Lors de cette expérience inédite de confinement, il m’est venu l’idée de revisiter une ancienne lecture faite dans le contexte de l’épidémie du VIH dans les années quatre-vingt-dix. Ce nouveau virus, Covid-19 modifierait-il nos réactions ?

Cet ouvrage intitulé Peurs et terreurs face à la contagion(1), coordonné par la Société de démographie historique, est le fruit d’un partenariat entre historiens et médecins. À la lumière de l’étude des trois grandes contagions des XIXe et XXe siècle que sont le choléra, la tuberculose et la syphilis, cette recherche a pour objet l’histoire sociale de ces maladies.

Elle met en évidence les discours polémiques et les controverses acharnées entre médical et politique, révélant leur pouvoir et impuissance, la lucidité ou l’aveuglement des médecins et des autorités face à la nature et à la gravité du réel de ces fléaux. Au-delà, elle nous fait découvrir des attitudes sociétales face au « mal », chaque nouvelle épidémie réveillant des réflexes collectifs de suspicion, de défiance et de peurs, que l’on croyait appartenir au passé.

Il s’agit moins ici de développer l’histoire singulière de chacune de ces trois maladies évoquées dans l’ouvrage que de faire apparaître quelques traits qui semblent leur être communs, sans pour autant omettre le fait qu’une épidémie présente toujours des caractéristiques distinctes. Autrement dit son mode d’apparition, la rapidité avec laquelle s’exerce la contagion ou la forme de contamination en font un phénomène unique.

Lorsqu’une épidémie survient, en premier lieu les médecins se mobilisent dans la recherche de son étiologie et de ses modes de propagation. Parfois démunis de moyens d’investigations, leurs recherches s’effectuent de façon empirique et l’incertitude donne bien sûr naissance à de nombreux débats.

Au XIXe, certains pensent que le choléra se propage par l’air, d’autres affirment que sa dissémination est due aux déplacements humains. Ainsi thèse miasmatique et thèse contagioniste s’affrontent pendant que la maladie gagne du terrain. De façon identique, l’origine de la tuberculose, imputée soit à l’alcool, soit à l’hérédité, donne lieu à discussion. Rapidement le corps médical s’attache à faire la description de la maladie et à proposer des moyens d’éradication, tant médicaux que sanitaires, ces derniers s’avérant assez peu spécifiques. Par la suite, lorsque le véritable pathogène (vibrion, bacille de Koch, tréponème) sera mis en évidence, les diagnostics s’affineront et deviendront plus sûrs, contribuant à accroître l’autorité médicale. Viendront alors les âpres querelles concernant les traitements.

Les théories personnelles de médecins renommés sont parfois aux antipodes les unes des autres, certains optant pour des solutions mixtes. Ainsi, les remèdes contre le choléra relevaient-ils le plus souvent de l’art culinaire, de la saignée, de la fumigation, de la sudation alors que le véritable traitement aurait consisté à réhydrater le malade… La perfusion, solution prodige, ne sera inventée que cent ans plus tard…

Mais si le discours médical oppose différentes connaissances théoriques, les médecins mettent une volonté farouche à vouloir guérir. Ils sont souvent renvoyés à leurs difficultés à le faire, faute de pouvoir s’attaquer directement à la cause, c’est-à-dire au microbe lui-même, et en dépit de moyens thérapeutiques de plus en plus élaborés au fil du temps. Nécessité logique du temps de voir et du temps de comprendre ? Les traitements antisyphilitiques à base d’arsenic ou de mercure resteront malgré tout agressifs et les techniques chirurgicales pulmonaires telles que la thoracoplastie ou le pneumothorax seront mutilantes.

Les travaux des uns entretiennent ceux des autres et les recherches, progressant par tâtonnement et par à-coups, sont toujours jugées trop lentes, engendrant incertitudes et tensions, prudence, circonspection et espérance. Face aux limites de la thérapeutique, naissent alors des médecines populaires et parallèles, donnant lieu à une nouvelle guerre contre les charlatans et leurs potions magiques. Seul l’avènement des antibiotiques, traitement efficace, mettra fin aux polémiques de tous ordres et un terme définitif à la peur de la contagion.

Du côté des pouvoirs publics, afin d’établir les mesures de protection nécessaires et adaptées, il leur faut prendre la mesure de l’épidémie. Il s’agit donc de chiffrer les pertes humaines et cette évaluation quantitative sera la base de référence pour les investissements médicaux et sociaux futurs. La tenue des statistiques ne se fait d’ailleurs pas sans poser problème : lors des épidémies de choléra, de nombreux magistrats ne déclaraient pas les premiers cas de décès, souvent pas négligence, par ignorance, principalement pour éviter toute panique. Cette règle du silence réapparaît avec la tuberculose et la syphilis. Associée à la volonté de cacher une réalité de l’ampleur de l’épidémie, on assiste à la dissimulation des secrets honteux ainsi qu’à la manipulation et à l’utilisation des chiffres dans une visée moraliste.

Fondés sur le discours médical du moment, les choix dans la mise en œuvre des moyens de lutte dépendant du degré de conscience des autorités face aux dangers représentés par la maladie. Lorsque l’état des connaissances médicales s’affine, les attitudes face à l’épidémie diffèrent aussi, ces choix dépendent alors de la volonté politique de prendre en charge la maladie et ses conséquences.

Pour exemple, en Allemagne, lors d’une épidémie de choléra, les pouvoirs publics brêmois convaincus par le discours médical du caractère infectieux de la maladie préconisent, en plus des mesures d’isolement, des mesures sanitaires comme celle de faire bouillir le lait et l’eau. D’autre part, le réseau de distribution d’eau de la ville est filtré. Par contre à Hambourg, la position des autorités est de ne prendre aucune mesure allant à l’encontre des intérêts commerciaux de la ville, et afin d’échapper à la police sanitaire contrôlant les marchandises, les cas de décès sont cachés et aucune mesure n’est édictée. Dans notre pays, plus récemment en 1919, il est donné aux départements la charge d’organiser l’hospitalisation des malades tuberculeux. Certains construisent rapidement des équipements modernes, La Loire préfère utiliser d’anciennes stations sanitaires, quant au Rhône, il inaugurera son sanatorium en 1930…

Simultanément aux efforts médicaux, apparaissent peu à peu les mesures de prophylaxie sanitaire. Des moyens humains, légaux mais aussi de contrôle sont mis en œuvre au service d’une politique de type hygiéniste. Dérivé d’un discours de prévention, peut s’élever un discours moraliste. Celui-ci peut être à l’origine de législations plus ou moins répressives et peut donner naissance à des mouvements à l’allure de véritables croisades. Ainsi entre 1915 et 1919, on assiste à la réglementation des débits de boissons, à la suppression du privilège des bouilleurs de crus, ainsi qu’à la répression de l’ivresse publique et à la prohibition de l’absinthe. De façon identique, le combat s’engage entre ceux qui veulent entreprendre un strict contrôle sanitaire des prostituées et ceux qui pensent que cette surveillance ne servira qu’à alimenter la prostitution clandestine. Ainsi, la toute première hygiène s’avère devoir être une hygiène morale et c’est le maintien de l’ordre public qui avant toute chose est recherché face aux automatismes de peur.

Cette peur de la société est toujours réveillée en cas d’épidémie. Une fois survenue la réalisation de la contagiosité et les premières mesures de prophylaxie en place, en chacun se réveille le désir de préservation.

Corollaire de l’angoisse de mourir, la peur de la contamination génère d’inévitables rejets individuels et collectifs. La maladie est considérée comme conséquence d’une appartenance à tel ou tel groupe caractérisé comme particulier et étranger au sien bien sûr… Il est donc indispensable de repérer qui est malade et donc potentiellement ou sûrement dangereux. La recherche du bouc émissaire resurgit chaque fois.

Pour la syphilis, les principales coupables en étaient les prostituées. Si le choléra dont l’épidémie de 1832 fit des ravages fut tout d’abord la maladie des itinérants, des migrants, des militaires apportant la malédiction sur leur passage, elle fut ensuite celle des bourgeois accusés de vouloir empoisonner le peuple. Georges Sand en témoigne dans Histoire de ma vie(3). Plus près de nous Jean Giono s’est passionné pour l’histoire de cette épidémie en choisissant de décrire de façon aiguisée les réactions populaires terrifiantes de barbarie ou compassionnelles vis-à-vis des malades dans Le hussard sur le toit(3).

« Le choléra est un révélateur, un réacteur chimique qui met à nu les tempéraments les plus vils ou les plus nobles » écrit Giono et c’est l’oscillation entre appel à des mesures d’exclusion et mesures de compassion.

Un autre temps est celui de la stigmatisation de certains comportements. Place à la moralisation de la maladie, les malades sont responsables de leur triste sort. C’est le temps de l’accusation des mauvaises habitudes de vie et les bonnes règles de conduites sont prônées. Ainsi seront associées tuberculose et alcool, syphilis et mœurs dépravées. Ce faisant, la bonne société évite de trop examiner en face les conditions de vie les plus misérables des malades. Avoir la chance d’être épargné donne-t-il envie d’éloigner le mal ?

Choléra, tuberculose et syphilis appartiennent désormais au passé, tout du moins en Europe mais si cet ouvrage nous rappelle qu’elles existent encore, ailleurs, il présente pour nous trente ans après sa parution, l’intérêt de confronter passé et présent, ce qui était déjà le cas dans le contexte de l’apparition du SIDA.

Ces quelques lignes ne rendent pas compte de la richesse de cet ouvrage dont la lecture est un peu ralentie par de nombreux chiffres et statistiques légitimés par une nécessaire rigueur historique ; Néanmoins de nombreuses anecdotes résonnent avec notre situation présente et en particulier à propos de la cohabitation des différents discours qui sont autant de tentatives de lecture du réel. Qui décide ? Qui autorise ? Chaque discours va distiller une impuissance. Ils coexistent et ils ne peuvent dire la même chose. Les mêmes signifiants réapparaissent : protection, dépistage, isolement, hygiène collective, individuelle, responsabilité de l’état, efficacité de la science…

Et si nous sommes loin des questions liées aux contaminations sexuelles de la syphilis et du VIH, pourrons-nous identifier nos propres réactions à l’heure où le COVID-19 vient nous confronter à de nouveaux réels. Nos incertitudes sont-elles différentes ? Dans un communiqué du 8 mai 2020 de l’Académie Nationale de Médecine, intitulé Recherche clinique et Covid-19. La science n’est pas une option, nous pouvons lire ceci : « Trop de précipitation dans la communication, trop d’annonces prématurées, trop de discordes, trop de pressions de toutes sortes mais pas assez de science. ». Une science qui se découvre aujourd’hui plurielle, incertaine et contingente.

D’aucuns diront que peut-être avons-nous affaire, avec cette nouvelle épidémie, à une originalité ; nous semblons être au temps où le corps médical est à nouveau plébiscité, applaudi alors qu’il était hier si souvent décrié et dénigré. Impossible pour autant d’échapper au retour des antagonismes anciens. Aurons-nous affaire à de nouvelles logiques dans le lien social ? La fonction soignante en sera-t-elle réhabilitée ? La fonction hospitalière en sera-t-elle sauvegardée ?

Je ne résiste pas au plaisir de vous relater, pour conclure, le texte d’une vidéo humoristique découverte sur le Net où nous pouvons entendre une dame âgée lire son journal et faire ses commentaires à haute voix : « Alors au début ils nous disaient, oh ben le virus c’est pas si effrayant sauf que des fois si un petit peu… enfin pas du tout et puis il arrivera pas chez nous… sauf que maintenant c’est quand même une catastrophe planétaire, bon enfin passons… on a bien compris avant eux alors ce qu’il fallait comprendre… Alors, bon maintenant je récapitule, alors les masques ça sert à rien mais il faut quand même en porter, ça peut sauver, ça sert à rien mais ça sera peut-être obligatoire ; les magasins sont fermés sauf ceux qui sont ouverts, les gants on les trouve pas mais peuvent aider quand même, tout le monde doit rester à la maison mais c’est important de sortir. Alors si on attrape le corona on peut tomber malade sans symptômes, avoir des symptômes sans être malade ou être contagieux sans symptômes, bon… Après vous pouvez pas aller chez les personnes âgées mais vous devez vous en occuper donc il faut y aller quand même hein ! Et puis alors on compte le nombre de morts mais on ne sait pas combien de personnes sont infectées puisque jusqu’ici on a testé que ceux qui étaient morts pour savoir si c’est de ça qu’ils allaient mourir, bon ma foi… car notre président il dit qu’il faut tester ceux qui sont malades alors qu’il a pas encore compris qu’il y a des porteurs du virus qui sont pas malades et pis qui sont dangereux pour les autres ? Eh ben il aurait pu dire que quand on voit ce qu’on voit et quand on sait ce qu’on sait, on a bien raison de penser ce qu’on pense et puis ne rien dire… Allez portez-vous bien ! »Discours traduisant la plainte structurale du sujet confronté à la faille permanente entre ce qu’il demande et ce que l’autre lui offre en réponse, laissant supposer que cet autre ne fait vraiment pas ce qu’il faut, ce qu’il faudrait…

Une demande qui ne trouve pas son destinataire. Une autre façon de traiter le réel ?

 

1 BARDET G., BOURDELAIS P., GUILLAUME P., LEBRUN F., QUETEL C. (sous la direction de), Paris, Fayard, 1988.

2 SAND G., Histoire de ma vie, 1855

3 GIONO J. Le hussard sur le toit,1951