Journées de Gap - 2 et 3 octobre 2004

Je vais parler de la question de l'enseignement et de la transmission à partir de mon expérience dans un centre de formation pour adultes où j'interviens en tant que psychologue pour le conseil et l'orientation. Je suis là pour écouter, conseiller, orienter les  demandeurs  de formation, et aussi pour établir avec ceux qui en font la demande un lien permettant de parler des questions, difficultés ou incertitudes qu'ils rencontrent dans leur choix d'orientation professionnelle.

Dans mon exposé, je vais d'abord présenter succinctement le contexte du centre de formation des adultes où je travaille puis j'aborderai les questions que je me pose à partir des demandes d'orientation qui me sont adressées habituellement. Y a t il encore place pour un sujet dans le cadre de la formation universitaire, comment le désir de savoir est-il articulé aux demandes de reprises d'études ? Quel travail pouvons-nous faire au titre du conseil et de l'orientation dans les conditions actuelles ?

Le centre de formation où j'interviens est rattaché aux universités grenobloises et accueille des adultes pour des reprises d'études supérieures et des formations diplômantes. Je parlerai aujourd'hui plus particulièrement à partir des situations et des enseignements dispensés pour l'obtention d'un diplôme équivalent au baccalauréat, en quelque sorte un bac pour adultes. L'organisation des cours ressemble à celle du lycée (matières fondamentales, cours oraux professés par un enseignant formateur, contrôle de connaissances, positionnements pédagogiques à l'entrée et en cours de cursus). La particularité de l'organisation est de permettre un accès modulaire, échelonnable dans le temps et avec une planification rendant la reprise d'études compatible avec la continuation d'une activité professionnelle ou la recherche d'un emploi (cours du soir). L'activité professionnelle est d'ailleurs un des critères du statut d'adulte autorisant une inscription dans l'établissement.
D'autres formations répondent aux mêmes critères d'organisation ouverte à des personnes possédant déjà un niveau bac et désirant suivre des études supérieures diplômantes du Conservatoire National des Arts et Métiers, filières menant vers des diplômes d'ingénieurs, ou des études supérieures universitaires.
Le CUEFA propose ces parcours de formation individualisés depuis une quarantaine d'années et a permis à beaucoup de grenoblois ayant vécu des situations d'échec ou de rupture du cursus scolaire classique de reprendre des études supérieures et d'accéder à des diplômes universitaires, de se remettre sur les rails à partir du travail d'études qu'ils ont pu engager.

Une fois cette rapide présentation du contexte institutionnel faite, je vais parler des constats qui sont à la source de la contribution que je vous propose aujourd'hui dans le cadre de ces journées sur la transmission, deux constats principalement qui touchent et modifient les conditions habituelles de l'enseignement mais aussi de l'orientation :
D'abord la pression institutionnelle qui impose une politique plus libérale que pédagogique. Il faudrait qu'il y ait une adéquation entre La demande (avec un grand L) du public mis en position de client, et la réponse apportée tant sur le plan pédagogique qu'organisationnel. Cette demande sociale amène une multiplication de dispositifs et d'outils, par exemple les Nouvelles Technologies de l'Information (informatique en ligne), afin de rendre accessible partout, pour tous et rapidement les contenus d'enseignement, afin de simplifier, de faciliter l'accès aux connaissances. Cette visée idéale soumise à une politique  économique  égalitaire et utilitariste, mais aussi consécutive aux avancées technologiques n'est pas sans effets et tout particulièrement en mettent à mal les coordonnées habituelles de l‘enseignement, transmission portée par le transfert sur un enseignant, clé d'un investissement et d'une motivation amenant à la réussite et où peut se décrypter un choix d'orientation, parfois dans l'après coup. J'y reviendrai plus loin.
La seconde évolution concerne les publics reçus. Les demandes se formulent souvent en termes de complétude : « faire une formation complémentaire », «trouver une formation qui vienne compléter son curriculum vitae »… avec une indétermination complète du champ de savoir nécessaire, et cela en dépit du nombre important de bilans de compétences, d'orientation, d'insertion, qui jalonne le parcours de ces personnes. Ces tableaux donnent l'impression d'une précarité de la demande des individus, mais aussi d'une précarisation tant sociale et professionnelle, que psychique et économique. Lors des entretiens, j'entends souvent une expression de refus, de rupture ou encore une impossibilité à s'inscrire dans la chaîne signifiante familiale, en quelque sorte un désarrimage des coordonnées historiques personnelles et familiales au profit d'une revendication d'autonomie du choix, d'autodétermination. Le recours aux tests d'orientation et la contractualisation dans des projets professionnels s'y substituent. Cette instrumentalisation par des tests multiples de motivation, de personnalité, parfois pédagogiques confortent les sujets dans une sorte d'illusion qu'il y aurait pour eux à trouver la bonne voie, le bon métier, celui ou celle qui serait vraiment fait pour eux. D'ailleurs ce sont des termes souvent entendus, « ce métier, ce travail c'est pas moi, j'ai été mal orienté », « je cherche une formation où je serais vraiment moi-même » ; d'où cette recherche qui s'exprime d'ailleurs souvent comme une demande expresse, un dol auquel il faudrait répondre ou compatir, d'une correspondance totale entre le  moi  et une hypothétique formation. Il est aussi interrogeant que cette demande s'exprime dans un cadre de formation universitaire. Cette tension amène certains, et ce n'est pas rare, à quitter prématurément leur place actuelle pour changer, changer point, c'est un idéal qui concorde avec un idéal social de mobilité professionnel qui pose l'individu comme tout puissant. Ces situations de plus en plus fréquentes m'ont d'ailleurs poussée à participer à un dispositif grenoblois, Emergence, investissant la parole et dont la visée est de permettre pour certains un décalage subjectif par rapport à des situations répétitives d'échec, ou d'abandon.
Nous sommes donc embarrassés devant ces situations où ce qui pourrait être entendu comme un passage à l'acte, quitter son emploi, précède non seulement l'effectuation d'une autre voie possible, mais aussi sans qu'il y ait eu la moindre élaboration intégrée de ce souhait de changement. Ainsi pourrions-nous définir la précarité que nous rencontrons comme une difficulté ou une impossibilité à entrer ou à se maintenir dans les dispositifs socio professionnels de l'échange pour des raisons qui tiennent aussi à la position du sujet.

Dans les demandes de reprise d'études, on entend une oscillation d'une demande du côté de l'avoir, obtenir un diplôme  estampille ouvrant la voie à une reconnaissance symbolique ; c'est par exemple un but « avoir mon bac » « faire des études supérieures » « j'ai toujours rêvé de faire de l'histoire »…
Et une oscillation du côté de l'être « se compléter » pour venir répondre à une hypothétique demande sociale d'être le bon objet répondant aux critères de polyvalence professionnelle.
Lorsque la demande recouvre cette finalité de réparation, les situations d'abandon, d'échec sur le plan pédagogique, sont plus fréquentes même si le dispositif est conçu pour permettre l'inverse. Car pour ceux-là la simple inscription dans le cursus vient oblitérer le nécessaire investissement de travail intellectuel nécessaire à une progression pédagogique, investissement intellectuel qui ne parvient pas à se faire. Le refus de la disparité des places enseignant/enseigné, la revendication de client ou de victime d'un système injuste qui doit réparer le préjudice subi nous pose quelques difficultés ; car comment situer le désir de savoir dans cette économie ? Comment l'appropriation des connaissances peut-elle se faire si la question du désir inconscient ne peut s'actualiser dans une demande adressée ?

L'évolution des publics et du contexte institutionnel, l'annulation ou les modifications des conditions du transfert, et la précarisation au sens large des demandes, ont ceci en commun en terme de conséquence immédiate et symptomatique : l'urgence… pour les uns et les autres :
Il s'agit d'aller VITE, si ce n'est de faire VITE ; vite avoir son équivalent du bac pour rattraper le temps perdu car le temps passe, vite nous dit t on et il est déjà tard (quel que soit l'âge), et le chômage guette comme la peste, sans parler des conflits de travail où l'on est PRESSE (comme un citron) vite adapter l'offre de formation et les modalités d'organisation aux nécessités du marché de l'emploi, d'un marché chaotique et imprévisible même sur du court terme.
Paradoxalement cette volonté d'aller vite entraîne l'inverse : une panne du sujet, tant institutionnel qu'individuel. Retour permanent à la case départ, annulation des projets investis, impression de stagnation, les grands projets imaginés et contractualisés par exemple dans les bilans de compétences ou dans les réunions de restructuration s'étiolent et disparaissent sans laisser de traces ; nous voyons bien que vite, ça patine. Cela ne saurait étonner les psychanalystes qui situent le vouloir du côté de l'instance moïque et de l'imaginaire. La non-prise en compte du S1 pour chacun entraîne une désorganisation dans la mise en place de la chaîne signifiante et l'emballement des S2 non vectorisés.

Alors, comment repérer les effets différents des discours de l'imaginaire selon la structure du sujet ? Il n'est pas simple d'entendre quelle structure anime ces discours repris de la norme sociale, des discours « courcourants ».
Ainsi cette femme qui arrive dans mon bureau avec une demande de formation supplémentaire : qu'elle dise supplémentaire n'est pas la même chose que de dire complémentaire. Pourtant pour elle aussi il y a une urgence car l'entreprise va délocaliser son activité, elle est harcelée au travail par son supérieur hiérarchique, on la met en quarantaine (ce qui entre parenthèses n'est pas loin d'être son âge). Cette pression, cette urgence, elle l'exprime autour de conflits, liée à sa condition de femme dans un milieu de travail masculin, position d'exception dont elle parle ainsi : « c'est un milieu d'hommes, ils sont machistes, misogynes, ils ne supportent pas les femmes » . Dans son unité de travail, elle est la seule femme technicienne, technicienne comme eux. Cela engendre des rivalités. Et c'est donc en tant que femme qu'elle serait exclue. On entend bien dans ces propos comment elle vient poser sa question autour de la position féminine, dans son ex-sistence possible. Lors des entretiens ponctuels que nous avons, elle progresse rapidement dans l'élaboration de son choix de formation où elle trouve une issue à sa question, à la question de son désir de savoir actualisé dans un projet de formation.
Tout autre est la position d'exclusion de ce jeune garçon, qui dit-il « ne sait vraiment pas comment s'orienter ». Lui aussi exprime une situation où il est rejeté, exclu. Il vient d'arrêter ses études par manque d'intérêt pour le domaine d'activité qu'il avait d'ailleurs choisi  par hasard en raison de la proximité entre l'établissement scolaire et son domicile, mais aussi parce qu'il pensait ne pas avoir le niveau pour avoir plus d'ambition. Le vécu dans le groupe scolaire a été très difficile pour lui ; il était le bouc émissaire, ce sont ses propres mots, parce qu'il était différent ; les autres sont grossiers, violents et le traitent de tous les noms d'oiseaux, ce qu'il n'a pas accepté et par conséquent il a été exclu du groupe. Maintenant il a peur de se tromper à nouveau de filière, peur de perdre son temps. Il aime être seul, il joue des heures sur son ordinateur dans le cocon familial, ordinateur qui semble être son seul ami. Il vit dans une coupure totale de liens sociaux et les entretiens que nous menons l'amènent progressivement à sortir d'une dépression suicidaire sans que pour autant il puisse manifester un engagement de son désir. Il cherche plutôt à s'en protéger peut-être pour respecter une fragilité de structure.

A partir de ces illustrations, on entend bien qu'un même discours sur l'exclusion et l'urgence ne s'ordonne pas selon le même registre, et la question que je me pose est de savoir alors comment nous pourrions définir ce que serait une orientation professionnelle prenant en compte un vécu subjectif ? Quelle place a t elle dans le processus d'enseignement et d'apprentissage ? Comment se tisse le choix d'orientation et la rencontre avec un champ de connaissances ou de savoir- faire lorsqu'il n'est plus porté par le transfert sur l'enseignant ?

Qu'y a-t-il de particulier dans notre actualité sociale ? Ecoutons ce que dit Freud sur son propre parcours dans « Ma vie et la psychanalyse » :
«J'ai dû faire l'expérience dès mes premières années universitaires que la particularité et l'étroitesse de mes dons naturels m'interdisaient tout succès dans plusieurs branches de la science vers lesquelles je m'étais précipité dans mon zèle juvénile excessif. J'appris à reconnaître la vérité de l'avis que donne Méphisto (Faust —1° partie- Méphisto et l'élève) :
« En vain vous errez dans la science en tous sens, chacun n'apprend que ce qu'il peut apprendre »C'est dans le laboratoire de physiologie d'Ernest Brucke que je trouvai enfin le repos et une pleine satisfaction, ainsi que des personnes qu'il m'était possible de respecter et de prendre pour modèle… »
Freud nous parle là de ses ratages, de sa reconnaissance d'un certain nombre de limites personnelles et intellectuelles, de son angoisse aussi. Pouvons-nous envisager un tel discours aujourd'hui : cette position est-elle soutenable à une époque où le discours et les dispositifs sociaux visent à éradiquer tout défaut, à y pallier par une réponse adéquate et où le sujet interprète un impossible de structure comme une inadéquation de son être et de son avoir, entre ce qu'il a eu comme orientation et ce qu'il voudrait être ?
Ainsi la rencontre avec des Maîtres qui vont lui servir de modèles aura un rôle déterminant dans le parcours de Freud. Mais aussi et je continue de le citer :
« …Bien que nous fussions de condition très modeste, mon père voulut que je ne suivisse dans le choix d'une profession que mon inclination. Je ne ressentais pas en ces jeunes années une prédilection particulière pour la situation et les occupations du médecin ; je ne l'ai d'ailleurs pas non plus ressenti depuis. J'étais plutôt mû par une sorte de soif de savoir, (…) soif de savoir qui n'avait d'ailleurs pas encore reconnu la valeur de l'observation comme moyen principal de se satisfaire. »

Ce petit passage m'a semblé détenir quelques clés pour nous permettre d'aborder autrement ces questions, et de décrypter les déterminants en jeu dans un choix d'orientation professionnelle. Mais faisons d'abord un petit détour par le dictionnaire historique pour préciser la définition du terme orienter : Orienter est tiré du latin « oriens » qui désigne un des 4 points cardinaux, l'Est, ou le pays du Levant.
Avant de s'appliquer au domaine de l'éducation et de l'orientation professionnelle et scolaire, extension de sens récente aux environs de 1922, on parle d'orientation pour déterminer l'endroit où l'on se trouve par rapport aux points cardinaux, à une direction, à un objet déterminé. En géométrie, ou en géographie, il y a l'idée de déterminer une position, un objet par rapport à des repères.
Alors de quels repères s'agit-il dans un contexte du choix d'orientation ? Peut-être pourrions-nous avancer que l'Est des 4 points cardinaux, point fixe serait en place de S1, qui indique pour chacun la direction du levant… et qui permettrait d'ordonner la chaîne des signifiants S2. Sans cette mise en place, sans ce repère, ce point fixe, dans la structure du sujet bien sur, pas de vectorisation du désir possible. D'où l'impression d'errance, d'incohérence voire d'emballement dans les discours entendus à ce sujet, mais aussi dans les parcours réels.
Par ailleurs, la vectorisation du désir ne tient elle pas à la possibilité de la mise en jeu de l'objet, dans le discours d'un sujet. Que nous dit Freud ? Il ne sait pas, ce n'est pas la médecine qui l'attire, mais il est mû par une soif de savoir. C'est ce désir de savoir qui oriente ses choix sans qu'il ne puisse en reconnaître la raison véritable, la cause. C'est dans l'après coup, qu'il en reconnaîtra la cause, c'est l'objet a (dirait Lacan) l'objet cause de son désir , c'est l'observation, dans le métier de médecin qui lui a donné le moyen de satisfaire cette soif et qui a déterminé son parcours, à son insu. Encore fallait-il que soient possibles des rencontres, de suivre l'exemple de modèles, donc de suivre des Maîtres sur lesquels le transfert dans son versant imaginaire était possible.

Reprenons maintenant pour conclure sur les particularités de l'accueil des demandes d'orientation aujourd'hui. Il me semble qu'il y aurait d'abord à repérer dans le discours si elles s'expriment par rapport à un manque ou à un souhait de complétude. C'est de ce point de repérage dans le discours qu'il y aurait à tenter d'opérer pour faire émerger une vraie demande, un décalage par rapport aux discours plaqués de la demande sociale repris dans le discours du sujet.
La difficulté commence déjà dans la mise en place d'un lieu Autre au travers d'une adresse, dans l'acceptation du sujet à s'engager dans une parole vraie. Il s'agit souvent d'accepter un temps de fonctionner dans le miroir pour pouvoir installer ce lieu et laisser une place possible à la parole.
Cet engagement dans la parole lorsqu'il a lieu prend alors valeur de point d'orientation puisqu'il ramène le sujet dans le fil de sa chaîne signifiante, mais aussi met en route la circulation de l'objet dans le transfert et dans le discours. C'est l'acceptation d'entrer dans la parole qui remet le sujet sur les rails de son désir. Mais auparavant il est nécessaire de prendre le temps de faire une analyse de la demande lors des entretiens préliminaires avant qu'une orientation puisse advenir et se dégager. Cette place m'oblige à maintenir une position d'entre-deux, d'entre-deux des différents discours institutionnel, individuel, position parfois inconfortable, mais où ce qui m'intéresse est la possibilité de soutenir le sujet du désir dans son orientation.