Cette question du refoulement me met dans la perplexité et dans l'embarras… Je vais donc pour l'aborder passer par quelques détours, détours d'ailleurs contraints par la question elle-même qui ne peut être abordée de front.

Retranscription de l'intervention à la réunion de préparation du colloque sur le refoulement prévu à Chambéry en septembre 2008.
(Avertissement : ce texte n'est pas rédigé. Il a été établi à partir des quelques notes que j'avais prises pour  la réunion de préparation de septembre à Grenoble. Il peut donc tout au plus servir de base à un travail. Claire Pouget)

Cette question du refoulement me met dans la perplexité et dans l'embarras… Je vais donc pour l'aborder passer par quelques détours, détours d'ailleurs contraints par la question elle-même qui ne peut être abordée de front.  

- Premier détour : je n'ai pas pu venir à la réunion de juin. Si je vous dis maintenant que j'ai pu à cette occasion beaucoup apprendre, et en particulier apprendre à cœur combien la question de notre désir, tout comme celle de nos jouissances, c'est la question de ce qui noue par le détour du langage notre corps à la mort… Vous allez avoir le sentiment que nous sommes à la limite de l'obscénité.

 Obcoenus signifie : de mauvais augure.

 Réactions : « Elle dit de ces choses… » ; « mais qu'est-ce qui lui prend ? » ; « Elle déconne ». « Ce n'est pas le sujet. » ; « Oui, mais passons… »

 Quel est l'indice d'un point de refoulement ? C'est sans doute que le propos tenu déclenche chez celui qui le reçoit des réactions que l'on peut apparenter à la résistance.

Et la résistance, à qui appartient-elle ?

Nous pouvons le constater tous les jours : il y a bien du refoulement, et ce refoulement porte sur de l'irreprésentable. Ce refoulement est irréductible : il n'y a pas d'harmonie.

Il y en a donc bien encore, du refoulement.

Et nous ajoutons que le refoulement, clé de voûte de la psychanalyse, porte électivement sur le sexuel. Donc, qu'est-ce que le sexuel ?

- Deuxième détour, entrée en matière cette fois par trois exemplifications simples :

1. Agnès Sorel, la « dame de beauté », a bien deux seins. Sur son portrait, lequel des deux nous intéresse-t-il ? Est-ce celui qui est exposé, ou celui qui ne l'est pas ? Si c'est celui qui est montré, n'est-il pas intéressant justement parce que celui qui est à côté ne l'est pas ?

2. Il y a eu des époques où la mode vestimentaire était à la grande dénudation ; d'autres, où il y avait une très grande liberté de ton dans les échanges (pensons à la Régence) ; liberté de ton et liberté de mœurs. Que peut-on en conclure quant au refoulement ?

3. Rappelons-nous la scène du roman Le Rouge et le Noir dans laquelle Julien Sorel et Madame de Rênal s'attrapent la main sous la table. C'est un passage très croustillant, d'une forte charge érotique. Qu'est-ce qui lui donne cette puissance ? Nous pouvons émettre les hypothèses suivantes :

- cela se passe sous la table

- le passage est préparé : il a fallu du temps

- il y a une transgression : cela ne devrait pas se passer : la scène s'inscrit sur un « non » initial, et un franchissement : cela a bien lieu.

Parions qu'à la condition de consentir au délai nécessaire, ce passage garde toute sa force. Comme pour la poésie amoureuse, la sensibilité, celle des jeunes en particulier, reste intacte de nos jours, où tout pourtant semble permis.

Donc : que pouvons-nous tenir sur le refoulement avec les outils dont nous disposons ?

Qu'il me soit permis de rappeler ici quelques « fondamentaux ».

Je paraphrase Charles Melman [1] : du fait de notre prise dans le langage,

- Il y a du Réel. Ce lieu va être investi par ce que Freud appelle le représentant de la représentation, et que Melman avec Lacan nomme l'instance imaginaire phallique. C'est une opération de refoulement, c'est-à-dire de mise à l'écart, de mise hors-jeu (de la représentation).[2]

Je reformule ceci : il y a de l'impossible, et ce du fait des lois du langage. Cet impossible est un impossible à dire…. Et donc à saisir directement. Si d'ailleurs cet impossible à dire ne se traduit pas par un impossible à faire, ce sont les lois du langage qui sont violées (du fait de la dimension performative du langage).

Poursuivons en citant encore Charles Melman : Le refoulement symbolique associe au refoulement l'idée d'un pacte : avec cette conduite d'égard qui est la mienne, je vais être assuré d'être aimé par l'Autre et d'avoir droit à l'exercice sexuel.

Ce pacte, Melman l'appelle ailleurs le pacte propre à l'ordre symbolique — ce que je traduis par les lois de la parole. Ce que Charles Melman nous dit dans son séminaire sur la névrose obsessionnelle[3], c'est qu'il s'agit d'ordonner nos échanges : je vous renvoie à cet extrait du séminaire : même si le signifiant est menteur, si je demande un billet pour Cracovie, j'attends que le guichetier me donne un billet pour Cracovie, et pas pour Lemberg.

Je reformule donc : ce pacte symbolique concerne les lois de la parole ; le refoulement dans sa dimension symbolique porte sur ce qui ne doit pas se dire — ce qui ne peut se dire que d'une certaine façon, du fait du pacte avec l'Autre (autre). Il est de l'ordre du nécessaire.

Continuons avec Charles Melman : le refoulement imaginaire est ce qui vient mettre dans l'Autre un regard. Il convient d'avoir à lui plaire pour l'entretenir.

Je reformule en posant que ces refoulements concernent tout ce qui n'a pas à être dit (ou fait). Il est essentiellement contingent.

Donc il y a dans le refoulement beaucoup de contingence… Et si nous rencontrons aujourd'hui beaucoup de nombrils exposés, aurons-nous à en conclure qu'il n'y a plus de refoulement, plus de mise à l'écart ? j'aurais tendance à dire peut-être même, au contraire.

Ces trois composantes du refoulement sont nouées entre elles. Il me semble important de rappeler qu'elles inscrivent l'humain, en tant que pris dans le symbole, sur un fond de négativation : moins d'être, moins de toute-puissance, moins de jouir, privation comme expérience primordiale.

Si nous prenons les choses autrement, nous pouvons aussi dire que l'expérience humaine se déroule sous l'augure de la valeur soustraite — valeur soustraite du phallus imaginaire, soustraction opérée à l'érection permanente.

Dans la leçon du 16 avril 1967 de sons séminaire Logique du fantasme, Lacan développe la question de la valeur d'usage et de la valeur d'échange[4] :

«  Supposez l'homme réduit (…) à la fonction d'un étalon dans le champ des animaux domestiques (…) S'il y a quelque chose qui donne une idée claire de la valeur d'usage, c'est ce qu'on fait quand on fait venir un taureau pour un certain nombre de saillies. Il est singulier que personne n'ait imaginé d'inscrire les structures élémentaires de la parenté dans cette circulation du Tout-puissant phallus (…) c'est nous qui découvrons que cette valeur phallique, c'est la femme qui la représente (…) ce n'est plus le sexe de notre taureau, valeur d'usage, qui va servir à cette sorte de circulation qui s'instaure dans l'ordre sexuel, c'est la femme en tant qu'elle est devenue en elle-même le lieu de transfert de cette valeur soustraite au niveau de la valeur d'usage (…) »

Le phallus est le symbole d'une jouissance soustraite.

De nos jours, valeur d'usage et valeur d'échange sont confondues. Notre social promeut le « positivé ». La négativité n'est plus de mise.

Du coup, nous nous trouvons immergés dans la crudité.

Crudus : sans atténuation (sans voile), sans détour (immédiateté) qui n'est pas transformé (brut), qui n'est pas apprêté (dans son état premier).

Pouvons-nous dire que le « style cru » de nos échanges témoignerait d'une absence de refoulement ?

Il me semble que non, du fait l'espace spécifique dans lequel se manifeste le procès même du refoulement, dans la matérialité du jeu du signifiant et de la lettre. L'inconscient n'est pas une consistance, pas plus d'ailleurs que l'inconscient ne se limite au refoulé, dont le contenu serait « le cru » (ou le mauvais, ou n'importe quoi d'autre).

Voici ce que nous dit Melman, et qui me paraît tout à fait important :

«  Au sujet du refoulement, ce support qui constitue la bande de Möbius permet parfaitement d'imaginer de quelle manière ce qui se trouve sur l'une des faces, unterdrückt, renvoyé en profondeur, vient émerger sur l'autre face et va se trouver immédiatement repris, du fait même de la circulation du langage. Autrement dit, ce qui est refoulé se trouve localisé sur la même bande, sur l'autre côté de l'unique face de la bande, absolument comme les caractères d'imprimerie qui viennent marquer, entamer l'autre côté, créer d'un côté cette sorte de blanc, de l'autre côté émerger et se trouver ainsi organiser un système qu'il faut bien appeler de type typographique et susceptible de rendre compte du procès de refoulement. »[5]

Dans notre social qui promeut le cru, ce qui est mis à l'écart, n'est-ce pas justement ce qui fait la condition première d'advenue au monde du sujet, c'est-à-dire l'opération de négativation ?

Alors, soit cette mise hors-jeu est de l'ordre du refoulement, soit elle est de l'ordre du déni.

- S'il s'agit d'un refoulement, refoulement de l'irréductibilité de la disharmonie, alors le refoulement réel subit une sorte de redoublement.

Certains signifiants affirmés, posés aujourd'hui (pensons à parité, ou à ordre juste), montrent par leurs effets la violence du retour du refoulé.

- S'il s'agit d'un déni : le déni intéresse la fonction phallique. Et, comme le dit Jean-Paul Hiltenbrand, refoulement et démenti peuvent coexister chez un même sujet.[6]

L'opération porte sur l'irreprésentable du sexe, c'est-à-dire sur le sexuel, en tant qu'ordre.

Octobre 2007


[1] Article « Pourquoi le refoulement ? », in le Trimestre Psychanalytique no 4

[2] JP Lebrun fait dans son ouvrage La perversion ordinaire l'analogie avec le valet de pique du jeu du même nom

[3] Leçon du 9 février 1989

[4] Edition ALI, p 242

[5] Melman, séminaire Pour introduire à la psychanalyse aujourd'hui, séminaire du 14 mars 2002, p 210