Au XVIe siècle, la découverte du Nouveau Monde et de ses ressources minières s'était accompagnée d'un afflux d'or massif en Europe. Cela provoqua une déstabilisation profonde de l'économie, qui révéla le caractère illusoire d'une richesse déconnectée du réel matériel. Ces "moyens de paiement" excédentaires ne trouvèrent pas à se "réaliser". S'en suivit une hausse des prix qui corrigea sévèrement l'illusion. L'expérience fut concomitante d'un basculement dans l'histoire de la pensée économique : alors que la réflexion sur la richesse, alors assimilée à l'argent, était restée subordonnée au champ de savoir philosophique et moral, un mouvement d'autonomisation du savoir économique s'appuya sur une conception matérielle de la richesse associée à une mesure de la valeur fondée sur le travail productif.
La structure de la crise a-t-elle vraiment changé, cependant que la forme est aujourd'hui plus complexe, à l'ère de la monnaie dématérialisée et de la prédominance de la finance sur l'économie réelle ?
Dans le capitalisme industriel émergent, le développement de l'activité productive était contraint - dans son ampleur et dans sa dynamique temporelle - par la nécessité d'une accumulation préalable de moyens de financement. C'est pourquoi les classiques libéraux (Smith, Ricardo, fin du XVIIIe et XIXe) faisaient l'apologie d'une épargne vertueuse et stigmatisaient le gaspillage de la consommation.
À partir du XXe siècle, la pratique d'un crédit bancaire non limité par les fonds disponibles s'est systématisée. Dans les structures de financement modernes du capitalisme industriel, l'octroi d'un prêt donne lieu à une création monétaire, la banque engageant une somme d'argent dont elle ne dispose pas. Cela revient à mettre en circulation une dette - au demeurant exigible - et des moyens de paiement supplémentaires dans le circuit économique. Ce pouvoir de création monétaire des banques n'est pas illimité, dès lors qu'il se trouve encadré par l'action de la banque centrale qui veille, par le dispositif du refinancement, à l'observation d'une prudence garante de la liquidité d'ensemble du système bancaire. C'est le schéma de l'économie d'endettement, dont Keynes (1936) a montré tout le bien-fondé s'agissant du soutien à la croissance économique, en insistant sur la nécessité d'une finance subordonnée aux exigences de l'activité productive (elle-même au service du social).
La rupture de la croissance à la fin des années 1960 et l'augmentation des déficits publics (dont le financement est dénoncé comme source d'un excès de création monétaire alimentant la pression inflationniste) ont été à l'origine d'un renouveau de la critique libérale stigmatisant les effets prétendument néfastes d'une régulation politique du marché (en particulier du marché financier), pointés comme blocages de la mécanique de l'autorégulation marchande. Le choix volontariste d'un désengagement de l'État et de la déréglementation financière s'est posé comme dominant dans ce contexte, paré des gages de la rigueur scientifique et du sceau de la neutralité idéologique.... Des mesures structurelles ont été prises (dans le cas de la France, à partir de 1984 jusqu'au début des années 1990) afin de permettre le passage d'un schéma d'économie d'endettement à un schéma d'économie de marchés financiers (où le financement par émission de titres devient prédominant sur le recours à l'emprunt). Ainsi, la déréglementation active n'est pas tant le produit des "forces du marché" que celui de la politique économique mise en œuvre, ce qui souligne bien, paradoxalement au regard du schéma libéral, la nécessité d'adossement des marchés au politique, qui en constitue la base. Ce basculement implique une double transformation : les marchés financiers œuvrent à partir de conventions privées qui dépassent le cadre national, la finance opérant à un niveau mondial. Ces conventions privées, notamment celles qui commandent les stratégies des managers en quête de "création de valeur pour l'actionnaire", s'établissent au niveau mondial dans une sphère financière qui tend à affirmer sa prééminence sur l'économie réelle (1).
On assiste alors à un processus d'émancipation de la finance, qui devient autoréférentielle et centrée sur une logique de gain spéculatif. La finance n'est plus subordonnée à l'économie réelle et au service de l'industrie. Les marchés financiers évoluent selon les termes de la confrontation des opinions privées anonymes, dans une déconnexion parfois totale avec les "fondamentaux", le réel.
Si Keynes fut le théoricien de la régulation politique du capitalisme industriel et d'une économie d'endettement au service d'une inscription de l'activité économique dans un horizon temporel long engageant ensemble financiers et entrepreneurs, il n'avait pourtant pas manqué d'entrevoir avec une lucidité remarquable les transformations à venir, dont la crise actuelle nous donne l'occasion de mesurer l'impasse. Les éléments d'éclairage qu'il apporte, issus de ses considérations sur les penchants humains, sont en outre tout à fait prophétiques de l'avènement de cette "nouvelle économie psychique" ordonnée par la jouissance et œuvrant à occulter le manque, au risque d'une liquidation du désir.
Keynes (2) pointe d'abord la scission qui s'opère entre le capital productif (au cœur du capitalisme industriel) et le capital financier, pour situer les mécanismes qui concourent à l'inéluctable prévalence du second :
« La scission entre la propriété et la gestion du capital, qui prévaut à l'heure actuelle, et l'extension prise par les marchés financiers organisés ont fait intervenir un nouveau facteur d'une grande importance, qui facilite parfois l'investissement, mais qui parfois aussi contribue à aggraver l'instabilité du système ».
Cette scission ouvre la voie à une autonomisation du capital financier (et sa déconnexion du réel), dont il situe les termes :
« Nous supposons, en vertu d'une véritable convention, que l'évaluation actuelle du marché, de quelque façon qu'elle ait été formée, est la seule correcte. [...] Ainsi certaines catégories d'investissement sont-elles gouvernées moins par les prévisions véritables des entrepreneurs de profession que par la prévision moyenne des personnes qui opèrent sur le Stock Exchange, telle qu'elle est exprimée par le cours des actions. [...] Une évaluation conventionnelle, fruit de la psychologie collective d'un grand nombre d'individus ignorants, est exposée à subir des variations violentes à la suite des revirements soudains que suscitent dans l'opinion certains facteurs dont l'influence sur le rendement escompté est en réalité assez petite. Les jugements manquent en effet des racines profondes qui leur permettraient de tenir. [...] Il en résulte que, dans l'évaluation des capitaux faite par leurs possesseurs ou par leurs acquéreurs éventuels, l'élément de compétence réelle est sérieusement diminué. »
Pour lui, de telles pratiques s'inscrivent tout à fait dans une rationalité utilitariste (au sens de Bentham) centrée sur la jouissance immédiate :
« En fait, la plupart des spéculateurs professionnels se soucient beaucoup moins de faire à long terme des prévisions serrées du rendement escompté d'un investissement au cours de son existence entière que de deviner peu de temps avant le grand public les changements futurs de la base conventionnelle d'évaluation. Ils se préoccupent non de la valeur réelle d'un investissement pour un homme qui l'acquiert afin de le mettre en portefeuille, mais de la valeur que, sous l'influence de la psychologie collective, le marché lui attribuera trois mois ou un an plus tard. Et cette attitude ne résulte pas d'une légèreté d'esprit particulière, elle est la conséquence inévitable de l'organisation d'un marché financier suivant le principe que nous avons indiqué. »
À partir de là, le jeu financier peut se déployer dans la dimension imaginaire, qu'il qualifie de "second degré", et même au-delà, 3e, 4e, 5e... degré, pour en mesurer l'écart croissant au réel :
« Cet assaut d'intelligence pour anticiper de quelques mois la base conventionnelle d'évaluation n'exige même pas qu'il y ait dans le public des pigeons pour emplir la panse des professionnels ; la partie peut être jouée par les professionnels entre eux. Point n'est besoin non plus que certains persistent à croire ingénument que la base conventionnelle d'évaluation a une valeur réelle quelconque à long terme. Il s'agit, peut-on dire, d'une partie de chemin de fer, de vieux garçon ou de chaise à musique, divertissements où le gagnant est celui qui passe la main ni trop tôt ni trop tard, qui cède le vieux garçon à son voisin avant la fin de la partie ou qui se procure une chaise lorsque la musique s'arrête. On peut trouver à ces jeux de l'agrément et de la saveur bien que tout le monde sache qu'il y a un vieux garçon en circulation ou que lors de l'arrêt de la musique certains se trouveront sans siège. [...] Ou encore, pour varier légèrement la métaphore, la technique du placement peut être comparée à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s'approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l'ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu'il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu'il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle. Il ne s'agit pas pour chacun de choisir les visages qui, autant qu'il peut en juger, sont réellement les plus jolis ni même ceux que l'opinion moyenne considèrera réellement comme tels. Au troisième degré où nous sommes déjà rendus, on emploie ses facultés à découvrir l'idée que l'opinion moyenne se fera à l'avance de son propre jugement. Et il y a des personnes, croyons-nous, qui vont jusqu'au quatrième ou au cinquième degré ou plus loin encore.
Keynes suggère alors une lecture de ce fonctionnement comme un effet du penchant humain pour une satisfaction immédiate et à moindre coût :
« De même que l'homme valide chasse la pensée de la mort, l'optimisme fait oublier aux pionniers l'idée de la ruine finale qui les attend souvent, l'expérience ne leur laissant à cet égard pas plus d'illusion qu'à nous-mêmes. [...] Le placement fondé sur une véritable prévision à long terme est de nos jours une tâche trop difficile pour être souvent possible.  Ceux qui s'y attèlent sont sûrs de mener une existence beaucoup plus laborieuse et de courir des risques plus grands que ceux qui essayent de deviner, les réactions du public plus exactement que le public lui-même.  L'expérience ne prouve nullement que la politique de placement qui présente une utilité sociale coïncide avec celle qui rapporte le plus. La nature humaine exige de prompts succès et l'enrichissement rapide a une saveur particulière. »
Cette course "addictive" à la plus-value (la distinction entre plus-value et revenu introduite par Keynes est très pertinente pour saisir ce basculement d'une économie du désir vers une économie de la jouissance, et la désinscription de l'individu qui l'accompagne, notamment de la dette) était pour lui en passe de transformer durablement les structures du capitalisme :
« S'il nous est permis de désigner par te terme spéculation l'activité qui consiste à prévoir la psychologie du marché et par le terme entreprise celle qui consiste à prévoir le rendement escompté des capitaux pendant leur existence entière, on ne saurait dire que la spéculation l'emporte toujours sur l'entreprise. Cependant le risque d'une prédominance de la spéculation tend à grandir à mesure que l'organisation des marchés financiers progresse. Dans une des principales Bourses des Valeurs du monde, à New York, la spéculation au sens précédent du mot exerce une influence énorme. Même en dehors du terrain financier la tendance des Américains est d'attacher un intérêt excessif à découvrir ce que l'opinion moyenne croit être l'opinion moyenne, et ce travers national trouve sa sanction à la Bourse des Valeurs. Il est rare, dit-on, qu'un Américain place de l'argent "pour le revenu" ainsi que nombre d'Anglais le font encore ; c'est seulement dans l'espoir d'une plus-value qu'il est disposé à acheter une valeur. »
Pour tenter de se dégager de cette impasse, Keynes avance l'idée d'une forme de régulation par le politique avec l'instauration d'une taxe sur les transactions financières. Tobin s'inscrira dans cette perspective avec la proposition d'une taxe faible - suffisante pour décourager la frénésie spéculative portant sur d'énormes masses financières et indolore pour l'investissement de long terme.
« La création d'une lourde taxe d'État frappant toutes les transactions se révèlerait peut-être la plus salutaire des mesures permettant d'atténuer aux États-Unis la prédominance de la spéculation sur l'entreprise. »
D'une certaine manière, on peut dire que Keynes avait situé le ressort anthropologique de cette crise, que l'on pourrait aujourd'hui entendre comme le basculement vers les figures d'une économie de la jouissance ouvert par la sortie de la structuration hétéronome des sociétés au profit d'un individualisme de principe associé à une autonomie postulée. Il avait également situé le registre de déploiement de ce capitalisme financier : le registre imaginaire. La crise survient dès lors comme surgissement du réel, qui vient en quelque sorte creuser un trou dans la bulle spéculative, et révéler l'ampleur de l'écart. Dans l'économie d'endettement, la création monétaire pouvait s'avérer temporairement excessive mais restait limitée par son arrimage à une dette exigible. La finance de marché procède d'un gonflement artificiel de richesses dont le mécanisme relève d'anticipations auto-réalisatrices et auto-validantes des spéculateurs, sans limites ex ante.
C'est au déploiement d'une finance désymbolisée, hors de toute limite inscrite, hors de toute référence, sans point d'extériorité, que nous assistons. Cette activité purement spéculative se situe hors de l'ordre de la dette (cette "richesse" échappe largement à l'impôt), hors de toute dynamique temporelle (c'est un temps virtuel qui est en jeu). Keynes le signifie intuitivement dans sa distinction entre revenu et plus-value. Le jeu ne peut cependant se poursuivre indéfiniment. Inéluctablement survient une confrontation au réel d'autant plus brutale.
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(1) Ce basculement consacre une mutation fondamentale des structures économiques, où l'on voit se dessiner les figures d'un capitalisme "financier" qui semble prévaloir sur l'ancien capitalisme industriel. La mise en œuvre volontariste d'une finance de marché a progressivement conduit à la prééminence des exigences de cette dernière, dès lors que le rapport de forces est devenu favorable aux détenteurs de capitaux (au premier rang desquels les fonds de pension, en raison de l'importance de la masse des fonds drainés). Dans un tel schéma, l'objectif central devient la création de valeur pour l'actionnaire (au contraire, dans la forme traditionnelle d'endettement, la banque s'engage sur le long terme par le crédit et la garantie s'appuie sur la pérennité de l'entreprise et la croissance de ses ventes). Il semble alors s'opérer une "inversion" dans le fonctionnement du capitalisme : tout se passe comme si le profit, de résultat exprimant en principe la plus ou moins grande performance de l'entreprise, devenait une contrainte associée à une garantie pour les investisseurs de capitaux financiers alors que la masse salariale sert de variable d'ajustement. Le partage de la valeur créée se fait d'abord en fonction des exigences de rentabilité financière. Cette rentabilité est obtenue par des ajustements de court terme sur la masse salariale (modération salariale et diminution des effectifs), par des politiques de compression des coûts (dépenses de RD, investissements) et par des manœuvres comptables (endettement qui augmente le niveau des fonds propres sur lequel est calculée la rentabilité financière, rachat d'actions...). Dans ce "nouveau" capitalisme, le salarié supporte les risques et voit son revenu devenir dépendant des conditions d'une activité économique subordonnée à la finance alors que l'actionnaire est en position d'exiger un certain niveau de profit. Le processus de globalisation financière joue dans ce sens puisque la mobilité et le risque de volatilité des capitaux financiers deviennent des éléments essentiels du rapport de forces.
(2) J.M. Keynes, Théorie Générale, 1936, Livre IV.