Luce ne crie jamais et elle n'a jamais faim .Elle essaie de faire naître une étincelle dans l'œil de la Varienne  en ne la quittant pas des yeux mais c'est peine perdue, la Varienne est toujours muette ; Quand on s'adresse à elle, « elle porte son regard sur la bouche de celui qui parle. L'esprit colle à chaque chose prise sous le regard. Aucun espace n'a réussi à écarter même infimement l'esprit de l'œil. Aucune place ne s'est faite là. A l'intelligence, il faut un espace pour se poser (…) Entre le regard et l'esprit de la petite, une aile papillon, juste une s'est déployée. »

Luce ne crie jamais et elle n'a jamais faim .Elle essaie de faire naître une étincelle dans l'œil de la Varienne  en ne la quittant pas des yeux mais c'est peine perdue, la Varienne est toujours muette ; Quand on s'adresse à elle, « elle porte son regard sur la bouche de celui qui parle. L'esprit colle à chaque chose prise sous le regard. Aucun espace n'a réussi à écarter même infimement l'esprit de l'œil. Aucune place ne s'est faite là. A l'intelligence, il faut un espace pour se poser (…) Entre le regard et l'esprit de la petite, une aile papillon, juste une s'est déployée. »

« Telle mère, telle fille », ce sont des demeurées comme on les appelle au village. Luce et La Varienne dorment dans le même grand lit. Mais tout le monde l'a dit : l'école est obligatoire, et le premier jour de classe va ravir Luce à la Varienne. Sans la petite à ses cotés, elle n'existe plus. Luce va alors abandonner son cartable, donné par la maîtresse, objet étranger qui fait reculer sa mère. Elle n'apprendra rien et restera toujours avec sa Varienne.

« Comment une petite fille aussi sage peut-elle rester aussi ignorante ? » s'interroge Mademoiselle Solange, l'institutrice. Luce n'apprend rien, ne retient rien. Pourquoi Luce ne veut-elle rien savoir de ce savoir qu'elle serait prête à lui dispenser ?
« Le savoir est obligatoire » vient alors dire Melle Solange, franchissant le seuil de la demeure. Après cette intrusion et ce commandement, Luce va retourner dans le lieu du savoir obligatoire.

Dehors, Luce a rencontré le regard et la voix des autres. Ainsi «  l'étranger s'est glissé entre la mère et sa petite. » Elle se raccroche à un petit quelque chose dans sa poche, une dent, un petit quelque chose qui vient du corps et qu'elle caresse pour se rassurer et adoucir cette coupure.

Luce emploie toute son énergie à résister, elle refuse que la maîtresse s'adresse à elle et cet espace d'une place qui lui est fait. Peut-elle aimer cet Autre sans qu'il y ait péril en la demeure ?
Melle Solange, veut mener Luce au seuil du monde, par les mots et l'ordre des choses, « c'est toute sa vie à elle », alors « elle y met toute sa foi », toute son attention.
La première chose qu'il faut savoir écrire c'est son nom : Luce M.
Alors, ce nom écrit, là, c'est trop pour Luce qui s'enfuit. Le son de cette lettre M lui suffisait. C'est trop tard…les mots sont là…  « Le nom veut entrer en elle » et «  elle a beau vouloir le chasser de toutes ses forces, le nom la poursuit ».
De retour, Luce se jette contre le corps de sa mère. Pour elle, «  il n' y a pas d'autre vérité, tout est là » dans le monde des choses. Ces choses doivent demeurer en l'état.
Mais plus rien ne sera comme avant. Depuis ce forçage des sons arrivent. « Le nom est entré. Rien ne peut le faire sortir. » Luce tombe alors très malade, au point d'en faire jaillir une vraie plainte de la bouche de La Varienne et elle va alors enfin exister dans le regard de sa mère, elle a enfin su faire naître «  un temps d'amour ignoré de tous ».

« Comment se fait- il qu'un nom ait pu faire disparaître une enfant ? » Melle Solange reste seule avec cette question. Le départ de Luce a laissé, pour elle aussi,  une place vide. A son tour, c'est Melle Solange qui va «  s'enfoncer dans l'étrangeté » et «  elle éprouve la sensation d'avoir été, elle, soustraite ». C'est elle qui demeure maintenant, habitée par cette question : «  Comment ne pas se demander si c'est un bonheur ou un malheur d'apprendre ? ». Sans pouvoir se résoudre à retourner une seconde fois chez La Varienne, elle va demander à Hélène d'aller prendre des nouvelles de Luce.
Luce va ainsi apprendre que son institutrice est tombée, elle aussi très malade. Elle repense au cahier «  rien que pour elle ».En cachette de sa mère, elle va alors explorer à nouveau ces objets venus du monde de l'école, du monde des mots.

De ce monde des mots, La Varienne a rapporté un paquet de fils emmêlés ; Luce va sérier chaque couleur et tresser les fils multicolores. Un jour elle va composer un dessin et «  broder son monde ». Quand Hélène revient rendre visite à Luce, lui parlant invariablement de l'école, Luce brode en silence mais quand La Varienne va ensuite rapporter un abécédaire qui lui a été donné pour la petite, elle va y retrouver les lettres de son prénom et puis le S de Melle Solange… L'enfant va aimer « en reproduire les boucles et les traits » et y trouver «  une étrange paix », emportée hors de la demeure. Elle va faire «  ce lent voyage » et « entre dans l'alphabet ». Les mots qui semblaient oubliés s'avèrent être bien là, effrayant par leur présence.
La lettre S évoque Melle Solange et Luce a envie de «  l'écrire tout entier ». Cette envie, c'est «  une force juste née ». Cela doit rester secret, Luce craint le chagrin de sa Varienne.

Le livre de Jeanne BENAMEUR vient nous parler de la coupure et du corps engagé dans l'écriture. Il évoque la trace, l'inscription et l'émergence du signifiant qui vient faire frontière entre Luce et le corps silencieux de sa mère. La lettre M comme la lettre S fonctionnent pour Luce comme des caractères distinctifs, instaurant cet espacement lui permettant de sortir d'une captation imaginaire, créant ainsi pour l'enfant un autre lieu. Il n' y a plus de continuité possible.
Le point de croix de la broderie du dessin puis des lettres c'est un franchissement auquel Luce consent ; la croix, dont Lacan dans le séminaire du désir et son interprétation nous dit qu'elle est le signifiant spécifique pour rendre présente l'absence et garder la trace effacée.

La rencontre de Luce apparaît comme fatale pour l'institutrice. Que s'est-il passé pour elle ? Est-ce le simple effet de la remise en question de son désir de bien faire ?
Je dirais qu'elle a sans doute aperçu, au-delà, quelque chose d'une complétude perdue.


Bibliographie
Les demeurées de Jeanne BENAMEUR Edition Denoël Coll.Folio2000