Exposé à Gap (05) le 20-10-2008

...La psychanalyse, telle qu’elle est en effet instrumentalisée dans les médias, a pour vocation de faire autorité sur des questions diverses et variées nécessitant l’avis des spécialistes ; en matière de famille par exemple, nous sommes passés d’une société où régnait le père à celui où règne l’expert. Quant à la poésie, qui en lit encore ? A part les écoliers et les lycéens pour qui cela fait partie du programme ? Il y a encore une vingtaine d’années, les suppléments littéraires des quotidiens avaient un chroniqueur spécialisé dans la poésie, dans les librairies, les rayons de poésie sont souvent réduits aux livres scolaires, il existe Le printemps des poètes mais la poésie semble aujourd’hui se situer dans un autre espace que celui de la société, pour preuve, qui connaît encore un poète vivant ?...

Un poète
C’est un être unique
A des tas d’exemplaires
Qui ne pense qu’en vers
Et n’écrit qu’en musique
Sur des sujets divers
Des rouges ou des vers
Mais toujours magnifiques
Boris Vian
 

Pour commencer, je voudrais vous confier l’embarras que j’ai rencontré lorsque je me suis engagé dans ce projet de vous parler de poésie et de psychanalyse, un embarras lié à la fois à mon désir de transmettre quelque chose autour de ce sujet et la crainte qu’au bout du compte, ce désir ne soit pas communicatif, autrement dit être le seul intéressé par les questions de poétique : me retrouver seul ici ce soir.

Ce souci, et je voudrais que vous me fassiez crédit là-dessus, je ne l’ai pas d’habitude ; certains sujets sont « porteurs » comme on dit, les surprises sont toujours possibles, mais j’avais le sentiment, en traitant d’un thème où l’auditoire potentiel pouvait être certain qu’il n’obtiendrait pas de réponse à ses questions existentielles, je pouvais craindre à coup sûr un « flop ». La psychanalyse, telle qu’elle est en effet instrumentalisée dans les médias, a pour vocation de faire autorité sur des questions diverses et variées nécessitant l’avis des spécialistes ; en matière de famille par exemple, nous sommes passés d’une société où régnait le père à celui où règne l’expert.

Quant à la poésie, qui en lit encore ? A part les écoliers et les lycéens pour qui cela fait partie du programme ? Il y a encore une vingtaine d’années, les suppléments littéraires des quotidiens avaient un chroniqueur spécialisé dans la poésie, dans les librairies, les rayons de poésie sont souvent réduits aux livres scolaires, il existe Le printemps des poètes mais la poésie semble aujourd’hui se situer dans un autre espace que celui de la société, pour preuve, qui connaît encore un poète vivant ?

Aujourd’hui, la poésie est refoulée.

Malgré ces handicaps, j’ai donc souhaité vous parler de poésie ce soir et cela pour une raison très simple, c’est que je m’estime en dette vis à vis d’elle, autrement dit ce travail, c’est ma façon de signifier ma reconnaissance vis-à-vis de ce que je vais appeler « l’expérience poétique ».

L’expérience poétique c’est quoi ? C’est le fait que, en quelques lignes, on soit traversé par des mots, pas nécessairement par une histoire, mais par des mots qui vont vous renverser, qui vont vous déplacer, vous chambouler et j’insiste bien là-dessus : en quelques lignes. Le romancier, lui, est un artiste de la durée, il installe son décor, ses personnages et déroule une histoire dans laquelle, et je vous demande d’être bien attentif à ceci, dans laquelle nous allons entrer : au même titre qu’un spectacle cinématographique, un roman réussi est un roman qui nous a fait vivre dans une autre identité, voire même dans des identités multiples.

Le poète procède autrement…
 

POUR UN ART POETIQUE

Prenez un mot prenez-en deux
Faites cuire comme des œufs
Prenez un petit bout de sens
Puis un grand morceau d’innocence
Faites chauffer à petit feu
Au petit feu de la technique
Versez la sauce énigmatique
Saupoudrez de quelques étoiles
Poivrez et puis mettez les voiles

Où voulez-vous donc en venir ?
A écrire
Vraiment ? A écrire ?

Raymond Queneau
 

Les définitions de la poésie sont multiples et variées, le dictionnaire Le Littré écrit en 1863 que la poésie c’est « l’art de faire des ouvrages en vers », André Gide qui ne devait pas bien aimer la poésie écrit que « la poésie consiste à passer à la ligne à la fin d’une phrase », Raymond Barthes nous parle « d’ornementation de la prose ». Avec le recul des siècles, nous ne pouvons que constater que la poésie renvoie à des techniques d’écritures (alexandrin, ode, sonnet), à des styles extrêmement différents, et que le contenu lui-même des poèmes a sans cesse varié dans l’histoire de la littérature : les auteurs de la Pléiade ont privilégié l’amour, la mort, la fuite du temps et la nature ; ceux de l’époque romantique une rose, un lac, et les gothiques eux, étaient inspirés par la lune, enfin aujourd’hui, la poésie est libre de toutes contraintes académiques, bref, quel rapport y a t-il entre les quatrains amoureux de Ronsard et ce poème en prose de Francis Ponge :
 

LE CAGEOT

(…) simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui a la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.

Agencé de façon qu’au terme de son usage, il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu’il enferme.

A tous les coins de rue qui aboutissent aux halles, il luit alors de l’éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore et légèrement ahuri d’être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathique – sur le sort duquel il convient toutefois de ne s’appesantir longuement.

Francis Ponge
 

La psychanalyse, depuis ses origines, a entretenu des liens étroits avec l’art ; Freud lui même a très souvent fait référence aux écrivains pour illustrer des aspects de sa « psychologie des profondeurs » : il écrit en 1907 que « les poètes et romanciers sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils sont, dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendu accessibles à la science (1) ». Tout au long de son œuvre, il va s’appuyer sur des œuvres artistiques à partir de plusieurs axes (2) ; un de ces axes concerne la création comme formation de l’inconscient. Dans un texte de 1908, il va comparer la création littéraire avec la rêverie, cela va l’amener à interpréter la création poétique comme un jeu : « le poète fait comme l’enfant qui joue ; il se crée un monde imaginaire qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grandes quantités d’affects (d’émotions), tout en le distinguant nettement de la réalité (3) » ; un peu plus loin il évoque le plaisir procuré au lecteur par le fait que l’œuvre « soulage notre âme d’une certaine tension (4) ».

La remarque qu’on peut faire de cette analyse, est qu’elle semble se situer sur le versant imaginaire de la poésie, mais cette lecture là concerne-t-elle toute la poésie ? De plus, ne peut-on pas dire les mêmes choses du roman ?

Pour répondre à la question de ce qui définie la poésie, je me suis référé à un texte de Jacobson ; pourquoi ce choix de la linguistique ? Parce que c’est elle qui a donné à la psychanalyse un second souffle, amenant Lacan à cette formule : « l’inconscient est structuré comme un langage » et c’est par la linguistique qu’on peut saisir l’essence de la poésie.

Dans cet article, Jacobson recherche ce qu’il appelle la « poéticité », c’est-à-dire l’élément qui va faire d’un texte un poème, il compare cela à l’huile dans la cuisine qui : « n’est pas un plat particulier mais (…) qui change le goût de tout ce qu’on mange (5) ». En quelques mots, de façon lumineuse, Jacobson va définir alors l’essence même de la poésie : « comment la poéticité se manifeste t-elle ? En ceci que le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitution de l’objet nommé, ni comme explosion d’émotion. En ceci que les mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne ne sont pas des indices indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre poids et leur propre valeur (6) ». Autrement dit, la poésie est un art du langage, elle n’est pas là pour nous décrire la réalité des choses, mais pour nous permettre par le langage, de nous dégager du poids du langage.

L’expérience poétique est une expérience de langage.

Quel est ce poids du langage dont je vous parle ? Le langage, tel que nous l’utilisons au quotidien, est un outil qui nous permet de véhiculer des informations, dans ce cadre-là le mot est pris comme substitut de la chose, autrement dit, il se confond avec elle. Cette fonction du langage n’est pas nouvelle, mais on peut penser que nous vivons dans un monde qui priorise ce discours-là, dans l‘idéal de la communication par exemple, autrement dit la croyance que dans un échange verbal entre deux locuteurs le message qui est reçu par le récepteur est celui qui a été produit par l’émetteur, « ce qui fait vérité aujourd’hui, ce sont les énoncés numériques  (7)».

Dans cette façon-là d’envisager le langage, il n’y a pas de vide possible, de manque, de trou.

On peut voir cela à l’œuvre aujourd’hui dans le domaine médical, avec l’illusion que le patient peut être entièrement informé et participer à la décision médicale en bonne connaissance de cause. Notre époque est friande d’évaluation, de quantification, avec cette idée que tout peut être mis dans des cases, qu’il suffit de cocher au bon endroit, bref, le langage dominant aujourd’hui est le langage positiviste, utilitariste, ayant pour particularité qu’il refoule ce qu’on appelle « le sujet de l’énonciation », le sujet de l’énonciation pour dire les choses simplement, est l’écart qui existe entre ce que je dis et ce que je suis (8).

En 1986, on interrogeait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss sur la poésie : « le grand problème de notre civilisation, c’est que l’ordre du rationnel et l’ordre du poétique sont devenus des ordres complètement séparés, tandis que dans toutes les civilisations dites « primitives » qu’étudient les ethnologues, ce sont des ordres étroitement unis (9) ».

Pour vraiment saisir l’enjeu de ce que je suis en train de vous raconter ce soir, il nous faut toucher du doigt ce qu’est la structure du langage humain : une langue, ce n’est pas « une liste de termes correspondant à autant de choses (10) », c’est la conjugaison entre ce que le linguiste De Saussure appelle « une entité psychique à deux faces (11) », soit un concept appelé un signifié et une image acoustique, un signifiant, autrement dit ce qu’on entend.
 

« ARBRE » image acoustique
- Signifiant -
____________________

Concept – Signifié -
 

Mais ce qui est essentiel est de bien comprendre que le lien entre ces deux éléments n’est pas scellé, qu’un jeu est possible, car si aucun jeu n’était possible, il ne serait pas nécessaire de distinguer les deux. Le mot d’esprit, par exemple, repose sur le fait qu’un signifiant n’est pas définitivement accolé à un signifié.

Je vais illustrer ceci d’un petit mot d’esprit (homophonique) qui m’est venu un jour qu’on me confiait qu’une personne était enfin enceinte ; en effet, elle qui d’habitude prenait une bière au café a pris ce jour là un Perrier.

A cela, je répondis : le père y est.

La poésie peut-elle aussi jouer avec l’homophonie (à lire à voix haute!):
 

L’HOTEL

La mer veille. Le coq dort.
La rue meurt de la mer. Île faite en corps noirs.
(…) La chambre avec balcon sans volets sur la mer
Voit les fenêtres sur la mer,
Voile et feux naître sur la mer,
Le bal qu’on donne sur la mer.
Le balcon donne sur la mer…

Jean Cocteau
 

Le discours formel s’appuie sur l’agglutination entre signifiant et signifié : « un chat est un chat » dit-on, « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement (12) ». Mais je voudrais bien vous faire saisir ceci, c’est que si le mot d’esprit produit du plaisir c’est parce qu’il nous émancipe un instant du poids de cette agglutination : il nous réveille. A ce sujet, la poète et psychanalyste Josée Lapeyrère écrit : « On n’a pas à remercier celui qui nous a transmis (un mot d’esprit), on a rien à rendre. On ne nous demande rien en retour, sinon de partager, un bref instant, cet instant de décollement, d’ouverture, ce battement,(…) ce moment de l’équivoque qui ouvre un intervalle (13) ».

Partons maintenant d’une métaphore, c’est-à-dire cette figure qui consiste à mettre un mot pour un autre : « L’arbre est un homme immobile » par exemple, est une métaphore qui m’a été inspirée par ce poème d’André du Bouchet :
 

Un homme marche dans les feuilles,
non loin du pavillon. Il se déplace si
lentement, avec tant de précautions
qu’il ne voit pas qu’un arbre le suit.

« L’arbre est un homme immobile »

- Signifiant « ARBRE » - Signifiant « HOMME »  Signifiant « ARBRE »
____________________ et ___________  métaphorisation = ___________
Concept
- signifié -
concept
- signifié -
concept (O)
- signifié -

 

J’ai substitué au signifiant « homme » le signifiant « arbre », ce qui fait tomber le signifiant homme en place de signifié, la barre de la signification a été franchie.

En faisant cela, j’ai détruit la relation qui unissait l’arbre avec son concept, j’ai altéré la substance du langage en ne respectant pas le fait que la première fonction du langage est d’exprimer une réalité ; bref, la métaphore est une transgression par le fait même qu’elle rompt avec la logique, elle chamboule l’équilibre des places entre signifiant/signifié.

C’est à partir de ce rapport particulier du poète au langage que Jacobson va définir la fonction de la poésie comme permettant de  « nous protéger contre l’automatisation, contre la rouille qui menace notre formule de l’amour et de la haine, de la révolte et de la réconciliation, de la foi et de la négation (14) ».
 

J’ai voulu illustrer cette phrase de Jacobson d’un poème de Raymond Queneau :

GRAND STANDIGNE

Un jour on démolira
ces beaux immeubles si modernes
on en cassera les carreaux
de plexiglas ou d’ultravitre
on démontera les fourneaux
construits à polytechnique
on sectionnera les antennes
collectives de télévision
on dévissera les ascenseurs
on anéantira les vide-ordures
on broiera les chauffoses
on pulvérisera les frigidons
quand ces immeubles vieilliront
du poids infini de la tristesse des choses

Raymond Queneau
 

Dans un ouvrage consacré à la métaphore, le linguiste Michel Le Guern définit la fonction métaphorique de la façon suivante : « la métaphore permet de désigner les réalités qui ne peuvent avoir de terme propre. Elle permet de briser les frontières du langage, de dire l’indicible (…) la métaphore permet d’exprimer par le langage plus que ce que peut dire le langage (15) ». Et Mallarmé d’écrire que « le poète s’installe au défaut des langues et la poésie à l’envers de la langue (16) ».

Je ne vais pas entrer dans le détail de tous les procédés qu’utilise la poésie pour renverser la langue, pour produire de l’équivocité ; j’ai évoqué la métaphore, mais le poète peut aussi opérer une transgression dans la construction des phrases : Josée Lapeyrère prend pour exemple la célèbre phrase d’Apollinaire  « Sous le pont Mirabeau coule la Seine… ».
 

« l’eau coule sous les ponts »
« La Seine coule sous le pont Mirabeau »
« Sous le pont Mirabeau, la Seine coule »
 

Si je dis — écrit-elle — « l’eau coule sous les ponts », (…) les mots renvoient à ce qu’ils désignent, ils sont dans un statut de représentation des choses (…) c’est un énoncé soutenu par une visée de transparence (…) et dans lequel nous n’avons rien à faire ; autrement dit, nous n’allons pas être inspiré par le texte (17). Elle propose alors la construction d’une autre phrase « La Seine coule sous le pont Mirabeau (…) il y a déjà là une énonciation qui distingue », et si la phrase est encore modifiée avec : « Sous le pont Mirabeau, la Seine coule » alors là « par la grâce de cette inversion, de ce retournement, les choses ne sont plus tout à fait à la même place, déjà elles se séparent un tant soit peu des mots chargés de les représenter ». Elle conclut ce travail de déconstruction par ce qu’il en est de l’enjeu de la poésie : « ce travail d’écriture (du poète) force l’usage habituel de la langue (…), il s’agit de secouer le langage ordinaire, de le revivifier, d’en faire apparaître les ressources (…) le travail d’écriture a redonné aux mots leur poids sonore, leur poids littéral », (…) il permet « un effacement de la chose, une séparation d’avec l’objet-référent (18) ». C’est le décollement dont je vous parle depuis tout à l’heure.

Pourquoi des psychanalystes peuvent-ils s’intéresser à la poésie ? Parce que la poésie n’est pas très éloignée de l’axe sur lequel se situe la psychanalyse, en particulier lacanienne. La technique de Freud s’appuie sur ce qu’il a appelé  « la règle fondamentale », autrement dit l’analyste, et je cite Freud : « exhorte (ses patients) à dire tout ce qui leur traverse l’esprit  (19)» sans se soucier de l’exactitude ou de la conformité de ses propos, parler tout simplement.

Que révèle ce dispositif ? Que « La vérité de l’être est du côté de ce qui est refoulé, pas du côté de ce qu’il montre (20) ». On le sait, le psychanalyste a toujours tendu l’oreille là où le sujet devient ventriloque (21), autrement dit là où se fendille la cohésion de son discours (lapsus…), là où le langage ne relève plus de l’énoncé mais de l’énonciation : c’est sur ce vide que siège la vérité du sujet.

Or, ce que le sujet tente de soutenir, dans sa vie sociale, c’est une maîtrise, c’est-à-dire une consistance avec ce qu’on appelle le discours du Maître ; ce discours-là, c’est ce qui fait étalon dans une société. La subjectivité des êtres passe par les fourches caudines du discours social, elle n’en est pas émancipée, c’est ainsi par exemple, qu’aujourd’hui nous avons affaire à des personnes qui « gèrent » leurs enfants, leur conjoint etc. Comme un chef d’entreprise. Cet idéal de maîtrise n’est pas qu’un trait de personnalité, c’est un élément qui s’appuie sur le discours social. « Les discours qui circulent dans votre actualité quotidienne élident l’impossible (22) » nous dit Jean-Paul Hiltenbrand (23). L’impossible, c’est lorsque les chevilles ne vont pas dans les trous…

A ce sujet, le poète Francis Ponge disait : « La poésie est à la portée de tout le monde ; si tout le monde avait le courage de ses goûts et de ses associations d’idées et exprimait cela honnêtement, tout le monde serait poète !  (24)».

Au point où nous en sommes de mon exposé, je voudrais vraiment insister sur cet élément qui caractérise la poésie, c’est son inconsistance, dans tous les sens du terme. D’une part, parce qu’elle ne « sert (25) » à rien, d’autre part parce qu’elle ne « dit » rien, elle ne dit ni ne sert puisqu’elle se situe dans un au-delà du langage.

Cette vacuité propre à la poésie, cette place d’équilibriste dans lequel se trouve le lecteur d’un poème, je voudrais la maintenir ce soir. Je n’ai nullement l’intention d’opérer l’explication d’un poème en ce que le risque d’une interprétation, et je vous demande d’être bien attentif à ceci, l’effet produit par une interprétation — du coté du sens — est de refermer les choses, en quelque sorte, de reboucher le vide.
 

MADRIGAL
(sonnet)

Ainsi pour ton anni ma belle
versaire sévèrement je ne
t’achèterai ni le ci ni le
ça ni la quincaillerie telle

que collier moderne zingué
synchro bichromaté ni une
queue de cochon à visser
ni l’anneau qu’aucune

ne sait de levage femelle
ni moi pour ton uni
vers ma toute chère il n’y

a catalogué que bagatelles
de choses mortes et non
la vie profonde la vie sans nom

Christian Prigent (2007)
 

Ce qui fait que Jacques Lacan s’est intéressé à la poésie tient notamment dans les effets d’ouverture que produit un poème. La position de Lacan vis-à-vis de la psychanalyse a toujours été celle d’un refus d’une psychologisation, c’est-à-dire refus de produire un savoir qui vaudrait pour tous. Ce qui peut rendre la psychanalyse inaudible dans les média est la thèse que chaque cas est un cas particulier. En cela, Lacan n’était pas très éloigné de Freud qui demandait à ses élèves d’oublier la théorie face à un nouveau patient, mais Lacan a poussé un peu plus loin cette question là (26).

 Cette éthique (27)a donc naturellement conduit Lacan, à la fin des années 70, à défendre la poésie, ou plutôt à défendre la pratique de la psychanalyse comme un art poétique : « le sens, ça tamponne, mais à l’aide de ce qu’on appelle l’écriture poétique, vous pouvez avoir la dimension de ce que pourrait être l’interprétation analytique (28) » ; lorsque Lacan se réfère à la poésie, il faut tout de même préciser qu’il ne s’agit pas de toute la poésie, il s’agit de celle qui justement parvient à souligner et à maintenir une ouverture et ce n’est pas toujours le cas (29).
 

Prière

Ah donne-nous des crânes de braises
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides, des crânes réels
Et traversés de ta présence

Fais-nous naître aux cieux du dedans
Criblés de gouffres en averses
Et qu’un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent

Rassasie-nous nous avons faim
De commotions inter-sidérales
Ah verse-nous des laves astrales
A la place de notre sang

Détache-nous. Divise-nous
Avec tes mains de braises coupantes
Ouvre-nous des routes brûlantes
Où l’on meurt plus loin que la mort

Fais vaciller notre cerveau
Au sein de sa propre science
Et ravis-nous l’intelligence
Aux griffes d’un typhon nouveau

 

Antonin Artaud (1925)
 

Ce vide dont je vous parle depuis bientôt une heure, c’est le réel tel qu’il a été conceptualisé par Lacan. A savoir, très simplement, ce dont les mots ne peuvent rendre compte, le réel, nous dit Lacan « c’est l’impossible » l’impossible à symboliser : réel du corps, de la différence des sexes, de la mort par exemple ; le réel est ce qui peut précipiter l’angoisse, ce qui peut relever de l’obscène (30), en résumé, là où l’humain se cogne. Mais ce réel, et j’insiste bien là-dessus, est intimement lié au fait que nous soyons des êtres parlants ; les animaux n’ont pas affaire au réel, « le réel est un effet du langage, il est consécutif au fait que le langage ne permet pas de tout dire, qu’il y a toujours un impossible parce que le langage manque l’objet (31) ».

C’est autour de ce réel que peut se situer le poème, le poème qui « permet que s’écrive ce qui ne peut pas se dire  (32)» la poésie, c’est, nous dit Lacan, « une astuce » permettant de maintenir ouverte cette dimension (33). Le réel, nous dit la psychanalyste Simone Molina (34)« est ce qui travaille le poète en sous-œuvre, dans son appréhension muette et immédiate du monde » et de ne pouvoir se dire, grâce à la poésie ce réel peut se soutenir entre les mots qui le bordent.

Pour terminer, et peut-être vous permettre d’attraper autrement mon propos, je voudrais dire deux mots de la publicité. Le discours publicitaire s’appuie sur la poésie pour attirer notre attention, la publicité c’est une invitation au rêve (35) ; elle use par exemple largement de la métaphore en associant un produit, un chewing-gum par exemple, avec quelque chose qui n’a rien à voir, comme des jeunes gens qui font les fous sur une plage. Mais je voudrais vous faire remarquer ceci : c’est qu’à la différence de la poésie qui peut maintenir cette place du vide, ce vide qui a pour effet de nous éveiller, d’être vivant et désirant, la publicité n’évoque le vide que pour mieux le boucher avec son produit à vendre et en cela elle ne fait qu’agiter un leurre (36), autrement dit qu’elle ne se situe pas sur le versant du désir mais de la jouissance.


(1) Sigmund Freud, Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen, idées Gallimard 1979, p127

(2) 1)     L’œuvre comme illustration des théories psychanalytiques (la Gradiva, l’homme des sables…).

  1. L’utilisation de la lecture psychanalytique pour appréhender différemment l’œuvre (Moïse de Michel Ange, les 3 coffrets de Shakespeare…), c’est à dire ouvrir à de nouvelles significations.
  2. L’interprétation de l’œuvre à partir des souvenir de l’artiste (un souvenir de Léonard de Vinci…)
  3. le lien entre création et vie psychique, à partir de quoi crée t-on ? (Dostoïevski et le parricide…).

(3) Opus cité p71

(4) Idem p81

(5) Roman Jacobson, Qu’est ce que la poésie ? in Huit questions de poétique, Essais Seuil 1977, p46

(6) Idem

(7) Jean-Luc Cacciali, Journées de l’Ecole Rhône Alpes d’études freudienne et lacanienne, Chambéry septembre 2008, inédit.

(8) Ceci conduit l’écrivain Renaud Camus à souligner : "Veut-on faire taire un homme et le ridiculiser, il n'est que d'exiger de lui que chacune des propositions qu'il émet et le moindre de ses mots soient strictement exacts en tout point" in La grande déculturation, Fayard 2008, p19

(9) France Culture, Le bon plaisir de… Claude Lévi-Strauss, 1986

(10) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot 1967, p97

(11) Opus cité p99

(12) Qui est un alexandrin !

(13) Josée Lapeyrère, entretien avec Jean-Pierre Lebrun, Journées de Grignan sur le désir d’écrire, juin 2006 disponible sur le site de l’Ecole Rhône-Alpes d’Etudes Freudiennes et Lacanienne (www.ali-rhonealpes.org/)

(14) Jacobson, opus cité p47

(15) Michel Le Guern, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Librairie Larousse 1960, p72.
On soulignera que l’effet d’ouverture ne vaut pas pour toute métaphore, Michel le Guern évoque l’évolution historique d’une métaphore qui : « peut se schématiser ainsi : création individuelle, dans un fait de langage unique puis répété, elle est reprise par mimétisme dans un milieu précis et son emploi tend à devenir de plus en plus fréquent dans ce milieu ou dans un genre littéraire donné avant de se généraliser dans la langue ; au fur et à mesure de ce processus, l’image s’atténue progressivement, devenant d’abord une « image affective », puis « image morte » » (Opus cité p82). Quelques métaphores usées confirment ces propos : « il resta de marbre », « faire la queue ». Mais l’erreur de Le Guern est de s’arrêter sur la dimension imaginaire de la métaphore (« image morte »), c’est l’effet de franchissement de la barre du signifiant au signifié, effet d’ouverture, qui est déterminant, franchissement qui n’existe plus lorsque la métaphore ne relève plus d’une invention dans le langage.

(16) On pourra émettre l’hypothèse que l’abandon de tout académisme dans l’écriture poétique (abandon des vers, des alexandrins, etc.) procède de la tentative d’une écriture plus intime, de l’essais de la construction d’une langue qui soit personnelle. L’écrivain Michel Leiris évoque cela à propos de Mallarmé dont il dira qu’il « a réussi ce que peu de poètes pourraient se targuer d’avoir fait : se créer un langage parfaitement adéquat à son objet, un langage qui vise moins à décrire ou raconter qu’à déclencher certains mouvements de l’esprit » (Mallarmé, professeur de morale, in « Brisées », Folio essais 1992, p83). On relèvera aussi que le XIXe siècle est le siècle de l’abandon de l’académisme dans tous les arts, qu’il s’agisse de la littérature (Flaubert), de la sculpture (Rodin, Claudel), etc., il ne fait pas de doute selon moi que ce changement de rapport à la création est la résultante de la « scientifisation » du monde.

(17) Parce que l’absence de décollement signifiant/signifié rend peu probable notre propre décollage.

(18) Josée Lapeyrère, L’acte poétique et le nouage borroméen, Bulletin de l’ALI, N°57, mars 1994

(19) S. Freud, La technique psychanalytique, PUF 1981, p3

(20) Jean-Luc Cacciali, opus cité.

(21) Ce que Gilles Lipovetsky appelle « les scories du sujet », in L’ère du vide, Folio essais 1983, p78

(22) Jean-Paul Hiltenbrand, Remarques sur la honte, in Le trimestre psychanalytique, « L’avenir du symptôme », 3, 1995, p81

(23) Comment se fait-il que la langue française qui a longtemps été considérée comme la langue de l’invention littéraire et poétique n’ait plus cette place là aujourd’hui ? Peut-être parce que ce qu’on appelait « le génie français » n’était en rien lié à la langue elle même, à ce qui aurait été les qualités propres, les spécificités de la langue française. S’il y a eu un génie français, c’est parce que certaines époques ont favorisé un mode d’expression linguistique qui n’a plus sa place aujourd’hui, toutes les langues (de par la structure même de la langue), peuvent permettre l’invention dans l’écriture.

(24) Cité par Josée Lapeyrère, in L’acte poétique et le nouage borroméen. Dans un séminaire de 1978, Le moment de conclure, Jacques Lacan rejoindra Ponge : « Dire est autre chose que parler. L’analysant parle. Il fait de la poésie. Il fait de la poésie quand il y arrive, c’est peu fréquent » (20/12/77- inédit).

(25) On relèvera que l’étymologie de servir nous renvoie directement à l’esclave…

(26) L’un des motifs de la complexité de ses interventions tient dans ce refus de la compréhension qui ferme les choses, pour l’anecdote, à la fin d’un séminaire, Lacan interpelle les élèves du premier rang :

  1. « Vous avez compris ? »
  2. « … oui »
  3. « Hé bien vous vous trompez ! »

(27) Qui aujourd’hui est encore moins audible qu’elle ne l’était à l’époque pour les raisons que j’ai exposé plus haut.

(28) L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séance du 19 avril 1977, inédit.

(29) Les textes dans la chanson en sont très souvent la parfaite illustration, esthétisants, parfois boursouflés, « figé dans la contemplation de son image » (Lapeyrère) autrement dit ne ménageant aucune place au vide.

(30) Voir à ce sujet le séminaire de Lacan sur L’éthique de la psychanalyse dans lequel il cite un poème d’amour courtois aux : « limites de la pornographie, allant jusqu’à la scatologie (…) la dame se trouve soudain brutalement, à la place savamment construite par des signifiants raffinés, mettre dans sa crudité le vide d’une chose qui s’avère dans sa nudité même être la chose, la sienne, celle qui se trouve au cœur d’elle-même dans son vide cruel ».

(31) Alexis Chiari, journées d’étude sur le refoulement, opus cité.

(32) Michele Aquien, Poésie, Réel et réalité, in Poésie et Réel, colloque « Le point de Capiton », du 22 novembre 2003, p15

(33) En fait, les choses sont plus complexes que cela, la poésie vient à la fois masquer et dévoiler ce vide.

(34) La poésie, une margelle du réel ?, colloque « le point de Capiton », opus cité p7

(35) Dans son ouvrage sur la métaphore et la métonymie, Michel le Guern évoque qu’une des fonctions de la métaphore : « Pour convaincre, on se sert du raisonnement, de l’argumentation logique, on s’adresse d’abord à l’intellect. Pour persuader au contraire, il faut d’abord atteindre la sensibilité, provoquer une réaction affective. La persuasion sera d’autant plus efficace que l’intellect disposera de moins de prises logiques pour lui résister. Rien ne correspond mieux à une telle exigence que la métaphore. L’image qu’elle introduit reste une image associée, incorporée à la substance du message mais étrangère à la logique de la communication. On peut discuter une comparaison, la rejeter parce qu’on rejette le raisonnement par analogie qu’elle exprime ; on peut se refuser à admettre la correspondance qui fonde un symbole ; devant la métaphore on est démuni : la métaphore échappe à la critique rationnelle. (…) : elle est un des moyens les plus efficaces pour transmettre une émotion (…) qu’elle cherche à faire partager » (Sémantique de la métaphore et de la métonymie, opus cité p74, 75).

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