böhmermann.