Le 1er décembre 2019 à Wuhan, la capitale de la province de Hubei au centre de la Chine, l’apparition de ce qui sera d’abord appelé le Coronavirus puis Covid-19 est déclarée. Depuis le 23 janvier onze millions d’habitants se trouvent sous la contrainte du confinement décrété par l’État, mesure qui sera rapidement étendue à toute la Chine. Le 23 février c’est l’Italie, le premier pays en Europe, qui se réveille avec onze communes confinées pour lutter contre la propagation du virus. La France commence à s’inquiéter et à s’organiser et le 16 mars au soir, le Président de la République, lors de son allocution télévisée, annonce aux Français le confinement à partir du lendemain à midi. Depuis le 11 mai et le 2 juin sont deux dates qui ont jalonné ce que nous nous accordons à nommer le déconfinement.

Je trace ces références aux temps écoulés, prenant appui sur des échanges avec mes collègues du Cercle de Psychanalyse du Caraïbe, avec qui nous avons proposé, dans une lettre adressée au Ministère de la Santé en Colombie, de partir de la référence à ce que Lacan a nommé les temps logiques, à partir du « mouvement du sophisme : l’instant du regard, temps pour comprendre et moment pour conclure(1) », tentant d’arriver à quelques considérations qui mériteraient d’être relevées au sujet de la pandémie que nous vivons au niveau planétaire.

Les caprices de la météo de l’été austral 1914-1915 détruisirent toutes les stratégies pour conquérir l’Antarctique. Une autre aventure commence. Après quatre cents jours de dérive au milieu des glaces et un lent naufrage, Shackleton réussit un exploit ahurissant, il ramène à bon port tous ses compagnons de L’Endurance. Shackleton avait noté dans son cahier de bord qu’au milieu de la plus grande frustration, ses compagnons, désorientés dans un paysage vierge, non encore habité par l’imagination humaine, vide de tout repère signifiant, comme dans une prison naturelle, bien qu’ils soient trois, se comptaient toujours un de plus qu’ils n’étaient et ne s’y retrouvaient pas. Où était passé le manquant ? Le manquant ne manquait pas, tout effort de comptage leur suggérait toujours qu’il y en avait un de plus, donc un de moins.

Le 28 mars 1962, Lacan fait référence à cette expédition et nous dit : « Vous touchez là l’apparition, à l’état nu, du sujet qui n’est rien que cela : que la possibilité d’un signifiant de plus, d’un 1 en plus, grâce à quoi il constate lui-même qu’il y en a 1 qui manque. L’espace et le temps sont liés à l’existence de l’inconscient(2) ». Le point de vue topologique de Lacan est une manière d’aborder la question du point, de la ponctuation. La ponctuation inscrit le temps dans l’espace.

Il n’est pas abusif de considérer qu’actuellement nous nous trouvons également devant un grand inconnu, qui est venu questionner le savoir scientifique et médical et bouleverser certains repères qui faisaient référence, et, à la fois, questionner nos vies et lier d’une manière particulière le temps et l’espace par la mise en place du confinement. Nous nous trouvons sous l’injonction de rester dans nos espaces de vie privée, privés d’aller et venir à notre guise, de vie sociale, bouleversés dans les espaces traditionnels de travail, faisant rentrer ceux-ci dans le privé, avec le télétravail, et ceci pendant un temps dont la durée fluctue au fur et à mesure de l’évolution de la situation. Un espace défini dans un temps aux contours flous. Grâce aux nouvelles technologies, ces espaces, vie publique, vie privée, semblent être présents dans un continuum comme dans une bande de Moëbius, qui définit en même temps le continu et le discontinu, nous assistons à l’intrusion de la scène publique et collective dans la scène intime privée, et vice versa.

En un premier temps, ce moment pour voir, face à ce que nous pouvons nommer une mise en lumière du Réel, devant ce temps suspendu, je suis allée chercher les points d’appui en moi, ce désir qui m’engage dans mon métier, ce souci de l’autre, je me suis dit « je suis là, je reste disponible pour qui a besoin de mes oreilles ». Si nous continuons avec notre référence au temps logique, nous devons considérer que l’instant de voir est suivi d’un temps pour comprendre, un mouvement qui se produit au moment où je comprends que ce qui arrive au pays voisin, peut arriver dans le mien et, par voie de conséquence, peut m’arriver à moi – dans ce cas la mort sous son versant réel – ce qui devrait produire un mouvement vers l’acte de conclure. Sur ce temps pour comprendre, Lacan dit : « …la référence d’un « je » à la commune mesure du sujet réciproque, ou encore : des autres en tant que tels, soit : en tant qu’ils sont autres les uns pour les autres(3) ». Mais pouvons-nous dire que le mouvement vers l’acte de conclure est là ? À mon sens, il y a quelque chose qui reste un suspens, puisque de cette maladie nous ne savons pas encore tout et que dans la suite de mesures actuelles, bien d’interrogations se posent. Nous ne connaissons pas encore tous les effets. Pour l’instant, il s’agit pour chacun de se protéger mais également de protéger les autres et de porter ensemble une responsabilité au niveau local, national voire même mondiale, d’où le fait que je dois donc comprendre le confinement.

Le confinement a été là pendant deux mois, mais signalons qu’entre l’instant pour voir et le temps pour comprendre qu’il s’agit bien d’une épidémie, il y a un laps de temps que même certains gouvernements et des millions de personnes n’ont pas encore accepté. Et pour ceux qui ont finalement reconnu qu’il s’agissait bien d’un réel danger, ils auront leur propre pandémie et leur propre enfermement, pour vivre chacun différemment et ainsi repousser la peste qui les menace. Autrement dit, ce moment pour conclure se manifestera différemment selon les nations. Comme je le dis plus haut, je ne suis pas sûre que nous puissions vraiment conclure encore, au sens où nous sommes en pleine période de crise et que, après, nous aurons à en repérer les effets. Autrement dit, ce qui relève d’un après définit par un avant pour l’instant ne relève que de l’imaginaire.

Pendant des jours les manifestations du réel que ce virus véhicule, ainsi que toutes les mesures prises, ont frappé fort ! Nous avons eu de moins en moins la possibilité de recevoir nos patients, nos analysants, ce qui nous a engagés à une souplesse du cadre : suspension… prise de nouvelles sporadique… entretien téléphonique ou autre ; ayant toujours le souci de nos patients, de nos analysants, et celui des équipes. Quant à une position analytique, rappelons que notre éthique psychanalytique ne relève pas du bien souverain, également équivalent au mal. Notre éthique est basée sur le désir dans la mesure où, au-delà de toute idéalisation, il s’agit d’assumer l’incomplétude, ce réel du manque qui nous constitue comme sujets de désir et qui nous engage à ce désir supposé, jusqu’à payer le prix qui est concomitant et consubstantiel. Il suffit d’inviter qui le souhaite, à trouver dans le mot énoncé, le mot adressé à celui qui reçoit sa parole, à trouver les signifiants qui lui permettent de border cette lacune, pas de la combler. C’est pourquoi dans la clinique psychanalytique il s’agit du un à un, sans possibilité de généralisation dans sa pratique au-delà, de proposer l’usage de la parole, charge à l’analyste de maintenir son écoute dans le repérage du signifiant. Nous nous devons de permettre la poursuite du travail, même à distance, car, face à la pandémie, il y a des manifestations particulières, des angoisses débordantes, des peurs diverses diffuses, des passages à l’acte violents, contre soi ou contre l’autre… L’analyste n’a pas à s’attaquer ni à la pandémie, ni aux effets physiologiques du Covid-19, mais bien aux effets subjectifs, à ce qui affecte, pour chaque parlêtre qui s’adresse à nous, suivant la trace du signifiant qui lui est propre. Ce passage de l’accueil des personnes en présence des corps, vers un accueil où seulement la pulsion invocante est sollicitée, a permis le maintien de liens et, pour certains, l’ouverture de champs jusque-là dans l’ombre. Par contre, au fil des jours nous repérons la limite. L’absence du lieu et des corps, font que la dimension tierce n’était plus présente et, par conséquent, une tendance au bavardage s’est installée.

Les manifestations du réel sont fortement mises en avant, dans la mesure où la crise sanitaire actuelle est mondiale, nouvelle et ont désorganisé les connaissances médicales ou, du moins, les remettent en question. Face à cet impossible, le corps médical a besoin, comme les autres, de trouver des points d’appui subjectifs. l’instance phallique a trouvé une faille, est-il possible de supposer que la faille dans la connaissance scientifique et médicale a un effet sur la dimension phallique de ce savoir supposé ?

Une position psychanalytique serait une invite faite, à ceux qui nous adressent une demande, à pouvoir border cette lacune dans la connaissance qui soutient notre condition humaine tout entière, soutenue par la relation de transfert. Mais la fonction de soins, qui s’appuie davantage sur le registre maternel, fait partie intégrante de la médecine et du corps médical en général. On peut, me semble-t-il, interpeller cette dernière dimension, afin que les soignants puissent trouver un point qui les soutienne et leur donne, en même temps, une adresse.

Les acteurs socio-éducatifs se confrontent également à une réévaluation de leurs actions et une réorientation de leur mode d’intervention. Si je me réfère aux éducateurs du service de prévention au sein duquel je travaille, deux principes fondamentaux de leurs actions se trouvent actuellement mis à mal : « la présence sociale » au sein des quartiers vulnérables et « l’aller vers », principes sur lesquels ils trouvent les points d’appui et la légitimité nécessaire à leur travail. Se référant à leur propre éthique professionnelle, tout en prenant en compte les consignes gouvernementales, ils se sont mis en mouvement pour adapter leur mode d’intervention tout en restant soucieux des autres. Au moment où le corps est atteint par un virus agressif et facilement transmissible, c’est le corps qui est mis en retrait dans la relation à l’autre. Pendant ce temps de confinement, le télétravail prend de l’ampleur dans nos métiers et l’utilisation des techniques modernes de communication, les réseaux sociaux (WhatsApp, Messenger, Instagram, Zoom…) ont pris les devants de la scène. Évidemment ces jours-ci c’est le moyen dont nous disposons pour rester près des autres, pour nous soutenir ensemble, pour maintenir le lien et la solidarité qui nous aidera à dépasser la crise, même si cette réponse trouve rapidement sa limite, du fait de la mise à l’écart de la consistance réelle du corps, le corps propre et le corps de l’autre ainsi que du lieu institutionnel qui nous rassemble. Il a fallu être attentif à ne pas céder à la pente imaginaire qui s’invitait sans faire du bruit.

Comme j’ai pu l’évoquer, le moment de conclure reste partiellement en suspens ; peut-être dans l’attente du retour du message qui nous vient de l’Autre. À partir de ce que j’ai eu à entendre, je dirais que ce retour du message comporte plusieurs éléments.

Comme énoncé plus haut, ces jours, au moment où nous sommes de confinement nous ont mis devant l’explosion de l’usage des écrans et nous sommes plusieurs à nous soucier des risques d’addictions en particulier pour les jeunes, mais pas seulement. Quand l’enfant, mais aussi l’adolescent et l’adulte d’aujourd’hui, quittent physiquement les autres, avec tout ce que cela implique, ils retournent dans leur intimité sans pouvoir introduire de coupure. Il n’y a pas d’endroit, il n’y a pas d’espace-temps pour récupérer ses propres points d’appui structurels, ses propres impressions, puisqu’ils sont dans un lien permanent avec ceux qu’ils viennent de quitter physiquement, grâce aux nouvelles technologies qui leur donnent cette illusion de continuité, d’absence de limite dans le temps et l’espace. Enfants, adolescents et adultes, aujourd’hui nous vivons dans un monde régi tout au long de la journée par des écrans, par le téléphone portable, les tablettes, les ordinateurs, phénomène accentué avec la pandémie. La dimension réelle du corps est écartée, il ne garde que sa dimension imaginaire ; il nous restera à être attentif, dans après coup, à cette question, comment allons-nous réagir, que va-t-il falloir remettre en place, quelle possibilité aurons-nous de prendre à nouveau le risque de la rencontre avec l’autre en présence du corps ? Nous aurons à avoir, me semble-t-il, un souci particulier à l’égard des adolescents pour qui le nouage RIS n’est pas tout à fait opérant et qui, à cette occasion, ont trouvé moyen et justification pour se dérober à l’instance phallique qui les convie à s’engager en tant qu’homme ou en tant que femme dans le lien social. Ce point n’étant pas l’objet de l’écrit, je me contente de faire allusion à ce que la clinique des adolescents ayant à faire aux addictions nous enseigne.

Cette obligation de confinement nous invite à supposer les effets qu’il aura sur les populations les moins favorisées, au niveau logement dans tous les cas ; ceux qui vivent déjà de manière confinée, du fait de caractéristiques des logements HLM, vont-ils supporter le partage à plusieurs des espaces étriqués ? N’y a-t-il pas de risques de passages à l’acte, de violence ?

De plus le confinement arrive au moment de l’année où certains de nos patients – ceux qui sont plus particulièrement sensibles aux changements saisonniers – se remobilisent, se remettent à vivre, à goûter de la joie de la vie, de la nature ! Comment vont-ils le supporter alors que le printemps est là ? Certains peuvent le vivre plus difficilement ! Face à ce virus et au confinement qui s’en est suivi, nous nous trouvons tous face à l’inconnu et l’incertitude de l’après, tous comme un adolescent face au réel du sexuel nous sommes conviés à chercher nos points d’appui subjectif. La clinique psychanalytique nous enseigne combien nous sommes inégaux sur ce point. Comme l’alcoolique face aux différentes ruptures qui ont maillé son parcours de vie, l’avidité nous tient et peut être un recours pour certains. Qu’en sera-t-il de notre rapport aux objets positivés, toxiques ou pas, comme possible soulagement de l’angoisse qui peut surgir face à l’incertitude du lendemain, à la finitude qui montre son versant réel ?

Lors des séances téléphoniques, avec des analysants et avec des travailleurs sociaux qui parlent de leur pratique, il n’est pas rare en ce moment d’évoquer le soulagement qui peut être vécu par certaines mères, par certains enfants, avec l’école à l’intérieur. Nous pouvons partager l’étonnement face à l’obéissance des consignes de « distanciation sociale ». Comme si, pour ces mères et ces enfants, de rester à la maison, confinés, permettaient de se sentir soulagés de la commande de sortir de son cocon, de s’inscrire dans le lien social, d’inscrire les enfants dans un lieu collectif ; le Covid-19 leur donne toutes les raisons du monde de rester enfermée et de fonctionner à deux. Il me semble que ce sera aussi un point d’attention particulière à tenir dans l’accompagnement de l’après confinement.

Les questions qui surgissent, au moment où nous nous trouvons, tournent autour de la reprise, du déconfinement. Les « gestes barrières » sont prescrits afin que la contamination et le confinement ne reviennent pas. « Gestes barrières », drôle de signifiant. Comme si nous étions invités à barrer l’autre, ou à nous barrer nous-même, à moins que ce soit à nous barricader contre l’autre. Au-delà de ce premier temps de décryptage de ce signifiant, nous nous devrons, me semble-t-il, d’en prendre acte. Ce sera une manière de se soucier de l’autre en inventant toujours la possibilité d’un lien de parole pleine, parole basée sur un réel partagé dans notre condition humaine et citoyenne qui nous engage. En guise de conclusion, je citerai encore Lacan : « Il n’est que de faire apparaître au terme logique des autres la moindre disparate pour qu’il s’en manifeste combien la vérité pour tous dépend de la rigueur de chacun, et même que la vérité, à être atteinte seulement par les uns, peut engendrer, sinon confirmer, l’erreur chez les autres(4) ».

1 J. Lacan. Écrits, Paris, Seuil,1966, p. 204

2 J. Lacan. L’identification, séminaire 1961-1962. Association Freudienne International, 1995, p. 209.

3 J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil,1966, p. 211

4 J. Lacan, ibid. p. 212