Charles Melman a ouvert sa conférence (Grenoble, avril 2009) sur la crise et le diagnostic de « manque de confiance » avancé par les experts. À son tour, il nous a invités, dans le social qui est le nôtre aujourd'hui, à « faire confiance ».

Il me semble qu'il entendait par là que la confiance est un préalable, un point de départ, sans quoi la rencontre avec l'autre ne peut intervenir, et sans quoi la parole ne peut advenir.

Ce point me paraît tout à fait bienvenu pour souligner en contrechamp que l'une des manifestations des difficultés actuelles est l'absence même de rencontre et de parole - masquée par la multiplication de connexions (lesquelles ne sauraient faire lien) et la saturation par la communication.  

Cette confiance à laquelle il nous invite implique un acte qui consiste en une prise de risque, car fondamentalement marqué de l'impossible et du défaut d'une garantie ultime. Prise de risque car cette confiance-là - ni aveugle ni « naïve » pour autant - est sans fondement, où ne trouve son éventuel bien-fondé que dans l'après-coup et encore, puisqu'on ne peut véritablement qualifier un « résultat » tangible et mesurable. Faire confiance, c'est ouvrir un possible qui prend en compte l'altérité.

Ainsi, Charles Melman partait d'un constat expert, alors que ce qu'il nous fait entendre par confiance est bien différent. Il ne s'agit pas de la même confiance. Et le glissement dans son exposé nous invite à repérer l'illusion dont procède aujourd'hui cette question de la confiance. Notons au passage que la langue anglo-saxonne comporte deux termes pour distinguer deux définitions de la confiance : trust et confidence (ne pas traduire ce dernier par l'équivalent français, il s'agit d'un « faux ami »). Pour tenter d'éclairer le glissement sémantique entre la confiance qu'invoquent les experts et celle avancée par Charles Melman, il me semble que l'on peut resituer la première dans l'ordre du contrat et la seconde dans l'ordre du pacte. L'équivoque est rendue par la langue française ; elle existe cependant en anglais aussi, si l'on s'intéresse au travail des linguistes qui n'en finissent pas de tenter de qualifier les nuances relatives à l'emploi de l'un ou l'autre des deux termes. Il semble que trust renvoie à l'idée d'une confiance « décidée », rationalisée, émanant d'un raisonnement et souvent associée à un dispositif. Confidence renvoie plutôt au sentiment spontané et impalpable.

Dans l'ordre du contrat, ce qui est visé est la mise sur le même plan, l'homogénéisation des contractants, comme si cela pouvait précisément garantir le bon déroulement de ce qui est appelé « relation » - on préférera le qualificatif de transaction ! Le registre est marchand et procédural ; le contrat prétend résoudre, dans un protocole fermé et complet, la question de l'appropriation (négociée) du plus-de-jouir. Le contrat procède ainsi d'une éviction de l'altérité et de la dimension d'extériorité (instance tierce). La visée du contrat est précisément de gommer la disparité, d'instaurer la réciprocité et la transparence comme fondements de la confiance - qui en serait alors le résultat. On ne manque pas de repérer l'extension de la contractualisation à l'ensemble des champs du rapport social (contrats pédagogiques, contrats parents - enfant, pacs...).

Dans l'ordre du pacte, au contraire, la visée n'est pas l'homogénéisation. Le pacte s'origine d'une prise en compte de l'altérité, de la disparité et de l'hétérogénéité de positions incommensurables - donc de l'absence de garantie et d'impossible « bouclage » de la relation (la relation n'est pas un fait de complémentarité). Le pacte n'est pas un dispositif et ménage fondamentalement la dimension tierce.

La confiance dont nous parle Charles Melman, c'est ce qui permet d'initier un pacte. On est dans le déploiement temporel d'un échange symbolisé. Melman nous rappelle que s'agissant d'un lien social qui ménage l'altérité, la confiance est un préalable. Il nous situe cette confiance comme une voie qui nous permettrait de ne pas être totalement pris et déterminés aujourd'hui dans une mécanique marchande asymbolique alors que notre social nous fait tendre vers ce genre de dispositif étendu à toutes les dimensions de l'existence.

On est loin du « contrat de confiance » que nous brandissent les marchands !

La confiance en tant que préalable ouvrant à un possible de la rencontre. L'acte de confiance (à ne pas comprendre dans un sens volontariste) est marqué d'un risque consenti, d'un lâcher-prise, implique de composer avec l'absence de garantie. Si la confiance ouvre un possible, ce n'est pas au sens d'une résolution d'un « ça ne va pas » de structure. En revanche l'absence de confiance - fût-elle masquée par un contrat - la méfiance, amènent inéluctablement à une impasse.

En ce sens, comme le souligne Claire Feltin, la confiance contractuelle, procédurale, celle des raisonneurs, est proche de la méfiance. Le contrat accrédite finalement la méfiance réciproque et dispense de l'engagement dans une histoire avec l'autre.

La confiance contractuelle s'illusionne d'un tout-possible, d'un réglage mathématique complet, et conduit inévitablement à un heurt au réel de l'impossible (ce dernier tend aujourd'hui, dans le victimisme à l'œuvre, à être qualifié de traumatisme à réparer - quand le véritable traumatisme de l'entrée dans le langage n'est plus pris en compte ni médiatisé afin d'être rendu soutenable).

Le pacte prend en compte l'impossible, le « ça ne va pas » de structure. Le pacte est irréductiblement incomplet ; il est par nature ouvert. Durkheim, qui employait le mot contrat dans le sens que nous qualifions ici de pacte, pointait le fait que sans confiance, le pacte n'existe pas et que la confiance ne saurait se fonder dans le contrat. C'est bien pourtant cette illusion qui semble à l'œuvre aujourd'hui dans notre social et qui se manifeste par la tendance à réduire le pacte au contrat. Dissolution du pacte dans une contractualisation généralisée qui est aujourd'hui la conception dominante du vivre-ensemble ?

Car si nous distinguons ici ces deux acceptions du terme confiance, c'est à des fins analytiques pour tenter de repérer le voile de l'illusion d'une complétude de la relation contractuelle (la confiance serait le résultat du contrat !) et entrevoir les ressorts dont elle procède. La mécanique marchande elle-même suppose - les anthropologues l'ont bien montré - un appui sur la dimension symbolique de l'échange.

La distinction entre la confiance invoquée par les experts et celle dont parle Melman renvoie à une distinction entre deux univers qui coexistent mais dont la prévalence est sans doute au cœur de la crise actuelle : l'univers numérique et procédural et l'univers symbolique. Dans le roman de James auquel Claire Feltin fait référence, les deux amis Bernard et Gordon sont l'un artiste (l'art est fondamentalement marqué de l'impossible) et l'autre physicien (le représentant de l'univers numérique forclos de la mathesis ???), lequel voudrait connaître « scientifiquement » une femme avant d'accorder sa confiance... Se tournant vers une femme « transparente » (Blanche !) il sera amené à une impasse. C'est que le contrat de confiance ne résout pas le « problème »...

Faire confiance, rappelle Claire Feltin, implique une perte, un renoncement. Perte, nous dit-elle à la lumière du roman de James, qui a à voir avec un renoncement à l'homosexualité en tant qu'elle viserait à mettre en place un ordre du semblable. Renoncement à l'ordre du semblable pour ouvrir une possible prise en compte de l'altérité ?

Autre point que soulignait Charles Melman : il associe la confiance à la croyance. Cela me paraît là encore un point essentiel pour éclairer cette illusion à l'œuvre aujourd'hui. Cette confiance entendue comme pacte ménage la dimension tierce, c'est-à-dire cette place vide, qui n'existe pas mais qui consiste. Place qui n'existe pas donc qui ne peut faire l'objet d'un calcul. Il s'agit de composer avec l'incalculable. Au contraire, la confiance des experts est rationnelle, calculable, et substitue le rationnel à la croyance.

Charles Melman nous fait ainsi entendre quelque chose de tout à fait essentiel, plus complexe qu'il n'y paraît, selon Claire Feltin : en effet.

La question est souvent posée de comment se débrouiller dans notre social contemporain, de cette tendance à la normalisation, au déploiement d'une contractualisation procédurale généralisée. Quelle position dans de tels dispositifs : rester, partir, résister ? L'analyste n'a pas vocation à dénoncer ; il ne s'agit pas non plus de prôner un retour à l'ordre ancien (qui avait aussi ses revers mais qui est « connu », d'où la tentation...) Voilà une position « autre », déplacée qui est celle de l'analyste : faire entendre les illusions et les impasses. Le social est-ce qu'il est et il s'agit de trouver la forme (ré)actualisée que peut prendre le rappel du « ça ne va pas » de structure.