Journées de Paris 12-13 mars 2005

Transfert et parole, à partir du film "Rosetta"

Pour inscrire mon travail dans ces journées sur l'articulation entre psychanalyse et champ social, et pour suivre notre interrogation sur la possibilité qu'existe un travail social qui ne soit ni politique ni théologique, j'ai souhaité prendre comme point de départ une expression que l'on entend fréquemment en supervision : « Il faudrait envoyer ce jeune chez un psychanalyste pour qu'il puisse parler de ses difficultés ».
Souvent, c'est plutôt bien vu : c'est vrai que ce jeune a une histoire compliquée, qu'il est pris dans une subjectivité volcanique ou apathique et qu'il n'y comprend rien. C'est vrai aussi qu'il n'est pas abusif de recourir au psychanalyste quand il s'agit d'aller parler. Seulement le problème c'est que le jeune, lui, chez le psychanalyste il ne veut pas y mettre les pieds, il crie à son éducateur qu'il n'est pas fou, que pour lui ça va, qu'il ne voit pas ce qu'il irait chercher là-bas, bref ! qu'il ne manque de rien.
Effectivement, souvent il ne manque de rien. On va dire que pour lui la question du manque n'est pas repérée, n'est pas opérante, même si par ailleurs il se sent constamment lésé et ne cesse de hurler à l'injustice. Si pour ces jeunes le manque, qui se met en place en même temps que la subjectivité, n'est pas opérant c'est parce que fort souvent ils ont eu affaire non pas au manque dans la parole mais toujours au manque dans la réalité et non référé à la parole d'un autre.
Pour illustrer mon propos, et dans la suite du travail de Claire Caumel, je prendrai mes illustrations cliniques dans le film "Rosetta", réalisé en 1998 par les frères Dardenne.
Ainsi, pour illustrer le manque non référé à la parole on peut se souvenir de cette scène très violente où, dans un silence où ne résonnent que les bruits du corps, Rosetta et sa mère se battent, sans une parole. La mère fait tomber Rosetta dans la rivière. Rosetta qui est en train de se noyer hurle «maman, maman» à plusieurs reprises mais la mère est déjà partie en courant. Un tel manque dans la réalité ne permet pas d'inscrire le manque dans la parole. En effet, inscrire le manque ne consiste pas seulement à manquer. Il faut que cela renvoie à cet objet perdu que l'Autre recèlerait. Pour cela il faut que l'Autre parle et que la parole de l'enfant ait quelque effet sur lui. Mais pour ces enfants que l'on va dire carencés, quand c'est à ce point-là que l'Autre ne répond jamais dans la réalité, ces enfants qui ont manqué de tout, c'est à dire à qui on n'a jamais parlé, le manque n'est pas inscrit car il est trop réel.

Il me semble que pour ces jeunes, l'éducateur alors peut être celui qui va leur permettre d'avoir affaire avec le manque mais pris dans la dimension signifiante et pas seulement dans la dimension de réalité. C'est à dire que l'éducateur peut occuper pour un jeune la place de celui qui saurait que pour lui du manque il y a. Entendez-moi bien, il ne s'agit pas de savoir de quoi manque ce jeune. Cela on en a la liste dans les informations fournies par son dossier social ou judiciaire : il manque l'école, il manque de respect, il manque à tous ses devoirs. Il s'agit que quelqu'un veuille bien endosser cette place d'en savoir un brin sur le fait que ce jeune a affaire au manque signifiant c'est à dire à un manque qui le lie à l'Autre.
C'est à se faire support d'un savoir sur le fait qu'il y a du manque que résistent actuellement les institutions. Je prendrai pour l'illustrer ce fait que, à ma grande surprise, on ne fait presque plus jamais d'anamnèse dans les institutions pour adolescents, qu'elles soient institutions éducatives ou institutions soignantes. L'anamnèse n'est plus requise. Mais si on ne fait plus d'anamnèse et qu'on interprète dans le présent sur ce qui manque alors on ne peut plus occuper cette place de supposé savoir sur le manque.
Pourtant, l'anamnèse (et pas seulement les informations objectives du dossier) parce qu'elle oblige à reprendre les faits objectifs dans une parole subjective permet souvent de repérer pour un sujet les moments de rupture qui ont précédé les exclusions et qui sinon restent cachés. Elle permet surtout d'entendre la vivacité de signifiants ou de formulations qui insistent et se répètent. Entendre et reprendre les signifiants de quelqu'un c'est aussi une façon de faire accueil à sa parole et à son savoir. Et c'est ainsi que se met en place le transfert. Le transfert ne nécessite pas qu'il y ait d'emblée une demande. Il peut se mettre en place même sous le coup d'une injonction aussi contraignante que celle du judiciaire, dès que la parole est en jeu et que le sujet peut entendre ses propres signifiants repris par l'autre.
Dans le film "Rosetta" , le jeune homme entend combien insiste pour elle le signifiant "avoir un travail". Ce n'est que lorsqu'il repère ce signifiant et lui réadresse que peut s'installer pour Rosetta la possibilité d'une relation avec lui, d'un transfert. Alors que lorsqu'il l'avait invitée à dîner et à danser, avec beaucoup de délicatesse pourtant, cela lui avait donné une crise de mal au ventre.
Bien sûr ce travail est au noir et bien sûr elle va trahir sa confiance, dans un premier temps. Mais, malgré tout, cela nous permet de repérer que le seul lieu habitable pour un sujet est celui de ses signifiants. Il me semble qu'entendre et prendre en compte les signifiants de l'autre provoque toujours un effet d'apaisement, même s'il n'est pas immédiat. Quand je parle ici d'effets d'apaisement je ne fais pas allusion à ce qui relève d'un effet tranquillisant qui est parfois une conséquence de la relation éducative et qui va plutôt dans le sens de soulager le sujet des effets de son savoir et de sa subjectivité : tranquille dans sa bêtise et son ignorance ! Non, la véritable mise en jeu de la parole, si elle a des effets d'apaisement, ne nous épargne pas l'incompréhension, le hiatus et l'équivocité.
Il ne s'agit pas non plus, là, de faire de la psychothérapie en douce. Ce n'est pas parce qu'on prend le temps d'écouter et de parler qu'on fait de la psychothérapie. Les éducateurs et travailleurs sociaux ont beaucoup le souci de reste dans les limites de leur fonction, et la diffusion du discours psychologique leur a bien fait entendre que la psychothérapie n'était pas de leur registre. Pourtant prendre en compte la dimension signifiante avec ses effets de manque et de transfert relève éminemment du travail possible pour un éducateur. Et le superviseur en institution peut avoir comme rôle parfois simplement de soutenir la possibilité de cette position pour un éducateur.

Est-ce que cela a à voir avec la question théologique, puisque c'est ainsi qu'est formulé l'argument de ces journées ? Le travail social est-il théologique au sens où il relèverait d'une mission ? La question ne se pose pas seulement parce qu'historiquement le travail social et éducatif s'est développé en milieu religieux. La question se pose parce qu'elle se pose à la structure. En effet, chaque fois que le transfert est à l'œuvre la question est posée bien sûr de « que me veut l'Autre ? » mais également de « qui parle dans l'Autre ? ». Y a-t-il quelqu'un qui me parle, qui me répond, une instance qui attend quelque chose de moi ou pour moi ?
Souvenez-vous de Rosetta, le soir, seule dans son lit, qui se met à murmurer : « Tu t'appelles Rosetta, je m'appelle Rosetta. » « Tu as un vrai travail, j'ai un vrai travail. » « Tu as un véritable ami, j'ai un véritable ami. » « Tu ne tomberas pas dans le trou, je ne tomberai pas dans le trou. »
Elle fait sa prière. Elle qui n'a aucune parole de sa mère à se mettre sous la dent, elle trouve ainsi à psalmodier cette prière qui la lie à l'Autre. Elle ne peut dire je qu'après avoir dit tu, qu'après avoir entendu qu'on lui disait tu, et peu importe qui le dit. Elle met en œuvre le fait que dans l'Autre il y aurait quelqu'un qui lui parle et qui attend d'elle tout ce qu'elle énumère. C'est une croyance, et cette croyance lui permet de soutenir son existence au-delà de l'abandon dans lequel la laisse sa mère.
Cette question de la croyance me paraît essentielle dans le travail social et éducatif. Et l'éducateur sera parfois la première personne qu'un jeune rencontre et auprès de qui il pourra ébaucher la question de son lien à l'Autre, la question d'un Autre pour lui, et ceci non pas parce qu'on va lui expliquer ou le convaincre mais du seul fait de mettre en œuvre sa parole dans une adresse. L'éducateur est parfois la première personne qui va lui supposer un savoir.
Rosetta dit à son ami : « quand tu étais dans l'eau, je ne voulais pas que tu t'en sortes » et il lui répond : « pourtant tu m'as aidé à sortir ».
C'est à dire que bien qu'elle l'ait largement abandonné à la noyade avant de s'occuper de l'aider, malgré tout il lui suppose un au-delà de ses comportements. Il ne se contente pas d'un regard sur ses actes mais il lui suppose un rapport à l'Autre qui la mènerait dans la vie et d'où s'originerait son énonciation. Il souligne l'équivocité du désir. Ce que fait là ce jeune homme peut relever bien sûr de la position du psychanalyste, mais cela peut relever également de la position d'un éducateur qui ainsi ouvrira pour l'autre la question d'un savoir inconscient et d'un rapport à l'Autre. Ainsi, ce n'est que lorsque cette question du savoir inconscient sera un peu ouverte qu'un jeune pourra ensuite, dans un deuxième temps, aller parler en son nom chez le psychanalyste.

Peut-être qu'en disant ceci je vous donne l'impression de soutenir une position religieuse où pour pouvoir parler il faudrait croire que dans l'Autre il y a quelqu'un.
Je voudrais plutôt vous rendre sensible ce point de structure où notre aliénation dans le langage nous amène à nous trouver confrontés au « Che Vuoi ? », « que me veut l'Autre ? » dès que le désir advient. Et repérer dans notre élaboration théorique, ou dans notre parcours analytique, que l'Autre est un lieu vide ne nous dédouane pas de nous trouver pris dans la croyance d'un savoir et d'un sujet dans l'Autre.
Mais permettre à quelqu'un de croire, c'est à dire lui supposer un savoir inconscient, un lien à l'Autre, cela ne veut pas dire être soi-même dans une position religieuse. Je dirais même que c'est parce que l'éducateur ne sera pas dans une position religieuse qu'il pourra supporter que s'éveille chez un jeune la question de son aliénation. C'est à dire que l'éducateur saura que cela s'adresse à un Autre au-delà de lui, et que cet Autre il ne se sentira pas obligé de l'incarner. C'est aussi pour cela qu'il pourra supporter que ce jeune ne réponde pas à ses attentes éducatives.
En effet, et a contrario, plus on est dans une position religieuse, plus on exige que l'autre réponde (autre ou Autre). C'est ainsi qu'on voit des institutions éducatives supporter sans broncher tout un tas de dysfonctionnements ou de distorsions de la part des jeunes qu'elles accueillent par rapport à une exigence éducative que l'on dira basique ou par rapport à un règlement intérieur. On tolèrera toutes les jouissances mais ce qu'on ne supportera absolument pas c'est que le jeune ne soit pas "réglo" dans ses engagements vis-à-vis des attentes de l'éducateur, et c'est parfois le seul motif qui viendra sous-tendre une sanction. Ce qui bien sûr aura comme premier effet de réveiller la paranoïa ambiante.

La seule façon de prendre en compte l'aliénation et la croyance sans se faire militant d'un discours religieux ou théologique consiste à bien vouloir occuper cette place du sujet supposé savoir non pas au titre d'une maîtrise, d'une compétence, d'un discours, mais seulement au titre de semblant, place de semblant à laquelle nous assigne le langage. Ce n'est pas du tout facile en tant qu'éducateur d'occuper cette place d'être support d'un transfert car à écouter ou à soutenir ce qu'il en est de la croyance chez celui dont on s'occupe, ce qu'on rencontre alors c'est le Réel de notre propre division. C'est cela que les institutions ne supportent pas et contre quoi elles luttent fort vaillamment en mettant en place moult dispositifs qui n'ont d'autre but que de protéger des effets du transfert.

S'il est si difficile de supporter cette rencontre avec le Réel c'est parce que ce Réel renvoie toujours au Réel sexuel. C'est à dire que dès qu'un sujet peut parler en son nom et soutenir sa parole alors la question du sexuel vient s'inscrire à l'ordre du jour. Parce qu'au lieu de l'Autre le sujet advient et dans sa subjectivité et dans sa sexualité.
Quand Rosetta commence à pouvoir parler en son nom et à faire une place à l'autre alors instantanément il y a place pour ce jeune homme ; cela ne fait pas une place pour que ça aille mieux avec sa mère, cela fait une place pour ce jeune homme.
De plus le Réel que nous rencontrons dans la parole, à l'horizon du réel sexuel c'est le réel de la mort. C'est à cela que résistent les institutions qui souvent préfèrent être pétrifiées avant que s'ouvre la moindre parole plutôt que d'avoir affaire aux effets de la parole qui sont liés au réel sexuel et à la mort.

Pour conclure, je dirais que j'espère vous avoir rendue sensible cette circularité du transfert entre le jeune et son éducateur puis entre l'éducateur et l'analyste superviseur.
J'ai été très intéressée par ce qui se disait et se débattait hier concernant la bande de Moebius et la circularité entre le discours éducatif et le discours psychanalytique. Sans doute cette circularité du transfert amène-t-elle à une circulation moebienne mais pour autant il me semble qu'entre discours éducatif et discours psychanalytique cela ne tourne pas rond si aisément. Et entre l'analyste superviseur et les éducateurs non plus cela ne tourne pas si facilement ; et ceci même si les éducateurs viennent en supervision de leur plein gré, même s'ils sont demandeurs, même s'ils ont confiance et même s'ils parlent.
En effet, que l'on soit psychanalyste ou éducateur le transfert oblige à bien vouloir occuper cette place de sujet supposé savoir. Et sauf à l'occuper en l'incarnant ou encore au titre de la séduction qu'opère actuellement le discours analytique, cette place ne pourra être occupée qu'au titre du semblant.
Si cela provoque pour chacun une possibilité de parole, cela provoque surtout et instantanément un effet de perte, de manque qui fait qu'entre ces deux places cela ne tourne pas toujours rond si facilement. Là où la parole creuse une altérité on a plutôt affaire au non-rapport et au hiatus plutôt qu'à la complémentarité ou à la compréhension.
C'est sur ce point que, pour moi, ces films des frères Dardenne et particulièrement "Rosetta", ont à voir avec le travail social. En effet, la violence de ce film, la crudité des paroles et des images, et le style caméra à l'épaule si insupportable, tout ceci ne peut que nous rendre sensible ce réel auquel nous avons affaire dans la parole ; et l'effort que nous devons faire pour regarder ce film n'est pas sans rapport avec l'effort auquel le sujet doit consentir pour s'extraire de son ignorance et pour mettre en oeuvre les signifiants qui lui viennent de l'Autre.