Le 3 décembre 1921, devant l’ultimatum du Premier ministre anglais, Lloyd George et la menace d’une guerre dans les trois jours, un Traité fut signé à Londres entre une délégation irlandaise et le gouvernement britannique.
Ce Traité a plusieurs significations. Ce n’est pas la peine de remonter jusqu’à 1541 quand Henry VIII a pris le titre de Roi d’Irlande ; en effet, l’Irlande faisait partie de la couronne anglaise depuis la conquête du pays au XIIe siècle. Mais, ce changement de titre a signifié une soumission totale aux lois de la couronne anglaise.
C’était il y a longtemps. Comme vous vous en doutez, je n’étais pas là à cette époque mais, et comme le dit James Joyce, « l’histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller » !
Mais ce Traité de 1921 me concerne directement ainsi que les personnes avec qui je travaille. Il concerne nous tous qui vivons en Irlande. Rappelons ce que dit Lacan : trois générations suffisent pour comprendre notre propre histoire.
Donc, pour être bref, la lutte a duré longtemps. Mais deux grandes guerres impliquant la Grande-Bretagne, la guerre des Boers à la fin du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale, ont profondément changé la politique irlandaise. La guerre des Boers a transformé une opinion irlandaise modérée en un mouvement d’anti-impérialisme et a ainsi produit une cause active contre le gouvernement. La Guerre de 14-18 en Europe a changé la politique irlandaise de façon radicale.


La radicalisation de la société et de la politique irlandaise a eu lieu pendant ces deux événements et largement à cause d’eux. Cette époque est appelée l’âge d’or de la renaissance culturelle irlandaise et il s’en est suivi un questionnement sur la littérature, le théâtre et la politique mais toujours avec la même interrogation, comment faire avec le Nebenmensch ? Ce que Freud appelle le voisin. Pour le catholique, c’était le protestant et pour le protestant, c’était le catholique. Un grand miroir, un endroit dans lequel le visage du semblable est rempli de haine et de dégoût, et où le Grand Autre est déjà un lieu dans lequel on ne peut pas avoir confiance. Un Grand Autre vacillant mais plein d’un pouvoir invincible. On peut se poser cette question : quand l’État de l’Irlande du Nord fut créé, est-ce que cet État est devenu un objet partiel dont ni le gouvernement anglais ni le gouvernement irlandais ne voulaient ? Bien sûr, cet État était le produit d’un procès législatif, mais le refus des membres républicains élus de prendre leur place à Westminster a signifié que les républicains n’avaient pas de vote par rapport à l’acte de gouvernement qui a établi l’Irlande du Nord en 1920. Malgré ce procès légal, la guerre continuait. Cette domination de l’histoire revient sans cesse pour nous comme une blessure, comme une honte encore aujourd’hui. C’est vraiment notre Réel, cela et la pauvreté.

Il n’y a que Freud qui peut répondre à cette question. Il dit dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1) : « En général nous avons tendance à accorder une trop grande valeur à la partie innée, de plus nous courons le risque de surestimer l’ensemble de l’aptitude à la civilisation dans son rapport à la vie pulsionnelle restée primitive, c’est-à-dire que nous sommes entraînés à juger les hommes « meilleurs » qu’ils ne sont en réalité. »
Et le Traité ? Le Traité a effectivement accordé la pleine indépendance à l’Irlande du Sud. Cela allait être le pays de l’Irish Free State (l’État irlandais libre) qui devait être économiquement et politiquement indépendant. Mais c’est le serment d'allégeance et la présence d’un Gouverneur général soumis au Roi d’Angleterre qui ont fait déborder le vase. Quel qu’a pu être le Traité, il n’a pas donné naissance à une République. Et donc la guerre continua entre ceux qui étaient pour le Traité et ceux qui étaient contre. Cette guerre civile n’a duré que onze mois de façon formelle, jusqu’en 1923, mais elle a jeté frère contre frère, ami contre ami. L’historien F.S.L. Lyons le décrit ainsi : « Tant de divisions et haines qui ont marqué la vie politique et sociale d’Irlande durant les deux décennies suivantes, et qui sont visibles encore aujourd’hui, prennent racine dans ces quelques mois de guerre interne. Elles sont encore profondément ressenties et pourtant si peu comprises dans leur signification intime ».(2)

C’est dans cette situation enflammée de guerre civile qu’intervient Jonathan Hanaghan, Anglais, protestant, et premier psychanalyste irlandais. Quelle ironie !
Hanaghan naquit à Birkenhead, Liverpool, d’un père irlandais et d’une mère écossaise. Personne ne peut se mettre d’accord sur le moment précis de son arrivée en Irlande, mais sa fille m’a dit qu’il est venu dans l’espoir d’établir un lien entre les camps opposés. D’autres pensent que derrière cette ferveur pour la paix, il y avait une femme. Peut-être qu’il en est toujours ainsi ! En tout cas, tout le monde est d’accord pour dire que Jonathan Hanaghan est arrivé à Dublin au début des années vingt.
Il décrit sa rencontre avec le travail de Freud de la manière suivante : un jour en regardant les vitrines des librairies au cours d’une promenade dans Birkenhead, il voit un livre d’occasion L’interprétation des rêves d’un auteur qui s’appelle Freud, et il s’est dit « C’est là la montagne que je dois gravir ».
Je ne voudrais pas être considérée comme l’Élisabeth Roudinesco de la psychanalyse irlandaise, et je vais donc passer sur toute une partie de l’histoire personnelle de Hanaghan qui n’a pas grand-chose à faire avec la psychanalyse. Disons simplement qu’il a ressenti le besoin de créer une communauté fraternelle pour accueillir les analysants de son association. Dans la préface de son livre intitulé La Société, L’Évolution et la Révélation paru en 1957, Hanaghan déclare que « dans [mon] travail de guérison par la psychanalyse, je prends de plus en plus conscience de l’insuffisance, dans certains cas, de la thérapie individuelle. Les gens ont besoin d’une communauté fraternelle au sein de laquelle ils puissent résider et de laquelle ils puissent tirer force et soutien ».(3)
Le résultat fut un acting-out majeur au sein du monde analytique irlandais. Et comme vous savez, un acting-out est un refus de se remémorer.
Hanaghan disait qu’avant de venir à Dublin, il avait écrit à Ernest Jones qui lui avait conseillé de faire une analyse à Londres. Il dit avoir suivi les conseils de Jones et avoir fait une analyse avec le docteur Douglas Bryan à Londres. À l’époque, Bryan était membre de l’I.P.A. Nous ne savons pas à quelle époque Hanaghan a fait son analyse, ni pendant combien de temps.
C’est en 1942 ou 1945, nous ne savons pas exactement, que Jonathan Hanaghan crée son association avec lui comme président, l’Association psychanalytique irlandaise, en anglais The Irish Psychoanalytical Association, en abrégé donc I.P.A., ce qui induit une confusion avec l’I.P.A., l’Internationale. Ce choix n’est pas une erreur, comme vous pouvez imaginer. L’association prit une position indépendante, Hanaghan disait ne pas ressentir le besoin de s’unir avec l’I.P.A.

Pourtant, dans le bulletin de l’I.P.A. (l’Internationale) de l’année 1949, Ernest Jones, à l’époque président de l’Institut, nomme une vingtaine de sociétés analytiques ayant fait leur demande pour rejoindre l’I.P.A. Le premier pays à se voir refuser l’adhésion fut la Grèce (signe d’un échec de la future Union européenne peut-être ? !). Ernest Jones continue, et je le cite : « Parmi une liste de pays européens qui ne seront sans doute pas acceptés à présent, deuxième sur la liste, est l’Irlande. Une société analytique irlandaise, fondée en 1945, semble accomplir un assez bon travail mais dans la mesure où aucun de ses membres n’a été analysé, encore moins formé, nous ne nous sommes pas sentis justifiés à la reconnaître. » Signé Anna Freud, Secrétaire de l’I.P.A.
Après la mort de Hanaghan, ses disciples ont publié des lectures qu’il a données pendant des années. Elles sont au nombre de quatre :
-       Society Evolution and Révélation : an original insight into man’s place in creation (La Société, L’Évolution et la Révélation : un aperçu originel dans la place de l’homme dans la création)(4)
-       Freud and Jésus(5)
-       Forging Passion in to Power (En forgeant de la passion en puissance)(6)
-       Christian Leadership (Le Chef Chrétien)(7)

Dans ce dernier, Hanaghan parle de ce qu’il appelle le « désespoir de l’homme », ce qui l’amène à remettre en cause ce qu’il appelle « le commandement moderne ». Ce n’est pas à la société qu’il fait allusion mais à « Jésus de Nazareth » et à « Freud de Vienne ». Lorsqu’il fait des liens entre les deux, Hanaghan n’est pas innocent et il anticipe la critique quand il dit : « Je suis très conscient de l’hérésie que constitue l’association de ces noms mais je peux assurer les disciples sincères de Jésus et de Freud qu’une étude sans parti pris va révéler entre eux des liens durables qui ont été portés par la vérité »(8). Lorsque Hanaghan commence à écrire sur Freud, on voit que c’est un Freud sélectif. Il déclare : « Freud, ignorant de Jésus et manquant d’intuition religieuse, a cependant confirmé de façon psychologique que la découverte intérieure pulsionnelle mène à l’auto-guérison et à la maîtrise de soi ».(9)
Hanaghan ne croit pas au terme freudien de la castration et déclare que « la castration est une fausse solution du complexe d’Œdipe »(10). Pour Hanaghan, « le point de vue évolutionnaire va placer cette castration dans la propre perspective et cela va nous donner un éclaircissement sur notre dégoût raffiné, rejetant »(11). Donc, pour Hanaghan la castration, comme il dit, a quelque chose de dégoûtant. On voit bien que Hanaghan méconnaît la castration car il la situe au niveau du Réel. Au contraire, comme vous le savez, la castration implique une jouissance refusée et si l’on n’accepte pas la castration on n’accède pas au désir. Sa certitude quant au but de la psychanalyse est frappante : c’est la maîtrise de soi acquise par le biais d’une formation qui « permet à l’homme de courageusement faire face à ses peurs au moyen d’un voyage intérieur sincère », par ce qu’il appelle « Une exploration de soi sincère »(12). Pour faire ce voyage introspectif, il n’y a qu’un seul guide valable pour Hanaghan « L’homme n’a qu’un seul guide authentique dans son voyage intérieur, Jésus de Nazareth »(13).
Il semble que Hanaghan soit ici en proie à la confusion car sa théorie est basée sur une conception erronée du transfert. Il dit par rapport au transfert que « La solution (du transfert) doit se trouver en laissant le conflit faire rage en vous, et en vous liant à cette personne vous devenez son idéal du moi ». Il poursuit : « L’analysant veut devenir comme vous, il vous examine et s’élève vers vous et de ce fait vous lui renvoyez son véritable moi idéal intérieur »(14).
Cette idée d’identification au moi de l’analyste est très proche de celle de Margaret Little qui, dans son article La réponse totale de l’analyste aux besoins de son patient, soutient que c’est l’élément véritable, vivant et positif de ses propres sentiments personnels qui a aidé à faire progresser l’analyse(15).
Pour Little, la responsabilité de l’analyste est d’une importance primordiale car « la stabilité en analyse en général dépend de la capacité ultime du patient à prendre ses propres responsabilités, dépend du fait qu’il ait ou non une personne responsable à qui s’identifier »(16).
Lacan, dans son séminaire sur l’Angoisse, affirme que cette analyste « brûle d’authenticité », mais que ses interprétations sont équivalentes à une confession de ses sentiments personnels. Cette identification au moi de l’analyste, qui est la pierre angulaire de l’ego psychologie, a de nombreux pièges, et Lacan le critique plusieurs fois, mais spécialement dans La Direction de la cure où il dit : « Il semblerait que la psychanalyse, pour seulement aider le sujet, devrait être sauve de cette pathologie, laquelle ne s’insère, on le voit, sur rien de moins que sur une loi de fer »(17). Peut-être dans les deux cas ont-ils essayé de se sauver de leur propre angoisse ?
Il est intéressant de comparer cette notion de maîtrise de soi avec celle de Freud qui est la découverte de l’inconscient qui échappe à soi.

En parlant du désir de se sauver, peut-on dire que Hanaghan a trouvé sa certitude dans un sauveur qu’il a forgé à sa façon tandis que Freud a trouvé sa certitude dans la parole de l’analysant, une parole qui porte sa propre vérité ? Dans ce sens, pour Freud, la parole circule autour du refoulé alors que pour Hanaghan la parole est forclose, par sa prêcherie. Dès l’arrivée de Hanaghan à Dublin, il fréquente le milieu anglo-irlandais. Parti de chez lui, il n’est pas devenu plus gaélique que les Irlandais, au contraire, il est devenu plus anglais que les Anglais. Il est resté dans son enclave à Monkstown pour se sentir chez lui avec d’autres exclus et qui, à leur tour, excluaient les autres. Drôle de situation, n’est-ce pas ? La question qui se pose : Où sommes-nous quand nous sommes tous exclus ?
Mais pour celle qui est de l’autre côté de la Mur (l’amour), on entend que pour Hanaghan c’était une autre façon de rendre les Wild irrépressible Irish plus cultivés. Donc, une autre façon, plus sophistiquée, de continuer l’ancien régime. Comme l’IRA, avant le Traité de paix en 1998, disait avoir une arme dans une main et un bulletin de vote dans l’autre, Hanaghan avait la Bible dans une main et Freud dans l’autre. Freud et Jésus.
En 1993, cette Association a maintenu dans un court article sur la psychanalyse irlandaise qu’« Au cours des cinquante années de son existence, l’association a contribué largement à la société irlandaise. En plus des quelques milliers d’individus qui ont suivi une analyse, notamment des docteurs et des ecclésiastiques de toute dénomination, l’association a prêté une voix forte et un soutien à ceux qui encouragent la douceur et la chaleur en matière d’éducation. »
Au début des années quatre-vingt, une immense transformation prit place au sein du monde psychanalytique irlandais. Ce changement est sans doute dû au retour de Cormac Gallagher de Paris. Si Hanaghan était plein de ferveur pour la religion et plein d’enthousiasme pour changer les Irlandais en glorieux chrétiens à sa façon, Cormac Gallagher était plein de ferveur pour transmettre le travail de Freud et de Lacan aux Irlandais. Ça semblerait être comme ça, en tout cas. Psychologue et jésuite à l’époque, il commence à travailler à Dublin au milieu des années soixante-dix.
Quelle Irlande a retrouvé Cormac Gallagher à son retour ?
Pour vous éclairer, je voudrais faire un petit pas en arrière.

Dans une conférence de presse à Ottawa, en 1948, John Costello, chef du parti Fine Gaël (parti de ceux qui étaient pour le fameux Traité), dans un coup de poker extraordinaire, a annoncé que le gouvernement irlandais était sur le point d’annoncer la création d’une République. On n’est pas sûr que le propre parti de Costello ait été au courant de sa démarche.
C’est par ce stratagème que l’Irlande fut déclarée une République en 1949. Le fameux serment d’allégeance avait été aboli en 1932.
Westminster a répondu à cet acte en déclarant que « Jamais l’Irlande du Nord, ni aucune partie de son territoire, ne cessera de faire partie du Royaume-Uni sans le consentement du parlement de l’Irlande du Nord. » On voit que cette déclaration d’une République a eu l’effet de consolider la partition et, comme tout le monde le sait, ça n’a pas mis fin à la lutte armée dans la politique irlandaise mais, au contraire, l’a concentrée largement en un seul endroit. Ainsi, comme nous le disons : It did not take the gun out of Irish politics.
Il reste des blessures psychologiques profondes dans notre République. Comme le faisait remarquer un de nos leaders politiciens : « Nous, les Irlandais, nous avons une profonde habileté à avoir pitié de nous-mêmes. »
Comme Freud l’explique : « Leur névrose se rattache à un événement ou à une souffrance qui les avaient atteints dans leur première enfance, desquels ils se savaient innocents et qu’ils pouvaient considérer comme un préjudice injuste porté à leur personne »(18).
C’est une question que je vous pose. Est-ce que l’on demeure un enfant dans une société postcoloniale où le peuple a du mal à accomplir ce que Freud décrit comme la transition « du principe de plaisir au principe de réalité » ?
Lorsque Dean Swift crée l’hôpital psychiatrique de Saint Patrick en 1746, il écrit :
“He gave the little wealth he had”
“to build a house for fools and mad”
“and showed by one satiric touch”
“No nation wanted it so much”

Dans les années soixante-70, un étrange bouleversement a commencé à avoir lieu dans la société irlandaise. En 1976, l’historien Roy Foster a écrit : « Les mythes des Irlandais ne sont pas utilisés d’une manière créative définie par Lévi-Strauss comme évoquant un passé supprimé et l’appliquant comme carte sur le présent, pour découvrir comment les aspects structuraux et historiques de la réalité de l’homme coïncident. Leur fonction (en Irlande) est plutôt un refuge dans lequel on peut éviter l’analyse »(19).
Nous les Irlandais ne sommes pas tellement réfléchis, tellement analytiques.
Nous préférons, au contraire, une image qui est réceptive. « Le miroir fêlé d’une servante », comme le dit Stephen dans Ulysse.
Avec ce miroir décevant il y a un terme qu’on peut ajouter ici, le terme de begrudgery, c’est-à-dire de mauvaise grâce et de rancune, terme central pour comprendre la situation psychanalytique d’aujourd’hui. Il signifie non seulement que l’on a de la rancune envers son voisin, mais qu’on aimerait le voir à terre.
Le thème de L’Église catholique est toujours en arrière-plan chez nous.
La situation en Irlande du Nord est devenue très violente vers la fin des années soixante, et même jusqu’à nos jours. L’ensemble de l’opinion publique, tout en manifestant un intérêt de pure forme à l’idée d’une Irlande unie, a continué comme avant, tant que rien ne pouvait être fait. À partir de cette époque, la préoccupation essentielle semblait être d’empêcher que les troubles ne se propagent au Sud, tout en voulant protéger les catholiques du Nord des pogroms protestants.
La question de notre langue relève d’une longue histoire de drames et de vexations. Je vais essayer à la fin de mon exposé de traiter quelques nuances de ce que signifie pour nous la perte du gaélique. Pour l’instant, disons les choses comme ceci : en Irlande nous avons fait quelque chose qui n’a jamais été fait, ce que Joseph Lee, un historien respecté, décrit ainsi : « Ensemble [nous avons] abandonné notre propre langue in situ en faveur de la langue du conquérant, au moment même où un sentiment d’éloignement politique de ce conquérant est en train d’émerger, et au moment même où le langage est sur le point de devenir à la fois le symbole et l’arme dans un conflit en train de prendre une nouvelle intensité »(20).
Cette perte de notre langue implique ce que Charles Melman décrit comme la langue maternelle qui est la langue dans la laquelle la mère est interdite.
Quand Cormac Gallagher a commencé à travailler à Dublin au début des années quatre-vingt, il était sans doute conscient des difficultés qui l’attendaient. La question du langage était la plus difficile. Dans un de ses premiers écrits en tant qu’analyste, lors d’une réunion du premier congrès de la Fondation Européenne de la Psychanalyse, en 1992, Gallagher écrit : « Si un siècle de renaissance irlandaise n’a pas pu convaincre le peuple irlandais de l’idée que perdre sa langue revient à perdre son âme, c’est peut-être parce que l’âme a perdu son intérêt en tant qu’élément qu’il faut à tout prix sauver. Ce qui peut montrer le rôle essentiel de la langue dans les suppositions de la subjectivité de ce peuple et montrer que leur désir pourrait produire un effet différent »(21).
On peut se demander si, à partir de la langue interdite, l’inconscient ne devient pas le refuge de tout un territoire interdit ?

En 1984, Cormac Gallagher fonda l’École de la Psychothérapie à l’hôpital St Vincent, à Dublin. À l’époque, cette École n’était pas rattachée à l’University College Dublin, par conséquent il était obligé de faire reconnaître son école par la faculté de médecine. Le résultat a été que, pendant les premières années, seuls les médecins et les psychiatres recevaient un diplôme de maîtrise. Les non-médecins, qui avaient suivi le même cursus pour étudier Freud et Lacan, n’ont reçu qu’un diplôme de psychothérapie.
Mais petit à petit, les facultés de psychologie et de sciences sociales s’y sont pointées. En 2002, l’hôpital St Vincent s’est rattaché à l’Université et, depuis, délivre un diplôme de maîtrise à toute personne qui s’inscrit (suivent le cursus médecins et non-médecins). Il est peut-être facile de dire aujourd’hui que, avec cette École de Psychothérapie (même si le mot psychanalytique est là), Cormac Gallagher a fait une erreur. On peut se demander pourquoi il en a ressenti le besoin. De plus, d’une certaine façon, cela traduisait une inégalité, parce que ce n’était que la classe professionnelle qui obtenait une maîtrise. En fait, la plupart d’entre eux l’ont utilisée pour progresser dans leur profession. C’est intéressant de noter que nous avons éduqué des gens dans la théorie de Freud et Lacan. Je dois admettre moi-même que longtemps j’ai fait partie de cette bande d’éducateurs. Et le résultat : on utilise des études sur Freud et Lacan pour « avancer » dans la vie.

Peut-être, avec sa connaissance de la culture et de la vie sociale irlandaise, Cormac Gallagher a essayé de mettre en forme quelque chose qui pouvait influencer le monde psychiatrique, la médecine et le monde de ceux qui travaillent à l’hôpital afin de les rendre plus humains. Il n’y a aucun doute que l’hôpital, surtout l’hôpital psychiatrique, n’était pas très humain à l’époque.
Peut-être Cormac Gallagher était conscient de l’échec de l’Église et de l’État à permettre aux Irlandais d’avoir un peu plus de liberté d’esprit et, peut-être, est-ce à cause de cela qu’il a créé cette École. Je n’en sais rien.
1993 fut une année importante pour toute cette histoire. Cette année-là, l’Association pour la Psychanalyse et la Psychothérapie en Irlande fut fondée par Cormac Gallagher et quelques autres, y compris moi-même. Voyez c’est toujours avec le second P. ce qui donne A.P.P.I. en Anglais.
Jusqu’en 1998, cette Association a eu une structure assez souple et quiconque s’intéressait à la théorie de la psychanalyse pouvait en faire partie. Chaque année, nous avons organisé une grande conférence mais, typiquement irlandais, la fête qui avait lieu après était aussi importante que la conférence elle-même. Nous avons invité plusieurs fois Charles Melman, Guy le Gaufey, Claude Landman, parmi d’autres à ces conférences.
Cette année-là en 1998, l’Association pour la Psychanalyse et pour la Psychothérapie (A.P.P.I.) fut incorporée comme compagnie légale avec une assurance et un code d’éthique. Il faut toujours être assuré contre le désir, et si on ne l’est pas, on est incorporé !
Vers la fin de 2007, il y a eu une rupture (quel joli mot !) avec A.P.P.I, et Cormac Gallagher et quelques-uns d’entre nous ont formé la même année le I.S.L.P. (L’École Irlandaise pour la Psychanalyse Lacanienne). Finalement, sans l’autre P.,
l’I.S.L.P. est une école qui est basée sur l’acte fondateur de 1964 de Lacan. Comme vous le savez, dans cet acte Lacan déclare :
« Ce titre dans mon intention représente l’organisme où doit s’accomplir un travail qui, dans le champ que Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité, qui ramène la praxis originale — qu’il a intitulée sous le nom de psychanalyse — dans le devoir qui lui revient en notre monde, qui par une critique assidue y dénonce les déviations et les compromissions qui amortissent son progrès en dégradent son emploi »(22).
Je me demande quelquefois si nous sommes en train de faire ce qui est clair dans cet acte ?
À part quelques-uns d’entre nous, on ne lit pas Freud du tout. On lit le travail plus « avancé » de Lacan et Fierens. En tout cas, je peux dire que le travail de Freud est dégradé en Irlande. Cette École se dit être circulatoire sans un leader (mais tout le monde reconnaît Cormac Gallagher comme le leader !) Elle est composée de différents cartels. Cette École est constituée d’une vingtaine de personnes qui se rencontrent deux fois par an. La plupart des cartels se préoccupent des séminaires de Lacan. Pour ma part, je participe toujours à un cartel qui lit Freud. Nous ne sommes pas liés à un autre groupe lacanien. Formellement, j’ai essayé plusieurs fois de créer des liens plus FORTS avec Melman mais hélas sans succès.

Nous publions un Journal intitulé The Letter, trois fois par an. Le journal date de 1994. Comme vous pouvez le savoir, Cormac Gallagher a traduit tous les séminaires de Lacan (sauf ceux que s’est appropriés J.-A. Miller).
En somme, de nos jours, il y a une grande “industrie” chez nous, et ce n’est pas seulement James Joyce et la Guinness.
On peut souligner trois grands fils conducteurs :

Après avoir retracé ce parcours sur la situation psychanalytique en Irlande, il est évident, et je dois le dire avec regret, que c’est la psychothérapie qui gagne dans cette guerre qui n’était pas et qui n’est pas du tout civile. On peut s’étonner de la haine, des sentiments paranoïaques et de la facilité avec laquelle on peut rejoindre un groupe ou l’autre. Peut-être n’est-ce pas la peine de s’étonner. Après tout, Freud nous rappelle qu’« En réalité ils ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions, parce qu’ils ne s’étaient absolument pas élevés aussi haut que nous l’avions pensé ».

À cet égard, on peut se demander pourquoi la psychothérapie a une telle réussite chez nous. On a pu voir émerger dans les années quatre-vingt-dix (au moment même où A.P.P.I. fut incorporée comme compagnie légale) des carriéristes qui avaient de l’argent mais pas d’autres moyens de rejoindre le niveau de la classe professionnelle (comme Ivan Illich, dans son livre remarquable The Disabling Professions, La médecine et la loi, le remarque) sauf à faire des études de psychothérapie. Subitement, ils ont le statut et le prestige qu’ils avaient imaginés et demandés. Comme Lacan le souligne dans la Chose freudienne : « II est certes plus facile d’effacer les principes d’une doctrine que les stigmates d’une provenance, plus profitable d’asservir sa fonction à la demande »(24).
Cette demande est de plus en plus encouragée, par le capitalisme entre autres. Il y a aussi une raison plus profonde quant au succès de la psychothérapie. Encore une fois, c’est Charles Melman qui attire notre attention là-dessus. Dans un pays comme le nôtre, où les passions nationalistes sont fortes, il y a un surmoi énergique et, dans de tels cas, « l’objectif des psychothérapies, c’est précisément de le soulager du poids de cette instance du surmoi, voire de se réconcilier avec elle, de s’y identifier »(25).
Comme si toute la communauté était frappée par une censure, on reste avec une dette qui est, même de nos jours, une dette réelle au lieu d’être symbolique. En plus, nous ne savons pas quelle est la dette propre à payer. Il y a toute une série de choses irrésolues — par exemple, dans la Proclamation de 1916, les révolutionnaires ont déclaré qu’« il faut chérir tous les enfants du pays également ». Impossible ! Nous avons de telles injonctions surmoïques qu’on ne sait pas par où commencer.
Je n’ai jamais entendu, par exemple, un argument ou une différence d’opinion sur la pensée de Freud ou de Lacan lors d’une réunion. C’était et c’est toujours au niveau de la personnalité qu’on décide à quel groupe on va être rattaché. Je sais que Freud dit que c’est toujours les sentiments, les affects qui déterminent notre vie intellectuelle mais, dans ce cas, il me semble qu’il y a quelque chose d’Autre qui est en cause. Et ceci avec un grand A. C’est une question pour nous — où est ce lieu de l’Autre ? Et j’ai découvert dans le travail de Charles Melman encore quelque chose qui me parle directement. Il nous explique dans son Séminaire Les paranoïas que dans ce qui devrait être le lieu de l’Autre, il arrive ce qu’il appelle « La présentification d’une instance phallique étrangère et hostile et donc qui ne doit pas être là »(26).

C’est une question que je vous pose. Est-ce à cause de notre histoire que ce lieu Autre nous échappe — que le pacte symbolique n’a pas pu avoir lieu ? Si le lieu de l’Autre est toujours Autre mère (Outre mère), est-ce que ce qui vient avec cette instance phallique est un miroir décevant, avec tous nos petits autres semblables, et un manque de la marque de celui qui échappe à cette instance — autrement dit, la fonction du père ?
Mais il me semble que cette fonction du père n’a pas pu être comprise sans la question du langage.
Donc, je vais revenir à l’histoire de la perte de la langue dans mon pays. En effet, depuis la conquête du pays au XIIe siècle, le Gaélique était prohibé, même dans les monastères, par les Statuts de Kilkenny en 1366, qui ont prohibé la langue et les coutumes irlandaises. Selon Edward Curtis dans son livre L’Histoire de L’Irlande Médiévale, « La conséquence de prouver qu’on était de nationalité irlandaise était le déni non seulement du droit civil mais aussi le déni de l’égalité avec le voisin colonial. »(27)
Notre ancien ami le Roi Henri VIII, dans une lettre de 1536 aux Citoyens de Galway, dans l’ouest de I’Irlande, écrivit : « Que chaque personne dans cette ville fasse l’effort de parler anglais et de faire des choses à la façon anglaise et que vous tous alliez a l’école pour étudier comment parler anglais. » Au début de XVIIIe siècle, une transition du Gaélique à l’Anglais a vraiment commencé, et au XIXe siècle seulement une minorité d’Irlandais parlait le Gaélique. C’est toujours ainsi aujourd’hui.
Depuis ce temps-là, il y a deux mots en Gaélique qui peuvent nous aider à comprendre le rapport des Irlandais à leur langage. Ce sont les mots Náire et drochmheas. Náire veut dire de la honte et drochmheas veut dire manque de respect, pour quelqu’un ou quelque chose.
C’est intéressant de noter qu’on peut appliquer ces mots au centre de la vie culturelle irlandaise, surtout à la situation de L’Irlande du Nord et à la pauvreté. La question qui se pose : est-ce qu’on peut appliquer ces deux mots à la situation de la psychanalyse ?

Par rapport à ce lieu de l’Autre, qui est traduit en Anglais par le Big Other, ça n’a aucun sens. J’ai essayé pour cette lecture de rendre ce lieu de l’Autre en Gaélique. J’ai commencé avec la langue et j’ai trouvé que la langue maternelle en Gaélique veut dire ni la « langue de ma mère » comme telle, mais Teanga mo Thíre – la « langue de mon pays ». Et, si ma langue maternelle équivaut à mon pays, on peut comprendre que nous n’ayons ni langue maternelle ni pays.
On ne s’étonne donc pas que l’altérité (Otherness) comme telle soit forgée du mot uadh. C’est-à-dire ce qui est à la fois étrange — pas familier — et que le nom aduantas (noun) signifie un sentiment de peur d’être seul dans un endroit non connu. Donc, si on parle du lieu de l’Autre en Gaélique on dit an Áit Aduain avec toutes les significations que cela implique.
Je suis très sensible au fait que ces deux grands personnages de l’histoire psychanalytique irlandaise ont apporté avec eux la question de la religion. C’est une question importante bien sûr, mais avant cette question, on est hanté par une question dans le Réel : d’où parlons-nous (en Irlande) ? Et au-delà de tout cela, deux mots en Gaélique continuent à me hanter : náire et drochmheas. Comment pourrons-nous sortir de cet enfer ?

1) Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, page 19.

2) Ireland since the famine 1971.

3) Society Evolution and Revelation. The Runa Press 1957, Préface.

4) Society Evolution and Revelation. The Runa Press 1957, Préface.

5) Première édition 1966. Seconde édition 1979.

6) 1981

7) A Psychoanalytical  Study, Monkstown, Dublin, The Runa Press, 1965

8) Christian leadership, p. 3.

9) Idem, p. 128.

10) Freud and Jesus, p. 101.

11) Idem.

12) Freud and Jesus, p. 107.

13) Ibid, p. 108.

14) Conférence donnée le 2 septembre 1962, Le Psychanalyste en tant que Guérisseur, Inédit, 1962, p. 10.

15) In The International Journal of Psychoanalysis, Vol. 38, 1958 p.p. 240-254.

16) Ibid, p. 242.

17) Écrits, Seuil, p. 614.

18) Dans quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse, Essais de Psychanalyse appliquée, Gallimard, p. 108.

19) R. Foster, Times Literary Supplement, 4 June 1976.

20) Lee p.669.

21) The Letter, Summer 1994, p.16.

22) Lacan L’Acte de Fondation, 21 Juin 1964, p. 1.

23) Op.cit., p. 21.

24) Écrits, p. 402.

25) Les paranoïas, p. 90.

26) Ibid, p. 80.