" C'est dans le silence que Dieu parle " a dit Mère Térésa ; Jacques Lacan lui, en tant qu'analyste, et donc d'une position laïque, nous propose cette affirmation : " La voix résonne dans un vide, qui est le vide de l'Autre comme tel " (1).

Cette phrase tirée de la leçon du 5 juin 1963, dans son séminaire sur l'angoisse, vient pour moi, mettre en lumière plusieurs points de structure constituants du sujet. Premièrement, il pose la voix  comme l'un des objets de la pulsion (pulsion invocante), qui est en lien avec ce lieu Autre en tant que c'est de ce lieu que s'articule pour le sujet son propre désir. Deuxièmement, il pose comme condition de cette opération le vide dans l'Autre, en tant que de ce lieu ne peut pas nous venir toute satisfaction mais également en tant que lieu non habité ; prenant ainsi une position non religieuse puisque pour la religion ce lieu Autre est occupé par Dieu tout puissant.

Freud nous avait proposé trois objets : l'objet oral, l'objet anal et l'objet phallique. Lacan, à sa suite, réalisant un pas de plus, amène les précisons suivantes. D'une part il articule la question des objets non seulement à la libido de l'enfant, mais également à ce lieu Autre, au désir du grand Autre : " Il s'agit toujours d'une même fonction, à savoir comment a est lié à la constitution du sujet au lieu de l'Autre et le représente " (2) ; d'autre part, il lie les objets entre eux et donne au phallus sa dimension symbolique dans cette articulation, en tant que manque. " Il est vrai que sa fonction centrale, au niveau du stade phallique,  où la fonction de a est représentée essentiellement par un manque, par le défaut du phallus, comme constituant la disjonction qui joint le désir à la jouissance " (3) ; puis le troisième point est de définir deux autres objets : le regard comme objet de la puissance dans l'Autre et la voix comme objet du désir de l'Autre  "… qu'il ne saurait y avoir de conception analytique valable du surmoi qui oublie que, par sa phase la plus profonde, la voix est unes des formes de l'objet a " (4). La caractéristique particulière de ces deux objets c'est qu'ils ne sont pas saisissables, on ne peut pas les objectiver ni les attraper dans leur matérialité, comme c'est le cas avec l'objet oral : le sein, l'objet anal : le caca, et pour le phallus : le pénis. Le regard n'est pas la vue de l'œil, le regard comme la voix ne peut pas être découpé ; c'est  en cela qu'ils sont porteurs de la dimension symbolique.

Il s'agit donc de dégager l'objet voix comme étant le support de la parole, par lequel l'enfant repère le désir de l'Autre. L'enfant tout-petit crie, pleure avant même de pouvoir articuler une parole ; ces cris sont pris par le grand Autre maternel ou son substitut pour des demandes à son adresse, demandes qui expriment le besoin d'être nourri. L'Autre maternel, l'Autre primordial,  répond par le nourrissage en un premier mouvement. La mère va, au fur et à mesure, répondre aussi en supposant à l'enfant un grand Autre, supposer qu'il n'est pas que chair et donc introduire la dimension du langage et de la temporalité. Sa voix, porteuse de ses propres signifiants et donc de son propre désir, va englober l'enfant, le bercer, l'inscrire dans un discours qui lui échappe, c'est à ce titre qu'elle est représentante du grand Autre trésor de signifiants.  Freud tout au long de son œuvre a repéré que c'est dans la répétition de cette circulation entre les appels de l'enfant et les réponses qui lui viennent de sa mère que l'enfant va découvrir la dimension de plaisir au-delà de son besoin de nourrissage ; Lacan introduit la dimension du grand Autre : à la demande de l'enfant d'être nourri, lui revient de l'Autre son propre message sous la forme de " laisse-toi nourrir ". La voix de la mère (ou de son substitut), son intonation, sa prosodie, viennent scander, passant du chuchotement à l'exclamation, à l'interpellation, un rythme fragile mais soutenu qui s'entremêle aux signifiants et à la réponse ou non aux besoins, donnant ainsi à l'enfant un certain nombre d'informations ; c'est ainsi qu'elle va tisser, border les trous du corps avec le fil de la parole. Ses informations, totales ou partielles, constitueront le point de départ de l'interprétation faite par l'enfant, au sujet du désir du grand Autre. " C'est entre l'objet et le grand Autre qu'émerge le sujet " (5). D'ailleurs, il suffit d'observer attentivement pour apercevoir la jouissance vécue par les nourrissons dès qu'ils peuvent émettre eux même des sons, à partir de ceux qu'ils entendent, jouissance qui se redouble dès qu'ils repèrent que leurs propres sons ont été entendus et qui leur reviennent en retour de l'Autre, et ainsi de suite.

Lorsque le petit d'homme se trouvera confronté à la fois à une sexualité devenue possible, et à l'impératif d'assumer sa position dans la société, il aura besoin de s'appuyer sur ses marques subjectives inconscientes qui l'on constitué en tant que " moi, je ". Il va repasser par les mêmes mailles du filet qui l'a constitué, cette fois-ci non pas pour apprendre à parler : b a ba, mais pour s'autoriser à assumer sa parole en tant que sujet désirant, et donc autre, c'est-à-dire à articuler une parole de sa place subjective. À ce moment-là, l'adolescent a rendez-vous avec sa position de sujet divisé ; c'est à maintenir cette place béante laissée du fait de la chute de l'objet a cause de son désir, qu'il pourra engager sa subjectivité dans le social. Il a donc à lâcher du côté de sa jouissance, du côté de ce qu'il connaît jusque-là, pour s'engager vers l'incertitude que représente le chemin du désir, vers ce qui ne sera plus mais également vers ce qui n'aura pas été. Cette incertitude est source d'angoisse pour tout sujet " L'angoisse est la voie médiane entre jouissance et désir " dit Lacan dans la leçon du  13 mars 1963 (6).

Qu'en est-il de la voix pour l'adolescent ? Tout d'abord, il faut rappeler qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, mais que le même circuit pulsionnel est remis en chantier ; l'adolescent reste encore un enfant, " infans " en latin : celui qui ne parle pas. Il ne parle pas, mais il est parlé par les autres.  Voilà certainement ce qui va se rejouer à ce moment de la vie : il va devoir prendre la parole en son nom et la parole va devenir le champ sur lequel s'exprimeront toutes ses tensions, ses incertitudes, son angoisse. D'une part, nous avons souvent à faire à de grands mutiques, qui croient que ce sont les autres qui savent tout pour eux. Quand ils parlent, c'est d'une voix hésitante qu'ils le font, comme un soupir qu'il ne faudrait surtout pas entendre ; ou alors sous forme d'une grosse voix, interprétée comme violente par ceux qui l'entourent, sans qu'ils se rendent compte, comme si elle ne leur appartenait pas. D'autre part, je dirais qu'ils se bouchent les oreilles, au sens figuré, puisqu'ils rejettent la parole de l'adulte considérée souvent comme menaçante ; mais également au sens propre du terme, dans tous les cas dans nos jours, avec la musique et les écouteurs avec lesquels ils se baladent, comme s'ils restaient toujours branchés, toujours accrochés ; à les observer nous pouvons nous demander s'il ne s'agit pas d'une métonymie d'un cordon ombilical, comme s'il fallait qu'ils avalent la musique, qu'ils soient nourris sans interruption par la voix, la voix des chanteurs. Que dire de ces jeunes fumeurs, de haschich ou de tabac, qui se précipitent dans une consommation prématurée ? Est-ce que cette fumée, qui emprunte les mêmes voies physiologiques que la parole, vient exciter un organe en lieu et place d'une parole qui aurait du mal à s'articuler ?

L'adolescence est un temps d'articulation de demandes. L'adolescent met à l'épreuve de manière conjointe la consistance de ses marques inconscientes, présentes déjà pour lui depuis sa petite enfance, ainsi que la structure symbolique de ceux qui représentent pour lui une instance d'autorité, dans son entourage familial comme dans la vie sociale. Il sollicite ses
proches dans leur propre subjectivité pour légitimer sa parole, en ce temps de franchissement qui représente son inscription dans la vie sociale en son nom propre. La reconnaissance de sa propre subjectivité, lui venant des autres, est un temps nécessaire même s'il n'est pas suffisant. Il est nécessaire que l'autre entende l'affirmation de l'adolescent dans ce qu'il lui adresse, en tant que structuré lui-même par la parole ; autrement dit, l'adolescent compte sur la capacité de l'Autre à ne pas répondre forcément, mais à entendre, ce qui pose la dimension symbolique de l'autre en tant qu'il est sollicité comme représentant d'une instance Autre, manquante.

Cet écart, ce vide, est le prix à payer pour que l'adolescent puisse entendre résonner sa propre voix. J.M Forget (7) dans son livre L'Adolescent face à ses actes… et aux autres, dégage l'articulation du désir dans sa relation avec le grand A en tant que lieu des signifiants et le grand A que représentent les personnes en position d'autorité au moment de l'adolescence. Nous pourrions penser qu'il va simplement se détacher de ses parents et que c'est par le biais du groupe des pairs qu'il pourra se définir. La clinique actuelle nous révèle sans cesse que l'adolescent, par le refus même de l'autorité des parents, le refus même de tout ce qui vient représenter auprès de lui le " monde " des adultes,  cherche à s'appuyer sur les parents en tant que représentants de l'autorité pour pouvoir franchir le cap. Dans le cas contraire, quand il rencontre la récusation ou la disqualification en réponse lui venant de l'autre, à défaut de voix il lui reste la voie des mises en acte. L'adolescent qui a des difficultés à articuler sa parole, en tant que parole pleine, en tant que parole subjective, devant la récusation lui venant de l'autre, c'est le regard qu'il va solliciter par ses actes : " Cet appel au regard est un appel à ce que soit entendu cette mise en scène, à ce que soit vu par l'autre ce qui n'est justement pas représenté ". (8)

Il y a donc ce paradoxe à l'adolescence : il ne parle pas, mais se plaint qu'on ne lui adresse pas la parole ; il ne parle pas, mais exprime le sentiment de ne pas être pris au sérieux. Les parents quant à eux sont soucieux de son silence ou au contraire de la violence de ses mots, ou alors du peu de cas qu'il semble faire à ce qu'ils peuvent lui dire. La parole et son support, la voix, sont un enjeu entre les adolescents et les autres. Tout comme le petit, l'adolescent sollicite, sous apparence d'indifférence ou de rejet, la voix, avec ce qu'elle véhicule du désir de l'Autre. Ce sont les suspensions, les soupirs, l'intonation, la prosodie qui permettent ou pas l'espace subjectif à l'autre. La voix elle-même peut porter le silence, le vide, l'écart, au-delà des mots prononcés.  La voix qui serait porteuse de présence, voix qui vient donner le ton, comme au début, de la suite de la vie. Nous pourrions alors dire que la voix est à la parole ce que le rythme et la mélodie sont un air de musique. Je finirai en citant cette femme qui, ayant été élevée par une nurse espagnole, vibrait, selon son dire,  à chaque fois qu'elle entendait quelqu'un parler cette langue, alors même qu'elle ne l'avait pas apprise sans que nous puissions dire qu'elle ne la connaissait pas. Nous entendons là l'articulation de la voix au signifiant, en passant par sa prise dans le corps.

1. Jacques Lacan. Séminaire l'Angoisse. Édition Lacanienne International. Paris, 2002, page.317
2. Ibid, page. 337
3. Ibid, page. 337
4. Ibid, page. 338
5. Ibid, page
6. Ibid, page 205
7. Jean Marie Forget. " L'adolescent face à ses actes...et aux autres ".Édition érès, Ramonville Saint-Agne, 2005.
8. Ibid, page 86

BIBLIOGRAPHIE :

Gabriel Balbo et Jean Bergès. Psychose, Autisme et Défaillance Cognitive chez l'enfant. Édition Érès, Toulouse, 2001

Jean Bergès et Gabriel Balbo. L'enfant et la psychanalyse. Éditions Masson, 2éme, Paris, 1996

Jean Bergès et Gabriel Balbo. Jeu des places de la mère et de l'enfant. Essai sur le transitivisme. Édition Érès, Toulouse, 1998.

Jean Marie Forget. " L'adolescent face à ses actes… et aux autres ". Édition Érès. Ramonville Saint-Agne. 2005

Jacques Lacan. " L'angoisse ". Édition Association Lacanienne International. Paris, 2005.