Ceux qui ont eu comme nous la chance de voir la magnifique exposition de Paul Cézanne au musée  Granet à Aix-en-Provence en commémoration de l'anniversaire de sa mort en 1906 ont été peut-être questionnés par quelque énigme à nous posée par le grand peintre, peu reconnu par ses pairs de son vivant dit-on pour sa recherche toute subjective sur la couleur. A l'inverse de l'autre Paul (Pablo Picasso) qui ne cherchait pas mais trouvait (« je ne cherche pas, je trouve ») Paul Cézanne va tout au long de sa vie, par une recherche minutieuse, se détacher du trait pour analyser la tache de couleur en fonction de la lumière, du paysage, pour reconstituer après-coup la forme en restant jusqu'à la fin de sa vie dans l'insatisfaction de la trouvaille.

Paul Cézanne a commencé la peinture de façon toute académique en reproduisant certains maîtres, traçant puis peignant. Ingres est l'un d'entre eux qui nous pose question: Cézanne ne l'aimait pas à ses dires mais a reproduit plusieurs de ses tableaux en les signant Ingres et non de son patronyme: ironie de sa part, défi au père, identification, ‘‘ingre-attitude'' pourrait-on dire ? Sa rencontre avec Pissarro l'impressionniste à Paris, va bouleverser tant sa technique que sa vie mais il continuera à faire l'économie de sa signature sur ses œuvres futures : parmi tous ses tableaux, on n'en comptera que quelques-uns signés de sa main. Pourquoi cette constance dans la non signature ? Cézanne était-il lacanien car nous pensons ici aux articles anonymes de Scilicet, bien entendu ? Articles non signés car dans l'Autre il n'y a aucune autorité de reconnaissance, aucun père Noël pour assurer notre contentement! (Voir page 58 du livre de Charles Melman: Pour introduire à la Psychanalyse Aujourd'hui; Editions ALI).C'est d'ailleurs pour cela que ce désir de reconnaissance court toujours tout au long de notre existence.

Selon divers auteurs, Paul Cézanne aurait souffert de la non reconnaissance par ses pairs excepté  quelques-uns et de sa famille. Il est vrai que son père, banquier, ne voyait pas d'un très bon œil le fils renoncer à un avenir prometteur dans les finances pour se lancer dans les arts. Il a fallu à Paul Cézanne, courage et persévérance pour poursuivre sa propre voie. Malgré tout son père lui a laissé aménager en atelier tout un étage de la maison familiale, au Jas de Bouffan, se laissant peindre par son fils et lui léguant une fortune confortable qui lui permettra de travailler son art! Ne l'a-t-il pas ainsi d'une certaine façon reconnu ? D'aucuns trouveront dans le conflit fils-père la raison suffisante de son éviction patronymique et ainsi de ‘‘se faire un nom'' en créant dans la peinture une autre perspective, impulsant un virage source sans doute du cubisme. Est-ce vraiment cela ? Bien entendu, Paul Cézanne n'était pas apprécié de son vivant et en particulier par le courant officiel; ce n'est que dans les dernières années de sa vie (4-5 ans avant sa mort) qu'il vendit quelques toiles au point que ses héritiers s'empressèrent de vendre tous ses tableaux avant que leur cote ne baisse! C'est pourquoi toute son œuvre se trouve dispersée de par le monde. Mais est-ce vraiment ce refus, ce rejet du père, de son nom qui le contraint à ne pas signer ses œuvres?

Nous aimerions émettre une autre interprétation même si la précédente n'est pas complètement fausse:Nous nous référerons pour cela tant à Freud qu'à Jacques Lacan et Charles Melman dans son livre Pour introduire à la psychanalyse aujourd'hui à propos du trait unaire, traduction par Lacan de einziger zug épinglé chez Freud dans Psychologie collective et analyse du moi. Si ce trait unaire sous-tend la répétition dans la tentative de retrouvaille de l'objet perdu, il détermine aussi par son détachement le sujet qui compte, celui qui a un nom propre, intraduisible d'une langue à l'autre, support de notre filiation. Ce trait unaire est de même notre point identitaire: « L'identité tient à la singularité de la relation du S1, à entendre ici dans son sens plein, c'est-à-dire, un comptable, à l'au-moins-un » (p. 315 de Pour introduire à la psychanalyse aujourd'hui).

Cézanne avait-il des problèmes identitaires ? Nous ne le pensons aucunement ! L'absence de sa signature dans la majorité de ses toiles peut nous démontrer l'inverse: une forte identité dans le sens où l'œuvre elle-même vient faire signature. Cézanne a sans relâche été dans une recherche décomposant le trait jusqu'à la tache de couleur qui va recomposer la forme. C'est, à notre avis, ce mouvement dans lequel il est pris passionnément qui le contraint à ne pas se soucier de signature. Ce qui lui importe, c'est cette recherche incessante de la vérité en peinture et aussi de sa propre vérité qui l'entraîne à cette analyse des couleurs, à ce détachement du trait pour la tache. Il ne s'agissait pas pour lui de notoriété mais peut-être de cette tentative de dégagement, de séparation du signifiant phallique et de l'objet a (du S1 et du a). La série de la Sainte Victoire manifeste cette répétition du trait unaire identique et différent à la fois dans l'impossible capture du a, de l'objet de la jouissance perdue. Voici ce que Cézanne disait du motif: (p.15 et 16 de La Leçon de la Ste Victoire de Peter Handke Folio):

Cézanne: « je tiens mon motif… (Il joint les mains.) Un motif, voyez-vous, c'est ça…

Moi: Comment?

Cézanne: Eh!oui...( Il refait son geste, écarte ses mains, les dix doigts ouverts, les rapproche lentement, puis les joint, les serre, les crispe, les fait pénétrer l'une dans l'autre.) Voilà ce qu'il faut atteindre... Si je passe trop haut ou trop bas, tout est flambé. Il ne faut pas qu'il y ait une seule maille trop lâche, un trou par où l'émotion, la lumière, la vérité s'échappe. Je mène, comprenez un peu, toute ma toile, à la fois, d'ensemble. Je rapproche dans le même élan, la même foi, tout ce qui s'éparpille... Tout ce que nous voyons, n'est-ce pas, se disperse, s'en va. La nature est toujours la même, mais rien ne demeure d'elle, de ce qui nous apparaît. Notre art doit donner le frisson de sa durée avec les éléments, l'apparence de tous ses changements. Il doit nous la faire goûter éternelle. Qu'est-ce qu'il y a sous elle? Rien peut-être. Peut-être tout. Tout, comprenez-vous? Alors je joins ses mains errantes... Je prends, à droite, à gauche, ici, là, partout, ses tons, ses couleurs, ses nuances, je les fixe, je les rapproche... Ils font des lignes. Ils deviennent des objets, des rochers, des arbres, sans que j'y songe. Ils prennent un volume. Ils ont une valeur. Si ces volumes, ces valeurs correspondent sur ma toile, dans ma sensibilité, aux plans, aux taches que j'ai, qui sont là sous nos yeux, eh bien ma toile joint les mains. Elle ne vacille pas. Elle ne passe ni trop haut ni trop bas. Elle est vraie, elle est dense, elle est pleine... »

Cette évocation du motif par Cézanne peut paraître en contradiction avec ce que nous avons dit auparavant; cependant,elle nous semble faire écho à ce que peut dire J.Lacan sur le tableau dans son séminaire XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse . Il parle au chapitre VIII et IX du tableau comme « quelque chose que le peintre donne en pâture à l'oeil et en invitant le spectateur à déposer son regard comme on dépose les armes: C'est un dompte-regard  d'autant que « c'est autre chose qu'il nous donne que ce qu'il est,  et cette autre chose c'est le regard ». Le peintre, par son geste nous dit : (et là, Lacan nomme Cézanne et Matisse p.129 de notre édition)  « ce qui s'accumule (sur la toile), c'est le premier acte de cette déposition du regard, acte sans doute souverain car il passe dans quelque chose qui se matérialise (…) et qui rendra caduc, exclu, inopérant, tout ce qui, d'ailleurs, se présentera devant ce résultat de regard. » Ainsi la signature même de l'oeuvre se trouve-t-elle « caduque et superflue » et c'est ce que nous croyons entendre dans cette recherche active de Cézanne qui, du fait de la structure de l'oeuvre, se trouve, peut-être à son insu, dans l'obligation de s'abstenir de la signer.

 Bibliographie

- Peter Handke:  La leçon de la Sainte Victoire- Folio-

- Jacques Lacan: Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Séminaire XI. Edition A.L.I

- Charles Melman: Pour introduire à la psychanalyse aujourd'hui. Edition A.L.I