Ce titre pourrait être pris pour un pléonasme du fait que l'Autre est déjà « L'Ombre » si on le considère comme le lieu de l'Inconscient. L'Autre, trésor des signifiants nous enseigne Lacan, va nous déterminer en tant que sujet divisé par le signifiant : notre part d'Ombre est donc consacrée par cet Autre du signifiant ainsi que le Réel qu'il met en place et va pouvoir l'ordonner phalliquement autant faire se peut. Si nous maintenons ce titre, c'est en nous référant à ce roman de Léonora Miano, La saison de l'ombre, roman pour lequel elle a obtenu très justement le prix Fémina.

Cette « Ombre » qui va animer son roman est d'emblée quelque chose de tragique : la disparition au sein du clan (l'histoire se passe en Afrique subsaharienne en des temps reculés et loin de l'océan) de douze hommes après un incendie d'une partie du village. Une énigme se pose aux habitants et à la chefferie : que sont-ils devenus ? Un trou dans le Réel s'est creusé et il nous faut y répondre en donnant un sens à l'événement. Les membres du Conseil décident de consigner les dix femmes des fils disparus dans une même maison afin de circonscrire leur douleur pour qu'elle ne se communique pas à tout le village et ce sur les conseils de la matrone, une des personnalités principales du clan. La réponse donnée paraît injuste et ne donne aucune explication à l'énigme mais va tendre à stigmatiser ces dix femmes : l'une d'entre elles, Eyabe, s'y oppose courageusement pour chercher la « vérité » qui s'y loge, « vérité » toujours incongrue et surprenante voire subversive. Le peuple voisin, les Bwele, ethnie puissante avec qui ils entretiennent des liens pacifiques et commerciaux sont à l'origine de l'incendie : la capture des douze hommes se fait à leur avantage afin de leur éviter le même sort, c'est-à-dire d'être revendus comme esclaves aux « hommes aux pieds de poule », les « blancs » qui en font le commerce. Il est impossible aux Muongo d'imaginer d'avoir été trahis et abusés par leurs voisins, ancestralement peuple ami sans aucune déclaration de guerre à ce jour connue. La reine qui les gouverne d'une « main de fer » persuade le chef des Mulongo de leur non-responsabilité dans l'affaire ce qui arrange bien le clan qui est pacifique depuis des temps immémoriaux et dont le culte de la Vie est primordial. Il faut donc découvrir ailleurs la « vérité » des disparus ce que va s'employer à faire en vain le chef Mukano, très respecté au sein du village pour sa droiture et son honnêteté. À l'encontre de l'avis du Conseil, il va quitter le village pour sa recherche et finir asphyxier dans les marais sans parvenir à ses fins. Laisser à la dérive, le clan, sans chef, se désagrège jusqu'à sa mort « annoncée », retour de la violence forclose de son esprit pour réapparaître dans le Réel de la destruction : tous les hommes restants sont massacrés par les voisins « pacifiques » les Bwele ou vendus comme esclaves excepté deux femmes, Ebeise, la matrone et une autre perdue dans la folie. Le clan des Mulongo n'existe plus ; sa culture, ses mythes fondateurs, l'organisation sociale, tout a disparu à jamais. Il ne reste à Ebeise qu'à enterrer les morts et partir sur les traces du chef qui a péri dans les marais. Il détenait son pouvoir du fait d'être de sang royal transmis par la mère. Seules les femmes ménopausées pouvaient faire partie du Conseil des sages qui veillait à la vie du village et étaient respectées dans leur parole. Mais c'est autour des femmes survivantes que peut se perpétuer l'esprit des Mulongo, les hommes ont disparu et ne tiennent pas la route, le « bâton du chef » est rompu et ne fait plus référence. Elles aussi vont rencontrer les marécages mais être miraculeusement sauvées par le « nouveau peuple », celui qui va échapper à la terreur des « côtiers et des fils de l'eau » et qui a fondé Bebayedi, nouveau territoire et village protégés par les marais où les différents parlers vont se mêler pour créer une langue nouvelle, une culture nouvelle, un esprit nouveau avec le peuple comme voix et non plus celle des ancêtres et des dieux : le chef sera élu et destitué si nécessaire, le pouvoir ne sera plus transmis par le sang royal mais au plus méritant. Après la destruction, à partir de la marque même du vide s'invente un autre collectif qui donne à la fin du livre cette note d'espérance bien appréciée par le lecteur qui se voyait enliser dans la vase. À noter que le village de Bebayedi est construit sur pilotis comme émergeant de la boue par la force de ses piliers mais qui nous laisse à penser à sa fragilité tant il est à proximité de l'eau, au risque de son engloutissement permanent.

Le « nouvel Esprit » institué, la démocratie avec l'égalité de Droit, l'ensemble du roman ne peut que faire écho à nos temps actuels : l'abolition du patriarcat, la contestation continue du chef et de l'autorité, la revendication égalitaire et paritaire, l'effacement des limites, tout ceci nous rapproche des miasmes marécageux du roman et des Couleurs de l'inceste ce très beau livre de Jean-Pierre Lebrun dans lequel la mise en place de digues, de frontières ou leur remise en fonctionnement s'avèrent nécessaires pour « l'humanisation » des sujets du langage. Loin de nous la nostalgie du patriarcat qui a occasionné de si nombreuses guerres et cloué la langue des femmes.

D'ailleurs, dans le roman de Léonora Miano, le seul élément du clan favorable au patriarcat, Mutango, subit le supplice d'avoir la langue tranchée et devient l'esclave de la reine des Bwele.

Quoi qu'il en soit - et Jean-Pierre Lebrun nous le rappelle - le procès d'humanisation passe par le passage du monde maternel au collectif régi par la Loi du père, c'est-à-dire, la castration.

Certes, les hommes ont toujours su inventer des solutions à la problématique rencontrée et ce roman qui se déroule au sein du berceau de l'humanité, l'Afrique, peut nous laisser inaugurer, peut-être, une autre manière de prendre en compte le Réel.

        Bibliographie :

La saison de l'ombre de Léonora Miano, Éditions Grasset.

Les Couleurs de l'inceste de Jean-Pierre Lebrun, Éditions Denoël.