Journées de Grignan sur le désir d’écrire, juin 2006

Notre amie et collègue Josée Lapeyrère est décédée le 28 décembre 2007. Elle était psychiatre, psychanalyste membre de L'Association Lacanienne Internationale et poète. Engagée dans la pratique poétique et dans la pratique de la psychanalyse, elle avait trouvé dans la topologie lacanienne la rigueur et l'appui qui lui permettaient de rendre compte de l'acte poétique et psychanalytique.

Voici un texte qu'elle avait prononcé en juin 2006 aux journées de Grignan sur le désir d'écrire, qui traite avec bonheur du transfert et du refoulement.

Janin Duc D.

Jean- Pierre Lebrun
Josée Lapeyrère est bien connue de beaucoup d'entre nous ici présents, parce qu'elle est médecin psychiatre, psychanalyste à l'Association Lacanienne Internationale et donc collègue de plusieurs d'entre nous ici. C'est comme ça que nous la suivons dans son itinéraire de psychanalyste et de poète… Josée a écrit plusieurs ouvrages de poésie, mais aussi un petit ouvrage que malheureusement vous ne trouverez pas mais qui semble bientôt être réédité, et qui nous avait beaucoup surpris, intéressés au moment de sa parution, ça s'appelait : Comment faire le Tour? Puisqu'elle n'a rien fait d'autre que d'aller suivre le Tour de France et d'en tirer une série de conséquences : le vélo et la pulsion, la limite et la ligne d'arrivée ; C'est une chose qu'elle était parvenue à mettre en musique, et en amenant des éclairages inattendus.

Josée Lapeyrère
Je saisis l'occasion pour faire un bilan d'un parcours… quelle est vraiment mon ambition si je puis dire, mon désir, qu'est-ce que je veux faire quand j'écris ? Au fond, qu'est-ce que je veux écrire ? Dans cet endroit qui est formidable, je me suis laissée aller à parler un peu de moi, de mon parcours dans la poésie qui est assez mêlée à la psychanalyse d'ailleurs. Je vais commencer par vous lire une citation de Lacan qui m'a toujours accompagnée. Je pense que tout le monde a, avec Lacan et avec Freud, des phrases qui l'accompagnent, qui restent, des phrases que toute la vie on travaille, qui font partie des choses qui nous concernent au plus près ; on vit avec, et qui petit à petit s'éclairent de mille façons. Cette citation est extraite de L'insu que sait de l'une-bévue  du 19 avril 1977  :
" Que vous soyez inspirés éventuellement par quelque chose de l'ordre de la poésie pour intervenir en tant que psychanalyste, c'est bien ce vers quoi il faut vous tourner (…) la première chose serait d'éteindre de la notion de Beau. Nous n'avons rien à dire de beau. C'est d'une autre résonance qu'il s'agit, à fonder sur le mot d'esprit. Un mot d'esprit n'est pas beau, il ne se tient que d'une équivoque (…) l'économie fonde la valeur. Une pratique sans valeur, voilà ce qu'il s'agirait pour nous d'instituer ".
Ce travail m'a permis peut-être d'approcher ce que cela pourrait vouloir signifier.
Et plus loin, il parle aussi : " … de la poésie qui est effet de sens mais aussi bien effet de trou " et aussi il dit : " je n'arrive plus dans ma technique à ce qu'elle tienne ; je ne suis pas assez poâte, je ne suis pas poâte assez " !… Donc c'est vrai que c'est très difficile… on n'est pas poète souvent !
Il y a bien d'autres entrées pour parler de la poésie, j'ai choisi cette entrée-là, l'entrée par ce que Lacan dit de notre résonance à fonder sur le mot d'esprit. Il dira aussi, voilà des phrases qui m'accompagnent : " le discours psychanalytique est un discours sans parole " et il parlera aussi d'un guide du façonneux et des effets de sens réel de l'interprétation. Toutes ces choses-là m'ont beaucoup travaillée, et aujourd'hui grâce à Jean-Pierre qui m'a invitée, ça me permet peut-être d'y jeter une petite lumière différente.

Je vais commencer par le mot d'esprit. On ne sait pas en général d'où il vient, il est la plupart du temps anonyme, sans auteur. Son effet de surprise est produit grâce à une équivoque qui ouvre un espace, décolle un intervalle. Sa transmission est de l'ordre du battement, de la porte qui claque, il se propage en cascade. Il ne vaut que dans la mesure où il est adressé à un autre qui l'authentifie en riant. C'est une expression éminemment sociale dont la source est le plus souvent inconnue, qui se transmet et c'est une écriture qui transporte et propage un lieu ouvert par l'équivoque signifiante.

Maintenant je vais vous parler un peu de mon parcours, et de ce qui a inauguré mon entrée dans l'écriture, comment elle s'est faite. Je pense que personne n'a la même - tout le monde a une entrée particulière dans l'écriture - et je dirais que la mienne c'est celle-là. Donc la poésie m'a été transmise, ainsi que l'écriture, et le passeur fut André Breton que je ne connaissais pas du tout quand je l'ai lu. Je ne savais pas qui c'était, j'avais dix-huit ans, je lisais un peu tout, je ne pensais pas du tout à écrire, je n'avais pas la moindre idée de ça. Mais j'avais tout de même une mère qui m'avait fait entrevoir la poésie comme ce qui était plus grand que nous, et un père qui se débattait - enfin ça ne se voyait pas mais on le savait bien, on le percevait sans le savoir - contre une situation traumatique douloureuse dans laquelle il était englué, qui entraînait un certain ennui. D'ailleurs, il ne se déridait qu'aux mots d'esprit.
Donc je ne pensais pas écrire, je lisais un peu tout ce qui me tombait sous la main. Un soir, je me souviens très bien de la scène, je lisais un livre intitulé Voilà, c'est un témoignage sur André Breton. Il y avait quelques textes inédits au départ et je lisais un texte qui s'appelle Il y aura une fois . Je l'ai lu, et tout d'un coup, je me suis sentie chez moi. C'était ce que je voulais, ce que j'attendais, et dans les trois minutes qui ont suivi je me suis mise à écrire, c'est tombé sous la dictée. Les chaînes se sont complètement ouvertes, ça faisait une tornade, ça traversait toute la maison et ça s'ouvrait à de l'inconnu, je ne savais pas très bien ce que j'écrivais et je m'en fichais complètement. Au début c'était du rythme, des sonorités, une tentative de faire éclater le sens, de sortir du sens, voilà… Mais ça tenait, ça tenait bien, d'ailleurs j'ai été publiée très vite… dans une anthologie étudiante, je m'en souviens.
Il me semble que ce jour-là, ce jour de la rencontre fulgurante avec le texte d'André Breton, j'ai fait l'affaire de ma vie. Le texte de Breton m'a transmis un Autre ouvert, une adresse nouvelle, peut-être qu'il s'agit aussi d'un changement de discours. D'ailleurs au passage, je me souviens que Lacan dit quelque part, je ne sais pas où, que la seule chose qui puisse se substituer à la religion, c'est l'Autre en tant qu'ouvert… Est-ce que vous savez où c'est ça ? Je ne sais plus où je l'ai lu…

Jean-Pierre Lebrun
C'est Rilke, c'est dans Rilke…

Josée Lapeyrère
Ah, ce n'est pas Lacan, alors Lacan reprend Rilke… l'Autre en tant qu'ouvert… c'est Rilke… oui, ce n'est pas Rilke qui reprend Lacan…(rires)
Auparavant, peut-être comme tout adolescent, je cherchais en écrivant, à m'épancher, à être comprise, à être entendue quand j'écrivais des petits trucs qui n'étaient pas… que je pensais pas du tout adressés à qui que ce soit… Mais là, c'était radicalement nouveau. Ce texte : Il y aura une fois proposait autre chose, quelque chose d'exaltant… D'ailleurs, je vais vous lire un petit passage si vous voulez bien, c'est la fin de ce texte. Au début il parle d'une maison imaginaire qu'il aimerait avoir, c'était très, très beau, c'est un beau texte, il décrit toutes les pièces, je ne sais pas si quelques-uns le connaissent, et puis à la fin, voilà ce qu'il dit :
" Je me borne à indiquer une source de mouvements curieux en grande partie imprévisibles, source qui, si l'on consentait une première fois à suivre sa pente - et je gage qu'on l'acceptera - serait, à ébranler des monts et des monts d'ennui, la promesse d'un magnifique torrent. On ne peut se défendre de penser ainsi et de prévoir devant ces aveugles architectures d'aujourd'hui, mille fois plus stupides et révoltantes que celles d'autrefois. Comme on va pouvoir s'ennuyer là-dedans ! Ah ! l'on est bien sûr que rien ne se passera. Mais si, tout à coup, un homme entendait, même en pareil domaine, que quelque chose se passât ! S'il osait s'aventurer, seul ou presque, sur les terres foudroyées du hasard ? Si, l'esprit désembrumé de ces contes qui, enfants, faisaient nos délices tout en commençant dans nos cœurs à creuser la déception, cet homme se risquait à arracher sa proie de mystère au passé ? Si ce poète voulait lui-même pénétrer dans l'Antre ? S'il était, lui, vraiment résolu à n'ouvrir la bouche que pour dire : " Il y aura une fois… " ?
Je me suis toujours souvenue de certaines phrases… et je pense que ce qui a fonctionné comme équivoque : c'est l'invitation à vivre autre chose, tout ce qu'il dit au début, mais aussi la substitution à l'habituel Il était une fois, qui renvoie au passé, duquel on ne peut parfois pas se détacher, au Il y aura une fois, autrement plus ouvert et revigorant, et vigoureux aussi ; donc un nouvel amour, une nouvelle raison… J'avais une adresse nouvelle, un nouvel Autre à ma disposition, représenté par la feuille blanche et désormais pouvaient être entendus ou plutôt acceptés l'inconnu et le nouveau, mais pourvu que j'y mette les formes ! Ça c'était, je crois, la condition, personne ne me l'avait dit, mais je le savais bien et ça me paraît très important. Il s'agissait en effet d'écrire, de mettre les formes, d'obéir à certaines règles, de prendre en compte de nouvelles dimensions, le rythme, les sons, la coupure du vers etc… et surtout, de prendre en compte l'accidentel, ce qui arrivait. Donc un Autre ouvert certes, mais cette page blanche faisait fonction aussi de témoin. Au fond, c'était ne plus être abandonnée par la fidèle page blanche, un témoin de ce qui arrive, de l'accident dans la langue, mais pas un témoin de ce que l'on fait. D'ailleurs je ne me séparais plus du tout de mon petit carnet et de mon crayon et j'écrivais partout. C'était formidable, je dois dire … c'était merveilleux.

Donc, j'avais reçu un don gratuit, cette ouverture par l'équivoque, d'un autre sens à la vie, et aussi d'un Il y aura une fois par rapport à Il était une fois. Et par cette ouverture, m'arrivait un flux de mots que je cherchais à mon tour à façonner et surtout de façon à transmettre à mon tour cet espace même de l'ouverture. En fait, j'ai commencé tout de suite à vouloir le transmettre, ça n'a pas pris trois minutes, c'est venu tout de suite et c'est de l'ordre quand même du mot d'esprit au sens de l'équivoque. C'est une sorte de traumatisme positif, j'avais déjà mon compte d'engluement et d'ennui, du tournage en rond, j'avais trouvé une issue, donc que la circulation reprenne, et de passer peut-être à une autre jouissance. Ce fut une époque tout à fait bénéfique, j'ai rencontré mon fils, j'ai rencontré un copain de fac, avec qui c'était tout à fait formidable, on a vécu le surréalisme, le dada, le futurisme… On a passé des nuits dehors, on a fait des folies poétiques de toutes sortes, on a créé une petite revue de poésie qui a été remarquée par des poètes sud-américains qui avaient proféré la phrase de Lautréamont : La poésie sera faite par tous et non par un et un écrit de Breton qui disait : il faut partir sur les routes. Donc pendant plusieurs années nous sommes partis sur les routes, c'était l'époque des happenings - ça remonte à assez longtemps - mais nous, nous appelions ça des actes poétiques. Je vais juste vous… c'était assez magnifique… on était une dizaine, il n'y avait pas que des poètes, il y avait aussi des peintres, des sculpteurs… Il y avait par exemple une règle qui était : le premier qui dit " là ", on y va. (rires) Alors on s'arrêtait, on y allait. Ça pouvait être dans un champ, il pouvait y avoir à ce moment un tracteur qui passait, il pouvait y avoir beaucoup de monde, ça pouvait être sur une place publique peu importe… mais je me souviens qu'il fallait interpréter le lieu comme on voulait, ça pouvait être en faisant deux pas en avant, mettre un caillou là, lire quelque chose… On a fait d'autres choses, on a fait des choses plus organisées… on a été dans beaucoup d'endroits différents, dans le monde entier… on n'avait pas de subvention, on n'avait pas d'argent, on le faisait quand même… Tout ça au passage pour rappeler l'époque antérieure, sans subventions… sans lesquelles on ne peut plus rien faire…
Et d'ailleurs, je rappelle ça, souvent on laissait soit des objets, soit des petites sculptures dans des lieux où les gens ne savaient même pas qu'on était passé… dans un lavoir je me souviens, il y avait une petite sculpture qui jouait avec l'eau… et puis on partait sans qu'on sache qui on était ni ce que ça deviendrait, voilà !

Je ne résiste pas à vous lire une autre citation de Lacan qui doit être dans le même séminaire d'ailleurs : " Pourquoi tout s'engloutit-il dans la parenté la plus plate ? Pourquoi les gens qui viennent nous parler en psychanalyse, ne nous parlent-ils que de ça ? Pourquoi la psychanalyse oriente-t-elle les gens qui s'y assouplissent […] vers leurs souvenirs d'enfance ? Pourquoi est-ce qu'ils ne s'orienteraient pas vers l'apparentement à un poâte ? " nous dit-il au sens du pas poâte assez.
D'ailleurs, ma rencontre avec la psychanalyse fut à peu près du même ordre : j'étais jeune externe dans un service de psychiatrie, j'arrive pour une consultation un matin, j'étais assise parmi le staff - qui était fait d'ailleurs de psychanalystes, ça je l'ai appris après - et puis il y a une dame qui vient à la consultation, elle sort et puis ça parlait d'elle. Bon, c'était formidable ce qu'ils disaient, c'était tout nouveau pour moi, c'était quelque chose que je n'avais jamais entendu… et j'ai dit : "  qu'est-ce que c'est que ça ? ".  Ils m'ont dit : " ben c'est de la psychanalyse… " - en gros, je sais plus comment ils l'ont dit - j'ai dit : " c'est où ? " Ils m'ont dit " c'est là ! "  Et du coup, j'ai commencé mon analyse comme ça… (rires) Voilà, c'est pareil… Ils m'ont dit " là ! " voilà ! (rires). J'ai dit : " vraiment c'est ce que j'attendais, c'est ce que je veux, voilà, j'y vais… ". Je me rappelle plus du tout ce qui a été dit, mais c'était un discours magnifique…

Je vais revenir maintenant au mot d'esprit pour vous en dire un petit peu plus. Deux choses me paraissent très importantes : il est transmis, on ne sait pas en général d'où il vient, quelqu'un peut en faire un, mais il est anonyme, il n'a pas d'auteur et en ce sens c'est un énoncé sans énonciation. Et ce qui est important, on n'a pas à remercier celui qui vous l'a transmis, on n'a rien à rendre. On ne nous demande rien en retour, sinon de partager un bref instant, cet instant de décollement, d'ouverture, ce battement, cette opération qui construit la place vide de l'objet a - je vais quand même le dire une fois - ou plutôt qui la coince. Ce moment de l'équivoque ouvre cet intervalle. Donc le mot d'esprit, comme le texte de Breton le fut pour moi, est un don anonyme et gratuit ; je trouve cela tout à fait important, il ne s'agit pas d'échange, il n'y a pas de transaction… L'invitation est aussi transmission, on a envie de le transmettre, c'est tout, on n'échange pas, mais on transmet… quand il nous a plu, quand il a justement fonctionné comme une ouverture. C'est peut-être comme ça que je comprends cette phrase de Lacan : " un mot d'esprit n'est pas beau, il ne se tient que d'une équivoque […] l'économie fonde la valeur. Une pratique sans valeur voilà ce qu'il nous faudrait instituer. "

Je voulais raconter deux petites anecdotes qu'on m'a rapportées et qui ont à faire avec ça. La première, c'est une nouvelle de Tchékhov, elle m'a été transmise et je vous la transmets sûrement déformée. Je crois qu'elle s'appelle Les bonnes blagues, je ne sais pas comment elle s'appelle exactement… C'est une femme qui tous les jours descend en luge avec un homme. Pendant cette descente sur la neige - ils sont tous les deux - elle entend qu'on lui dit : " je t'aime, je t'aime, je t'aime ". Elle dit : " ce qui était merveilleux c'est que je ne sais pas si ça venait de l'homme ou du vent ". Elle dit : " je ne sais pas d'où ça venait ". Voilà, c'est ça que je voulais reprendre. Et quand ils arrivent en bas, ils se quittent, " au revoir ! " et ils recommencent le lendemain. Beaucoup d'années plus tard, on lui demande quelle est sa plus belle histoire d'amour et elle dit, elle raconte ça en disant :  " c'est mon plus beau souvenir : je ne savais pas d'où ça venait " ; c'était anonyme et gratuit, c'est un peu ça que j'ai entendu. C'est très précieux ces moments d'anonymat et de gratuité, on ne sait pas d'où ça vient et c'est gratuit… et on le transmet, on raconte…

La seconde anecdote, c'est une jeune femme qui était en voyage dans un pays étranger et qui se trouvait habiter chez quelqu'un qu'elle ne connaissait pas très bien. Elle est invitée par quelqu'un d'autre, une personne qu'elle ne voyait pas du tout, c'était un homme, elle ne le voyait pour ainsi dire pas, elle l'avait vaguement salué… Un matin elle devait partir, elle dormait. Cet homme frappe à la porte, il rentre, il dépose une rose et il lui dit en anglais parce qu'il était anglais : " God bless you ". Il s'en va, elle ne l'a jamais revu et ça reste un souvenir extraordinaire dit-elle, qui a laissé un sillage. C'est du même ordre, il ne lui a rien demandé en retour… il ne lui a pas demandé rien ! il a déposé la rose et il est parti. Et il y a l'équivocité, de la surprise, aussi, parce qu'elle pouvait penser qu'il pouvait venir pour la… je ne sais pas moi mais il est venu pour lui dire seulement que Dieu la bénisse, ce qui est quand même très différent de… (rires) Donc là aussi gratuité du don, aucune tentative de domination de l'autre, de pouvoir de l'autre sur un autre. Rien que pour ça, certaines personnes peuvent dire que la vie vaut la peine d'être vécue, rien que pour ces moments-là. Ce sont des moments d'accomplissement de quelque chose.

Un peu plus tard, j'ai fondé une autre revue qui s'appelle Zoumzoum, ce qui a été aussi un changement. Longtemps on écrit pour on ne sait pas qui, les livres sont publiés on ne sait pas où ils vont, mais tout de même à un moment donné on en a assez d'être dans la famille, d'être dans le milieu, parmi les collègues et parmi les pairs uniquement, même si c'est très important d'y revenir et d'y être, on en a bien besoin tous, des collègues  avec qui on peut parler, mais on a peut être envie que ça aille un peu plus loin. Au fond, avec cette revue, j'avais envie que ça aille à quiconque, de parler à quiconque, c'était vraiment le terme : quiconque. Et c'était fait cette revue… c'était des propositions de faire des textes très courts, peut-être certains les ont eu ces textes… parce que je faisais abonner beaucoup de monde, pour que ça marche… C'étaient des propositions du genre : faire un pas, portrait d'un bruit… des choses comme ça et il fallait répondre par un texte très court, et essayer que ce texte puisse parler à quiconque… de faire tout le travail nécessaire de présentation de quelque chose… du trou, je ne sais pas comment le dire… Et il y a une petite chose qui a son importance : moi, j'aurais voulu que ce soit complètement anonyme - pas ceux qui organisaient tout ça - mais que les textes restent anonymes parce que je pense très important qu'on ne sache pas… on les lit beaucoup mieux… et ils ont été simplement signés par des initiales parce que personne n'acceptait qu'on ne mette pas son nom… alors les initiales c'est très compliqué à retrouver, ça laissait quand même un certain anonymat.
Je pense à Scilicet, c'était une revue fondée par Lacan, il y a eu cinq ou six numéros, je ne sais pas si les textes de la fin étaient anonymes… En tout cas, dans les premiers numéros, c'était anonyme, sauf le nom de Lacan… Non, non, il faut bien ! Cela ne peut être que relatif l'anonymat, il faut que ce soit anonyme pour ceux qui le reçoivent, mais pas forcément de l'autre côté… L'anonymat est relatif, il faut bien aussi que quelque chose soit marqué… il faut bien que quelqu'un, quelque part, marque. Il faut qu'il y ait un lieu où ce n'est pas anonyme.

J'ai écrit dans un numéro du Discours psychanalytique dans les années 90, 92, avec Stéphane Thibierge, une enquête de poésie, qui était sur la destination du poème. Voilà ce que j'écrivais, c'est une espèce de résumé de ce que je peux vous dire :

" Sa véritable destination au poème, ce serait d'ouvrir un lieu potentiellement ouvert dans le langage, lieu qui n'attend que ça, lieu qui n'appartient à personne et qui est à tout le monde, personne n'en n'a la maîtrise, mais il peut arriver à quiconque en toute circonstance d'être à même de l'ouvrir. C'est le lieu même du partage qui exclut radicalement toute domination de l'un sur l'autre, lieu ''entre autre'', au sens où ce lieu propriété éphémère autant de celui qui écrit que de celui qui lit, autant de celui qui parle que de celui qui écoute, ne sera riche que d'être partagé le plus souvent instantanément le temps d'un battement de porte, avec son sillage troublant de courant d'air qui traverse aère toute la maison. Ce doit être cela ce trouble allégeant et salubre que le poème doit avant tout transmettre. C'est un lieu qu'on ne peut atteindre qu'en construisant avec la présence matérielle charnelle des mots, construction souvent surprenante, fragile, ludique toujours aléatoire, mais rigoureuse efficace. "

Voilà, en y repensant, je disais aussi : " …songeons évidemment au " mi-dire ", au mot d'esprit, sans auteur, et dont la vocation est de se propager en cascade, mais aussi à l'interprétation de l'analyse qui ne saurait être en ce sens autre que poétique… " Bon, tout ce que je vous dis ce sont des portes ouvertes…
À propos de l'interprétation dans l'analyse, Charles Melman dans un congrès sur RSI qui est retranscrit dans le Trimestre psychanalytique en 1989, parle de l'interprétation de Lacan. Quand Lacan était à la fin de son exercice, à la fin de sa vie, il ne parlait pas beaucoup à ce moment-là, il était surtout en train de regarder le nœud, il passait longtemps à le regarder sans rien dire. Il se trouve qu'à ce moment-là, il donnait des claques à ses patients, à certains patients ; et c'était quelque chose, moi je me souviens on en parlait, il y a des gens qui disaient : " tu sais, il m'a donné une claque, ça va pas, il est malade, il est complètement… il est gaga quoi ! ". C'est vrai, beaucoup de gens le disaient… En fait Melman nous dit : c'était un modèle d'interprétation lacanienne - au sens où il y a quelque chose à déchiffrer, au sens où on aurait affaire à un énoncé sans énonciation, un énoncé qui viendrait du Réel même, pas de celui qui est en face de vous, mais du Réel même, c'est-à-dire de l'opération même du déchiffrage.
Alors que peut-on lire dans ce geste d'une main qui claque ? Moi je l'avais repris sur le mode du hiéroglyphe, la claque. C'est-à-dire dans un premier temps, la claque elle-même c'est une claque, plus que ça, c'est la claque ! C'est-à-dire ça surprend, c'est fait pour arrêter quelque chose qui s'emballe, qui tourne en rond, ça vient du père classiquement, et ça vient interdire une certaine jouissance, ça dit stop.
Ensuite ça peut être pris sur le mode d'un élément d'un rébus, par exemple : je suis en train de claquer, claquer comme élément d'un rébus, mais aussi à partir du double sens du mot claquer chez nous, claquer et mourir c'est-à-dire : je suis en train de claquer - il est mort pas très longtemps après d'ailleurs - non mais c'est vrai, il était en train de dire quelque chose  !
Et puis un hiéroglyphe ça peut être aussi la consonne même : C L Q… ça peut vouloir dire aussi je suis que Lacan, je suis claquant, je suis que Lacan, je suis quiconque, je suis quelconque, je suis que Lacan, quelconque, c'est la consonnantisation. Ben oui !
Et puis ça peut être aussi : j'en ai ma claque, vous prenez vos cliques et vos claques… c'est tout ce qu'on veut après… ça peut être aussi le premier temps du réveil : réveille toi tu es vivant ! Fous le camp !
Je pense que c'était peut-être adressé à des patients qui devaient dénier le fait que Lacan était un peu fatigué, que peut-être qu'il allait un jour s'arrêter - je n'en sais rien, moi c'est comme ça que je le vois - et qui disait d'une façon telle qu'elle ne soit pas univoque : je suis quelconque, je suis claquant… je ne sais pas d'ailleurs si beaucoup ont entendu, ont interprété, c'était sortir de l'univocité de la mort, il y avait ça mais il n'y avait pas que ça.

X
Était-ce efficace ?

Josée Lapeyrère
Mais je n'en sais rien, je ne l'ai pas reçu moi ! (rires)… c'est ce qu'on raconte ! En tout cas pour moi c'est très important, c'est efficace aujourd'hui, parce que je trouve ça magnifique, je trouve cela d'une grande beauté, d'une grande poésie, mais aussi d'une radicalité extrêmement courageuse… enfin je sais pas comment dire… il y en beaucoup qui disaient qu'il était malade, qu'il avait perdu la tête. Cette interprétation, si c'en est une et je le crois, invite au déchiffrage.
Il y a une autre interprétation qui est magnifique aussi, c'est un analysant qui disait à son analyste qu'il aimerait bien participer à des journées et l'analyste dit : " pourquoi pas, mais oui tout à fait " ; et il revient à la séance suivante en disant : " salaud, vous manipulez le transfert, vous voulez que je fasse des choses… " enfin bon… il est pris d'une angoisse folle à l'idée d'intervenir, il dit à l'analyste : " c'est de votre faute, c'est vous qui.. vous voulez que… " etc. Alors l'analyste ce jour-là avait un disque sur la table, il lui donne ce disque et lui dit : " ça pourrait vous intéresser, prenez le, mais s'il vous plait, il est à moi, vous me le ramenez hein, il est à moi ! vous me le ramenez ce disque ! il est à moi, vous revenez en me le ramenant !". Que fait-il en disant cela ? Il lui dit : " revenez, faites le tour " le tour de la pulsion, il lui dit de ne pas tourner en rond comme il est en train de faire. Il lui dit : " revenez " et il lui dit aussi : " il est à moi ". C'est-à-dire ce qui est à moi, sous forme inversée c'est : " vous avez ce qui est à vous ! vous m'avez demandé de… c'est à vous ! " Et le patient avec son disque sous le bras, tout ça se passe dans le chemin… tout ça se met en place. Il entend… parce que c'est très étrange d'avoir ce disque sous le bras qui pèse lourd et ensuite en faisant le tour il revient à la séance d'après en disant : " Eh bien oui, c'est bien moi qui voulais, c'est vrai je vais m'y mettre… "
Ce sont des choses très rares. Je ne sais pas si vous en faites beaucoup comme ça, moi je n'en fais pas énormément. Je pense que c'est une trouvaille, c'est dans l'instant, c'est fait à la hâte, c'est quelque chose qui… ça échappe même sûrement à l'analyste ; c'est un peu comme s'il proposait un rêve, comme s'il rêvait pour son patient…

L'intérêt d'une écriture chiffrée comme celle-là, c'est d'être une écriture en image, avec cette pure équivocité de sens. Il y a à la fois : faites le tour, revenez, faites l'aller-retour, ne revenez pas en disant c'est la faute de machin, revenez ! C'est inviter à son déchiffrage, c'est aussi faire que le message énoncé ne vienne plus de quelqu'un mais du Réel lui-même. Cela nous renvoie à l'anonymat dont on parlait. Si l'analyste avait dit : " Mais écoutez, moi je ne vous ai rien demandé, c'est vous qui l'avez dit. ", on serait dans l'univocité, il n'y aurait pas eu le travail de déchiffrage… Là ce que fait le travail de déchiffrage, c'est qu'il y a un vide à refouler. Dans le cas de la claque, il faut refouler la claque, le geste, l'image, derrière le son claquant, c'est un premier refoulement. Ensuite derrière le son il y a le : je suis claquant, je suis en train de claquer. Il faut encore pour la consonne il faut encore… enfin disons il y a plusieurs refoulements et tous ces refoulements décollent à chaque fois les différentes dimensions. Soit on peut rester à : " il m'a claqué, il est fou celui-là ! ", soit on peut aller plus loin et entendre le double sens de claque et on peut aller encore plus loin et entendre la consonnantisation du CLQ. Donc il y a trois étapes, mais si on les franchit, à chaque fois on opère un refoulement, c'est celui qui permet d'arriver jusqu'au refoulement originaire si l'on peut dire. À chaque fois, disons ça ouvre un intervalle, à chaque refoulement, on décolle à chaque fois l'espace, celui de l'objet a, sur ses trois versants, imaginaire, réel et symbolique… mais ça il faudrait le faire, je n'ai pas le temps…

Là aussi, j'ai compris ce que voulait dire un discours sans parole, c'est un discours qui est fait dans une écriture chiffrée, il y a un déchiffrement, quand il claque… c'est de l'écriture ! C'est de l'écriture d'abord, et en plus c'est de la pure écriture.
Lacan cherche, à partir du nouage borroméen, un dire qui fasse nœud, c'est-à-dire un nœud qui coince l'objet cause du désir, qui ouvre cet intervalle par ces différents refoulements justement. On détache vraiment dans le déchiffrement, c'est magnifique ces interprétations… sauf qu'on les fait… je ne suis même pas sûre d'en avoir faite une moi ! Je pense que je ne dois pas être la seule, on n'est vraiment pas poâte assez ! C'est très difficile d'accéder à ça. C'est-à-dire que notre technique comme il dit, nous lâche, c'est très difficile d'y arriver, mais c'est vraiment pour moi un accomplissement de la langue, c'est splendide.

Alors je continue… je vais bientôt finir d'ailleurs… Ce que j'ai toujours désiré faire au fond, c'est ça, avec la poésie. Je me rends compte que depuis le jour où j'ai lu ce texte de Breton, j'ai cherché toujours à transmettre cette ouverture, cette chose qui fait que ça ouvre. Et donc, je l'ai fait par mille façons, je l'ai fait par des tas d'autres choses, j'ai fait des trucs en plexiglas qui coulissent, avec des possibilités de faire glisser des choses, de redistribuer, de couper à d'autres endroits les mots… j'ai fait un rouleau, ça je dois dire c'est une chose formidable qui m'a amenée dans le monde entier, c'est une trouvaille d'une nuit et on m'a invitée partout
Mon ambition c'est au fond d'écrire des  poèmes anonymes, des dits qui fassent nœud, anonymes pour celui qui les reçoit, qui va être quiconque, parce que quand on fait des choses comme ça dans les institutions, je vais vous dire que c'est un peu frileux et très ennuyeux. Tout le monde se croit dans l'histoire de l'art, on est dans le discours universitaire, terminé l'acte ! C'est pour ça que la question de l'anonymat est très importante. L'anonymat doit être forcément relatif, vous ne pouvez pas venir tout seul faire des choses comme ça,  parce que si on est seul, on est un fou. Il faut être à plusieurs. C'est un anonymat quand même, parce que les gens ne savent pas qui on est et on ne sait pas qui ils sont non plus. C'est de lieu à lieu et c'est la condition pour que quelque chose arrive. Il faut que ça vienne du Réel, on ne sait pas d'où ça vient ; sinon, si c'est labellisé, c'est un peu fichu.
Écrire des poèmes anonymes, déposés dans des espaces publics - il faut que ce soit public aussi - des dits qui fassent nœud pour celui qui les reçoit, qui est le tout venant. Des poèmes  d'énigmes à déchiffrer, à usage public et quasiment sans parole : des énoncés sans énonciation. Quand j'ai lu ça, j'étais contente, ça m'expliquait beaucoup de choses alors j'ai essayé, j'en ai fait quelques-uns. J'ai un peu arrêté parce que l'époque n'est pas du tout à ça. C'est une époque, quand même à ce qu'on appelle la performance, qui est quelque chose de beaucoup plus spectaculaire. Il y a des stars parmi les poètes qui font des tournées, c'est récent, ça ne fait que deux trois ans… ils font des choses très bien, j'ai des amis qui font des choses… vraiment bien ! Des poèmes sonores extraordinaires, avec des tas de machines, de la technique, de la technologie, etc. Mais l'époque n'est plus à ces choses-là, quand même il faut bien dire, il est difficile de dire à quelqu'un aujourd'hui : " l'anonymat… personne ne saura qui tu es, tu ne sauras pas ce que ça deviendra, mais, c'est ça qui est formidable, tu transmets quelque chose !

J'en ai fait quelques-uns comme ça. Par exemple, dans les jardins publics nous avons fait - parce que on n'était jamais seuls, ce n'est pas possible de faire ça tout seul, il faut le faire avec d'autres c'est très important - des sortes de banderoles qui descendaient sur les arbres, beaucoup d'arbres où étaient écrits : " Qui nous fera la courte échelle ? " ou " Qui de nous fera la courte échelle ? ". Il faut bien travailler le texte, c'est à travailler ensemble… la banderole n'est pas un support, elle fait partie intégrante de l'œuvre, l'arbre aussi fait partie intégrante du poème. On avait aussi laissé des bouquets sur l'herbe avec à côté un texte, il y a toujours un phonogramme plus un élément, une image. Je me rappelle, par exemple : " c'est à celui qui le prendra " - ça, c'est un peu idiot - donc " c'est à celui qui saura le prendre " cela impose tout un cheminement, et maintenant je mettrais : " c'est à celui qui saura l'offrir ", cela impose encore… l'idée est de proposer tout un chemin… voilà.
Et puis il y avait aussi un acte que je trouve très important. C'est l'acte de l'œuf. C'est un ami, qui est mort maintenant, un ami panaméen avec qui il était possible de faire toutes ces choses-là, il m'a dit un jour : on va faire un acte dans le métro, mais alors attention, pas de lecture de poèmes hein ! Du pur présent ! Et dans la soirée, je cherchais comme ça, j'ai eu l'idée, je ne sais pas comment c'est venu, d'un œuf, frais, sur lequel on écrirait : pur présent et qu'on donnerait aux gens… Nous l'avons fait plusieurs fois à la sortie du métro et je vais vous dire, c'était formidable. Il y a eu plein d'histoires qui se sont passées, il y a eu de tout, il y a eu des bagarres (rires)… il n'y a pas eu beaucoup de cassage d'œufs, sauf par une bande de jeunes que j'ai engueulée fermement en leur disant qu'ils cassaient des poèmes et que c'était fini, il n'y en aurait plus…(rires). Et après, ils revenaient, ils en revoulaient et disaient : c'est pour mettre dans ma chambre… C'était formidable.
J'ai fait ça aussi dans les Émirats Arabes avec tous ces messieurs… je leur ai dit : " voilà, c'est une énigme, à vous de la trouver ! ". Ils ont fait des ateliers !(rires) c'était formidable qu'ils aient fait ça, et puis ils sont venus me dire : " alors c'est la vie ! c'est l'inconnu ! " C'était très joli parce qu'ils l'ont vraiment pris très au sérieux.
Pour vous raconter encore juste une chose, en Colombie, dans un atelier de jeu de poésie de rue - comme quoi j'aime bien la rue quand même - on avait fait, ce n'est pas moi du tout qui avait inventé ce jeu, c'est quelqu'un d'autre qui avait proposé qu'on fasse un jeu avec de la laine. En Colombie c'est formidable, tout le monde arrive, rien ni personne n'est frileux, tout le monde débarque et tout le monde s'y met, quiconque… Il fallait se mettre en cercle, mais on était cinq cents en cercle ! Il y en avait un qui lançait une grosse pelote de laine, énorme, en gardant l'autre bout, et à chaque fois il fallait dire quelque chose, très fort, et les autres répétaient et tout le monde reprenait c'était beau comme tout. Il y avait par exemple : maman est malade ! e viva l'infanteria ! il y avait de tout, et tout le monde reprenait… c'était beau comme tout ! Et à la fin on se retrouvait avec un toit de laine ; évidemment, parce que tout le monde avait gardé son bout, ça faisait d'énormes toits et on traversait des rues, la police ne pouvait plus rien faire, plus personne ne pouvait rien faire contre nous. Alors les gens y allaient : " je t'aime, pourquoi t'es parti… ". Il y avait de tout ! C'était vraiment magnifique, tout le monde parlait à l'autre, qui n'était pas là d'ailleurs.

Jean-Pierre Lebrun
Je ne comprends pas bien le principe…

Josée Lapeyrère
Tu prends une pelote, tu tiens le bout, tu lances, tu gardes le bout, l'autre il va garder son bout, il va le lancer à quelqu'un et si tu veux, à la fin quand tu l'as fait cent fois, deux cents fois, ça fait un toit et de toutes les couleurs en plus ! Et tu te promènes avec ça, on était tous comme ça, personne ne voulait lâcher évidemment, chacun tenait son bout, et on avançait, avançait, les flics ne savaient plus quoi faire, personne ne savait plus quoi faire et toute la ville… c'est quand même la ville la plus dangereuse du monde et on est arrivé à passer… Voilà j'aimerais bien continuer ça… C'est ce dont je me suis rendu compte au fond, mon désir d'écrire, eh bien c'est ça, c'est cette transmission là que je veux faire, on m'a donné un jour ce don gratuit, et je n'ai de cesse de vouloir le transmettre…

Je pense que les analystes font la même chose sauf qu'évidemment c'est dans le cabinet, c'est à usage plus privé, c'est une langue privée c'est celle du patient, mais là, c'est à usage public. Il faut travailler l'écriture de ces énoncés, il faut travailler avec les objets, ce sont des petits poèmes. Mais l'anonymat est très important, que ça vienne du Réel… Et puis on les abandonne, je dis : " je ne sais pas ce que c'est devenu, je ne veux pas savoir, ça ne me regarde plus, les autres se débrouillent avec ça ! "
 Je sais que pour les œufs, j'étais présente. On n'était pas très jeune, on n'était quand même pas des gamins. Ça doit être bizarre de voir deux vieux, avec leur petite panière. Et il y avait des gens qui revenaient, c'était très joli ! en disant à leur femme :  " qu'est-ce que c'est ? "  " C'est un poème ! ". Et les gens partaient en le tournant cet oeuf, en le déchiffrant, et ils revenaient en disant : " Il m'en faut un pour mon patron ! "  Il y avait de tout : " je n'ai pas acheté d'œufs pour l'omelette ce soir ! "… c'était très vivant. Moi je me demandais ce que ça allait faire, s'il allait y avoir beaucoup d'agressivité, parce que les œufs frais… mais pas du tout, c'était charmant. On l'a fait dans des marchés aussi et c'est un acte à faire et à refaire.

Simone Molina
Oui, je trouve très, très important la façon que vous avez de mettre en perspective justement ce qui se joue dans une analyse, dans l'interprétation, c'est-à-dire ces temps tellement rares, mais pour qu'ils existent même rarement faut-il y être. Je trouve que la question de la présence de l'analyste rejoint tout à fait ce qu'il en est de ce que vous dites de la présence, il suffit d'être présent dans la rue avec des œufs sur lesquels est écrit  " pur présence " …
 
Josée Lapeyrère
Pur présent. C'est le double sens de cadeau, cadeau et une présence…

Simone Molina
Oui, être présent et le présent… Et il me semble que, justement, je pensais quand vous parliez de cette pelote de laine, à quelque chose qui s'est passée récemment. À Marseille a été montré toutes les machineries des théâtres de rue, entre autres ces chose magnifiques faites par Royal Deluxe… et je suis allée voir tout cela et à un moment un des acteurs qui était là et qui montrait toutes ces machines, parle d'une machine à rêves et qui produit des mots. Et il y avait une trentaine de personnes et il a demandé aux gens de s'approcher pour entendre, écouter, quels mots produisait cette machine. Et j'ai été absolument stupéfaite du fait que les gens n'entendaient rien ou ne voulaient pas en parler, c'est-à-dire qu'ils disaient : " ce que j'entends je le garde pour moi "… pour dire que, en effet il y a du travail pour faire que ça produise quelque chose, un acte comme les œufs etc… parce que le projet-là, et c'était tout à fait perceptible dans la façon qu'avait ce comédien de jouer avec les autres, c'était aussi sur quelque chose qui frisait parfois la dérision.
Donc, cette question du travail à faire pour être présent dans un acte collectif, pour moi rejoint ce qui se passe quand on travaille en hôpital psychiatrique avec des patients psychotiques dans des lieux, donc ce que j'en connais c'est travailler avec des personnes dans des ateliers de théâtre, peinture et ateliers d'écriture pour que, justement, les choses ne soient pas rabattues ni du côté de la dérision, ni du côté du psychologisme, c'est-à-dire une sorte d'explication de texte, mais du côté de quelque chose qui se crée au fur et à mesure qu'on est présent ; et ça c'est l'analyse aussi quoi. C'est-à-dire, les choses se créent au fur et à mesure que l'on est dans cette présence de l'écoute et de la présence physique, parce que il n'y a pas d'analyse sans présence physique.

Josée Lapeyrère
Oui alors c'est différent puisque que… on peut déléguer et pas gérer les objets parfois… je les dépose et je m'en vais, parfois il faut les donner alors il faut être là, mais c'est pas obligatoire, c'est ça la différence aussi… moi j'aime bien aussi déléguer. Je vais quand même les poser mais après je peux envoyer quelqu'un… l'objet peut se suffire.

Z
Oui c'est-à-dire que la personne le découvre et il se passe à ce moment-là quelque chose…

Josée Lapeyrère
Voilà c'est ça. On peut très bien ne pas savoir qui l'a posé. Mais enfin c'est vrai que l'analyste par contre sa présence est absolument… enfin ça peut changer peut-être, j'ai vu qu'il y avait de l'analyse par internet ! oui, oui.

Hélène Péras
Je voulais simplement remarquer que les œufs étaient gratuits mais que la gifle ne l'était pas ! (rires)

Josée Lapeyrère
Ben… est-ce qu'elle était gratuite ? Je n'en sais rien ! Elle était payante-gratuite.

Bruno Battello
J'ai été très, très, étonné par beaucoup de choses que vous avez dites… en fait, moi, si un jour j'écris, enfin… vous, votre désir d'écrire il est stimulé par l'anonymat…

Josée Lapeyrère
Je vous parle d'une partie de ma pratique…

Bruno Battello
Oui, justement, alors pour vous c'est quoi la différence ? quand vous signez ou…

Josée Lapeyrère
Si on ne signe pas, si ces textes sont anonymes, c'est seulement parce que s'ils ne le sont pas, en général il ne se passe rien, voilà. Même l'analyste est anonyme, il a un nom d'accord mais il est anonyme, on raconte rien sur nous, enfin on pourrait raconter notre vie après tout, pourquoi on dit rien, pourquoi on reste entre guillemets neutre, dans une certaine neutralité en tout cas, c'est pas pour rien je pense. C'est pour que ça soit possible, pour que quelque chose puisse se faire.
Par contre je ne suis pas pour l'anonymat complètement, ce n'est pas un anonymat de renoncement… Il y a des gens qui savent ce que je fais, je ne suis pas seule quand j'y vais, je vous en parle, je le dis, c'est pas une chose que je garde cachée dans un coin, ce n'est pas secret. C'est simplement que dans le moment même, c'est pas nécessaire de savoir qui fait quoi, ce n'est pas nécessaire, c'est ce qu'on fait qui compte, c'est l'opération qu'on propose. Et si vous le dites eh ben ça tombe à côté, je vous assure, et c'est d'un ennui ! Ou alors il faut partir ailleurs dans un pays du tiers-monde, du quart-monde pour que ça soit possible, où les gens ne sont pas encore blasés. Sinon ailleurs ce n'est pas possible, les gens sont blasés ils vont dire : " Ah, oui ça, ça ressemble à machin, ça c'est très bien, d'ailleurs machin a fait ça ". Et puis on va passer à côté, on va être dans l'histoire de l'art, dans l'histoire de la poésie, et donc ça va être très ennuyeux. Et cette transmission… pour qu'elle soit possible, il faut un certain anonymat, et même que ce soit éphémère, qu'on parte, ça y est, au revoir, ça passe comme le vent. Il ne faut pas revenir dix fois faire des ateliers d'écriture à l'endroit où on a fait le truc, voilà ce que je crois, ça se paie du prix de l'anonymat. Par contre vous avez raison, je signe mes livres, j'ai envie de les signer !

Bruno Battello
Je voudrais écrire, l'idée d'anonymat ça m'hôte tout désir d'écrire et je ne pense pas pris dans quelque chose de spéculaire mais, simplement parce que les énoncés sans énonciation, et le sujet enfin…

Josée Lapeyrère
Mais oui vous avez raison, je suis d'accord avec vous, ce serait d'une sainteté, il y en a peut-être qui le font d'ailleurs, je n'en sais rien, je les connais pas puisqu'ils disent rien… mais sinon c'est un anonymat relatif parce que j'en parle à mes collègues, à mes camarades de poésie, ils le savent ; il y en a qui viennent et qui suivent. Dans le moment même, ce n'est pas vraiment la peine d'aller dire nous sommes poètes.

Nicole Malinconi
J'ai envie de te dire des choses éparses, peut-être un peu à l'image de ta manière de nous parler ; éparses parce que j'ai l'impression que des choses que tu as dites font terriblement écho pour moi, quant à l'écriture, et il y a d'autres choses où j'ai l'impression que nos mondes sont forts différents, par exemple quand tu parles de tous ces événements collectifs, présence auprès des gens, j'entends quelque chose de terriblement vivant d'une part, mais, j'hésite à mettre ça du côté de l'écriture, enfin ça me pose des questions. Pour moi l'écriture si tu veux - je vais te dire ce qui me viens - ça reste quand même dans la langue, c'est vrai qu'ils parlent en lançant leur boule de laine, et c'est vrai que sur l'œuf il est inscrit quelque chose… mais, peut-être suis-je trop rigide, je ne sais pas, mais pour moi ça relève d'un travail solitaire quant au laisser advenir de l'écriture, pas solitaire dans le sens où les autres sont présents quand on écrit. Il faut avoir vécu pour écrire, il faut avoir quelque chose des autres pour écrire, n'empêche que l'acte pour moi, d'écrire est lié à la graphie… le fait d'écrire est donc solitaire… alors, c'est peut-être le point où je suis dans l'étonnement et intéressée, mais en même temps je ne sais plus bien où c'est par rapport à l'écriture….
Ce qui m'a par contre fort intéressée et questionnée c'est ce que tu dis : énoncé sans énonciation, ce que tu dis de l'anonymat ou du gratuit, tu as dit aussi du… moi je dirais du perdu parce que c'est mon mot, mais tu as dit autre chose, je dirais fugitif aussi mais c'est aussi mon mot, mais… qu'est-ce que tu as dit ? Éphémère, oui. Peut-être est-ce cela aussi, si je puis me permettre de parler de ça, sans être analyste, mais qui rejoint l'analyse, ce sont ces moments, comme tu dis rares, où advient quelque chose qui vous dépasse, qui vous surprend, qui révèle quelque chose à quoi vous ne vous attendiez pas. Pour moi l'écriture c'est ça, c'est cette espèce de lente mise à la disposition des mots pour qu'émerge quelque chose à quoi on ne s'attendait pas, ou en tout cas qui ne fait pas partie de ce que l'on croyait avoir à dire.

Josée Lapeyrère
Freud dit que le rêve ce n'est pas des images, c'est une écriture en image, à l'égal des hiéroglyphes, il a employé ce terme-là. Donc ça doit s'écouter un rêve, ça ne doit pas se regarder, ça doit s'écouter. C'est une écriture chiffrée, comme le rébus, le rébus c'est écriture, il y a des images… mais c'est une écriture. Et là aussi dans le rébus, on voit bien les refoulements, tu regardes, tu as chat pot, un chat et puis à côté pot, tu vois d'abord " Ah, chat " et puis petit à petit tu vois " peau de chat " et tu vas jusqu'à la signification, quand le chat devient la syllabe cha, là tu fais un premier refoulement et quand arrive " le chapeau ", là tu arrives à la signification de la phrase, et là, tout tombe, les images tombent. Ton rébus, il ne t'intéresse plus… c'est une écriture, c'est un chiffrage, c'est une écriture qui demande ce travail de déchiffrement… Alors tu as raison je propose aussi avec le bouquet un cheminement, il fallait passer par " Qui saura me prendre, qui saura m'offrir ", enfin bon. Il faut déchiffrer quelque chose, ce n'est pas un code, c'est le rébus, c'est une vraie écriture le rébus, mais tu vois, ce n'est pas forcément l'écriture graphique, c'est une réécriture. Et quand Lacan parle d'un discours sans parole, moi j'entends ça comme ça. Un discours sans parole c'est un discours où c'est vraiment de l'écriture, qu'est-ce que tu en penses ? La claque, c'est une vraie écriture, une écriture extraordinaire, magistrale, avec plusieurs sens. C'est-à-dire qu'il n'y a pas simplement la claque, il y a pure équivocité… je vous donne une claque, je suis claquant et je suis que Lacan ; ça peut s'entendre trois fois ; et je suis quelconque… Tu te rends compte tout ce qu'il y a comme possibilités ! Il y en a sûrement d'autres d'ailleurs !


1)  L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre. Lacan, séminaire 1976-1977
2) Clair de terre, André Breton, Éditions Gallimard 1966