Texte présenté au Centre Hospitalier de Saint-Egrève, le 5 décembre 2008 au cours d'une journée d'étude organisée par la PPPIJ intitulée « Les couleurs du temps »

Pour cette journée dont le thème est centré autour des couleurs du temps, je vais chercher à définir quelles sont les modalités nécessaires qui vont permettre à un sujet d'entrer dans une temporalité et une histoire. C'est la raison de mon titre : naissance du sujet.
Pour que cette naissance ait lieu, c'est-à-dire pour qu'un être humain devienne sujet de sa parole, il faut un certain nombre d'opérations qui nouent l'organisme du bébé à sa parole encore à venir, et qui auront un effet de temporalité : c'est cela que je nomme grammaire et conjugaison.
Que se passe-t-il de la naissance biologique jusqu'à la naissance du sujet, jusqu'au moment où un enfant devient acteur de sa parole ?
Tout d'abord, une première remarque : il n'est pas très fréquent d'aborder les questions de la clinique par le biais du temps... En réfléchissant à ce que je pouvais vous dire, et comment le faire, j'ai réalisé que, parmi les mots que les petits enfants entendent le plus dès le début de leur vie, « attends », « après », « tout à l'heure », « non, pas tout de suite », arrivent en bonne place... Tous ces petits mots du temps disent à l'enfant la permanence de son existence qui lui permet de différer ses demandes, ses attentes de satisfaction. Ils lui disent : « tu n'es pas le centre du monde, ta mère a autre chose à faire », et, en quelque sorte cela force l'enfant à se demander ce que sa mère peut bien avoir à faire de mieux, de plus important que de s'occuper de lui. Cela lui permet de supposer un ailleurs au désir de sa mère.
Une seconde remarque : il faut à peu près sept années de vie pour que le temps du calendrier commence à être représentatif de quelque chose. Il faut un certain nombre de répétitions comme les anniversaires, les fêtes, mais aussi les jours de la semaine, les mois, les années, pour construire un temps cyclique qui fait grandir. Le retour des évènements structure le temps comme élément symbolique prévisible, et donc rassurant, et assurant une durée. Mais tant que certains repères ne sont pas en place, c'est comme si le temps restait compétemment ouvert sur un inconnu irreprésentable, et angoissant.
Dès qu'il parle, un enfant s'exerce à cette langue du temps, il l'éprouve, il la déguste, en reprenant par exemple : « il était une fois... le prince prena un fleur, et la donna à la princesse... » Ce passé simple des récits, nous l'entendons chez tous les petits qui racontent. Le conditionnel aussi, qui sépare le semblant de la réalité : « on dirait que tu serais le papa, et moi je serais le bébé... »
Mais le temps du sujet ne s'accorde pas totalement à celui du calendrier, loin s'en faut. Nous avons chacun en propre notre style, notre façon de parler, de prendre la vie qui témoignent d'une fixité, d'une fixation à certains points organisateurs de notre subjectivité qui nous restent en grande partie inconscients. Cette marque du sujet, qui fait qu'on ne peut confondre deux personnes, à partir du moment où elles parlent, se met en place très tôt dans la vie. Ce temps spécifique est celui qui préside à notre naissance en tant que sujet, et c'est le moment aussi où l'on se met à parler. À partir de là il y a pour chacun un temps spécifique, privé, un point d'immobilité qui se conjugue avec le temps du calendrier, et qui va donner une temporalité à chaque fois unique, particulière.
À propos de ce temps privé, il faut aussi rappeler qu'un enfant arrive dans une histoire qui le précède, où il va devoir prendre place. Il va devoir être acteur de son inscription dans la filiation, et il a aussi à faire avec un certain nombre de contraintes qui sont les éléments de l'histoire de ses lignées paternelle et maternelle, qui lui sont transmises à son insu ainsi qu'à l'insu de son père et de sa mère, avec le style de chacun. Autrement dit, un enfant arrive au monde comme le produit du désir de ses parents, quel que soit ce désir, quelle que soit la forme qu'il prenne, et il a un chemin à parcourir pour passer du statut d'objet du désir parental à celui de sujet de sa parole.
Ce chemin met en œuvre différentes étapes que je vais maintenant aborder. Ce sont des étapes qui s'interpénètrent, qui jouent dans une synchronie, qui mettent en place une structure, mais que je ne vais pouvoir aborder que l'une après l'autre, en prenant le temps de la diachronie.
Dans un premier temps, je vais aborder la question de la naissance du sujet par le biais des pulsions et de la mise en place du circuit pulsionnel, car c'est par ce circuit pulsionnel que se crée la possibilité du passage d'objet du désir au sujet.
Tout d'abord, l'enfant est non seulement dépendant des soins physiologiques du fait de sa prématurité, mais il est aussi attentif à la présence affective de l'autre, à sa parole, à ce qui se dit, à ce qui accompagne les soins. L'observation des bébés nous montre qu'ils ont une appétence immédiate à la relation, à prendre en compte, à calculer l'autre.
À ce titre, les ravages observés lorsque l'entourage ne s'occupe que du corps physiologique d'un bébé nous sont bien connus. L'hospitalisme décrit par Spitz et retrouvé dans certains orphelinats d'Europe de l'Est, de Chine ou de certaines familles révèle une carence fondamentale : celle de l'anonymat dans lequel les soins sont donnés, pas d'adresse à l'enfant, pas de nom, pas d'histoire. Un pur présent répété chaque jour. Cet abandon de l'humain a des conséquences funestes pour un enfant qui y laisse son intelligence : intelligence des liens aux autres, intelligence des apprentissages. L'enfant a besoin d'un entourage qui le regarde, qui le parle et lui parle, qui le pense et le panse, qui le rêve. Les soins sont le passage obligé par lequel une mère va pouvoir nouer le corps de son enfant à la parole, afin qu'il ne soit pas seulement un organisme, pur réel, pur présent.
Je parle là de la mise en place du fonctionnement pulsionnel, c'est-à-dire du comment se passent les échanges liés au corps.
À propos des pulsions, puisque nous allons aborder ce point, il faut tout d'abord faire la distinction entre pulsion et instinct, entre pulsion et besoin. La pulsion n'est pas du registre de l'organique ni du besoin. Il suffit de penser à la boulimie pour saisir la différence entre les deux.
Dans la boulimie, il s'agit de la pulsion, même si elle est déchaînée et impérieuse, et non du besoin. L'épisode de boulimie met en jeu autre chose que la faim. Il met en jeu le manger, l'acte de manger. La pulsion orale va se satisfaire du plaisir de la bouche, et pas seulement de la nourriture. La nourriture, dans une mise en place tempérée de la pulsion sera liée au plaisir de la bouche, et c'est le ressort de toute la gastronomie. C'est ce qui donne le côté civilisé de la pulsion.
Les pulsions sont au nombre de quatre : orale, anale, scopique et invocante. Elles mettent en fonction les objets pulsionnels que sont le sein, les fèces, le regard et la voix, et organisent les échanges avec l'extérieur de manière incarnée, charnelle, et « normalement » ordonnée par la fonction phallique.
Le fonctionnement de la pulsion est décrit par Freud en trois temps, que je vais développer rapidement avec l'objet oral et avec le regard.
Dans le premier temps, que Freud nomme actif, le bébé dirige son attention et ses capacités vers l'objet oral, sein, biberon, pour s'en emparer. Il en va de même pour le regard également : il dirige son regard vers sa mère.
Le deuxième temps du circuit pulsionnel est un temps réflexif, de retour sur le corps propre : l'enfant trouve avec son corps la satisfaction pulsionnelle. Il s'apaise en suçant sa main, son pouce, une tétine, etc. Ici la satisfaction n'est en rien liée à un objet du besoin, et elle nous indique une capacité de fonctionnement autoérotique. Pour le regard, nous pouvons observer la même satisfaction pulsionnelle à regarder bouger ses mains, ses pieds...
Il y a un troisième temps au circuit pulsionnel, moins bien connu et difficile à comprendre dans le texte freudien, mais qui a été repris par Lacan dans son séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse et par Marie Christine Laznik, notamment à partir de sa clinique des enfants autistes et psychotiques.
Il y a donc un troisième temps nécessaire pour que le bouclage du circuit pulsionnel se fasse et qu'on puisse véritablement parler de satisfaction pulsionnelle. Ce troisième temps articule le sujet à l'Autre de façon tout à fait fondamentale.
Si nous restons avec la pulsion orale, c'est le moment où, par exemple au cours d'une toilette ou du change, la maman cherche à éveiller l'intérêt et le plaisir du bébé par des paroles, des caresses, des attentions qui ne sont pas du registre de la nécessité. Le bébé peut rester dans une position passive d'objet des soins, mais la plupart du temps, et en tout cas dans les situations où tout va bien, il va relancer la mère dans son jeu et chercher activement la jouissance de l'Autre. Il cherche à accrocher l'intérêt maternel, à crocheter sa jouissance : il va alors tendre sa main, son bras, son pied vers la bouche de sa mère pour se faire boulotter, embrasser, câliner... sans cesser de la regarder, ce que la mère fait avec des manifestations et des paroles qui indiquent le plaisir partagé. Puis, fin de partie. Il est temps de s'arrêter.
Le circuit pulsionnel dans son ensemble met donc en place une grammaire de l'objet :
Manger, se manger (sucer son pouce par exemple), et troisième temps se faire boulotter.
Ou encore : appeler, produire des sons pour soi-même, gazouiller, s'écouter parler (plus tard !), et enfin se faire entendre.
Et aussi : regarder, regarder une partie de son corps propre, et se faire regarder ou « se faire voir » !
Pour la pulsion anale, c'est un peu différent dans la mesure où c'est une pulsion qui se met activement en place plutôt dans le cours de la deuxième année, avec la demande formulée de l'adulte. On trouve cependant l'expression de cette pulsion dès la première année sur son versant symptomatique avec la constipation ou les diarrhées du nourrisson. La grammaire pulsionnelle se dirait alors ainsi : répondre à la demande ou offrir, deuxième temps : l'intérêt pour ses propres productions, et enfin le troisième temps qui peut aller de s'offrir jusqu'à se faire emmerder...
Cette grammaire rend compte des trois temps du circuit et aussi de l'articulation de la dimension d'objet avec celle de sujet.
En ce qui concerne ce troisième temps, vous entendez comment le lien à l'autre se fait par le biais de se faire objet pour l'Autre. Objet en tant qu'il est toujours pris dans la langue et dans la parole de la mère, Autre par excellence. C'est un temps essentiellement signifiant, qui met de ce fait en place la dimension du semblant. Il ne s'agit pas bien entendu d'une dimension réelle, objectivée de l'objet pulsionnel, mais de sa dimension métaphorique. Là encore, rappelons-nous ce que nous enseignent les contes des ogres, des ogresses et des sorcières. Exister pour l'Autre du langage, se faire reconnaître par l'Autre comme sujet se fait par le biais de la jouissance et du désir, en occupant une place de semblant d'objet, c'est-à-dire pris dans le langage et pas dans le réel.
Ce semblant d'objet, cet objet pulsionnel pris dans la parole, il lui vient nommé par la mère. C'est elle qui, en premier lieu, donne sa voix aux objets. Elle nomme, elle interprète les gazouillis, les areuh, les pleurs, les regards, les gestes... Elle leur donne valeur, statut de discours, et d'un discours qui lui est adressé. Elle fait des hypothèses sur ce que « veut » lui dire ce bébé, et en premier lieu, elle fait l'hypothèse qu'il veut lui dire quelque chose. Elle attribue à l'enfant une pensée, une intention, des ressentis, un savoir à advenir.
Tout ce travail maternel se fait à partir des propres identifications maternelles, et à partir de comment elle aura été elle-même entendue et parlée par ses parents. Elle écoute non seulement ce que produit son enfant comme signes ayant valeur signifiante (pleurs, sourires, vocalises), mais elle écoute en elle ce que produit son enfant. Et c'est le lien qu'elle peut faire entre les deux qui va faire de cet enfant son enfant, qui constitue le temps d'aliénation nécessaire du sujet. En parlant, elle restitue en mots ce qu'elle a entendu en elle de lui.
Ce qui est là fondateur de la parole du sujet sont des paroles de la mère prises dans sa propre histoire et dans sa propre structure. Là encore, ce ne sont pas les mots du dictionnaire. Ce sont des paroles lourdes de l'histoire de ceux qui le précèdent, chargées d'un autre temps, qui ont une couleur, une consistance particulière, une tessiture aussi, c'est-à-dire la qualité de la voix elle-même. La mère en parlant son enfant et en parlant à son enfant, dans ce qu'elle dit et dans ce qu'elle tait, témoigne de sa propre inscription charnelle dans son histoire, dans son rapport à ses parents, et au père de l'enfant. C'est ainsi que se fait l'inscription de l'enfant dans un rapport à la loi dont rend compte la façon qu'elle a de prendre soin de lui. Le père est ainsi présent dans sa fonction, par la parole et les silences maternels.
Tout à l'heure j'évoquais la jouissance partagée du troisième temps du circuit pulsionnel, jouissance à se faire objet de la jouissance et du désir de l'Autre. Ce que je n'ai pas dit alors, mais qu'il faut ajouter maintenant, c'est que cette jouissance doit être limitée, ordonnée par une tempérance qui est du ressort de la fonction phallique. C'est ce que j'appelais tout à l'heure « fin de partie ».
Il convient que la mère sache et entérine que la jouissance, et notamment à l'endroit de son enfant lui est interdite comme toute, qu'elle, la mère, est marquée par l'interdit de l'inceste et par la castration. Cet interdit est porté par la fonction paternelle, c'est-à-dire par cette instance qui fait séparation entre la mère et l'enfant.
C'est bien de cela qu'il s'agit quand l'enfant est amené, de par les absences de sa mère, lors de ses appels et de ses attentes, à se demander où elle est. Elle a donc un ailleurs, plus désirable et plus intéressant que lui. Elle témoigne ainsi de ses limites de jouissance à son endroit.
Ce limitateur de jouissance, qu'est la fonction phallique, est au service du désir et du manque. Nous savons tous que la limite entre jouissance et douleur n'est pas toujours sûre, et qu'une jouissance non limitée, non tempérée peut mener au pire.
Pensons aux sports extrêmes, ou aux toxicomanies. L'exemple de la boulimie nous montre cette tentative d'abolir le désir au profit d'une jouissance débordante, hors limite et hors du temps de ce fait.
Chez l'enfant, nous retrouvons assez souvent de tels symptômes dans les cas d'autisme ou de psychose. Des enfants qui bavent, qui avalent la nourriture sans la mâcher, qui ont l'air d'être sourds ou malvoyants, qui ne peuvent moduler leur voix. Cela témoigne d'une non mise en fonction de ce qui ordonne le corps dans ses échanges avec l'extérieur, et nous montre, si besoin était, que le corps est affaire de langage.
La limitation de la jouissance, sous-tendue et soutenue par la fonction interdictrice portée par le père dans sa fonction, permet le manque donc le désir, du fait que la satisfaction pulsionnelle reste partielle. Par ailleurs, cette limitation de jouissance sexualise les pulsions partielles, et le corps dans sa totalité. Cela peut se concevoir du fait que la mère reçoit l'excitation pulsionnelle de l'enfant et la sexualise, l'érotise en la mettant en mots, en lui parlant dans le semblant et en lui parlant à partir de sa propre castration. Des phrases comme « On en mangerait, de ce bébé ! » ou « C'est le plus joli bébé du monde ! » ou encore « ce petit doigt est délicieux, et encore celui-ci... » donnent déjà des orientations érotiques spécifiques et la réponse de l'enfant donne aussi son orientation à ce qu'il en sera lorsqu'il entrera de fait dans une parole articulée.
Quand un enfant se met à parler cela témoigne d'un saut. Il réalise le moment de séparation d'avec les signifiants donnés par son entourage, pour les prendre à son compte. C'est un temps de coupure et de retournement qui passe par l'usage original de sa parole, par le choix de ses propres signifiants. Il vient à occuper de fait une place de sujet de sa parole. Cela ne se fait pas toujours facilement, il y en a qui n'acceptent pas cela. Je me souviens en particulier d'une petite fille que mettait en colère l'idée même de devoir dire ce que sa mère aurait dû deviner. On retrouve cela chez les adultes : quand les personnes parlent comme si elles étaient toujours en colère pour dire quelque chose qui les touche plus particulièrement.
À cet endroit-là, à ce moment-là, l'enfant rencontre deux butées incontournables qui l'obligent à se situer. J'évoque la mort et le sexe qui fondent les limites de temps et de place.
Cliniquement, une manière de repérer cela est le moment où l'enfant nous fait part de ses théories sexuelles. Les théories sexuelles infantiles se fondent sur une question : d'où je viens ? c'est-à-dire une question sur un temps que les moins de trois ans ne peuvent pas connaître !
Les réponses qu'ils obtiennent, et de nos jours souvent avant même de les avoir posées, sont l'occasion d'un conflit psychique dans la mesure où s'opposent leurs hypothèses et leur savoir qui sont de nature pulsionnelle, ordonnés par les objets de la pulsion, et le savoir des adultes, fondé sur une version officielle et scientifique. Ce conflit psychique peut devenir l'occasion d'un clivage entre savoir inconscient et savoir conscient, familialement et politiquement correct, source de bien des inhibitions intellectuelles, et des difficultés d'apprentissage que l'on trouvera ensuite dans les névroses.
Les théories sexuelles infantiles butent sur une interprétation particulière de la différence des sexes, du fait de l'hypothèse, chez la fille comme chez le garçon, de la présence du pénis chez tous les êtres humains. « J'ai pas ça, moi » dit la petite fille, c'est-à-dire que l'organe est là, mais en tant que manquant. Ou encore : « T'inquiète pas, il va grandir » dit le frère à sa sœur, là encore devant l'absence. Les théories sexuelles infantiles sont, du fait de la méconnaissance de la biologie, coordonnées aux pulsions, quant à la question de l'origine : les hypothèses sont variables en fonction des pulsions.
Pour ce qui est de l'oralité : le baiser - théorie spécifiquement féminine selon Freud - est une bonne manière d'avoir un enfant. Mais aussi : manger beaucoup, plus pour avoir un garçon que pour avoir une fille, ou manger ensemble.
Pour la pulsion scopique, j'ai eu connaissance d'une théorie selon laquelle la graine du papa passe par l'œil de la femme. C'est en effet bien connu qu'il est important de taper dans l'œil de sa future... où l'on voit l'importance fondatrice du langage en matière de fécondation.
Avec la pulsion anale, nous avons la version classique de l'enfant produit comme un excrément. Il y a aussi faire pipi ensemble, ou se montrer son derrière mutuellement.
Quant à la pulsion invocante, il est bien connu, notamment aux Antilles, que les filles ne doivent pas parler aux garçons. Lorsque les mères disent cela aux filles, c'est en effet une théorie sexuelle infantile, car les mères savent bien ce que parler veut dire !
Les TSI (théories sexuelles infantiles) s'organisent donc autour de la croyance que tout être vivant a un pénis, ce que Freud va décaler en parlant de primat du phallus. Ceci amène une interprétation du manque comme sexuel, comme castration. Ce moment de la castration chez l'enfant qui est contemporaine de l'entrée dans la parole amène comme conséquence que toute idée de perte, toute épreuve ou sentiment de perte va être réorganisé en fonction de ces TSI. Du coup, toute perte va prendre un sens sexuel à partir de ce moment-là. Et ce sens sexuel est rétroactif : il réorganise les éprouvés pulsionnels primaires en leur donnant un sens sexuel, et la différence s'organise à partir de ce trait phallique, qu'il soit présent ou absent, c'est d'ailleurs ce qui lui donne son statut symbolique, et c'est cela la définition de la castration.
Cliniquement, la sexualisation des représentations met à distance la mort, permet le refoulement de la pensée et des angoisses primaires de mort. C'est d'ailleurs un des éléments qui permet de faire un diagnostic différentiel entre névrose et psychose. À partir de là la castration est vécue comme manque et absence du côté de la fille, et comme angoisse de ce manque du côté du garçon. Cela entraîne les destins différents pour qui est côté fille et qui est côté garçon.
Cette épreuve psychique articulée à l'entrée dans la parole témoigne de ce qu'est le sujet : il est sujet de la parole, dans la parole. Il n'a pas d'être en dehors de la parole, et il se fonde sur ce moment psychique qui donne corps à l'inconscient du sujet : à partir de là, la division entre conscient et inconscient met en place la forme de la structure du sujet dans une sorte de temps donné une fois pour toutes, et qui est le temps du sujet.
La structure du sujet se travaille et s'aménage à partir du passé, dans un futur antérieur de ce que j'aurai été effectif de par les actes de paroles qui ont eu lieu, à mettre au service de ce que je suis en train de devenir. C'est dans et par le travail sur mon histoire que je crée en la disant (c'est cela le sens du futur antérieur, et qui est d'une certaine manière le temps de l'analyse) que je, comme sujet, deviens.
Lacan nous dit, dans les Écrits (p. 299 et 300) : « la fonction du langage n'est pas d'informer mais d'évoquer ». Nous sommes loin de l'idéal de communication dans lequel nous baignons ! Et c'est ce que j'ai tenté de vous dire en dépliant pour vous ce circuit pulsionnel articulé au discours de la mère. Ce que cherche tout sujet, c'est la réponse de l'Autre à sa question, et ce qui le constitue comme sujet, c'est sa question : et moi d'où je viens, et que me veut l'Autre ? Pour me faire reconnaître de l'Autre, je parle de ce qui fut en vue de ce qui sera. Je m'identifie dans le langage mais seulement si je me perds comme objet.
« Ce qui se réalise dans mon histoire n'est pas le passé défini par ce qui fut puisqu'il n'est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j'aurai été pour ce que je suis en train de devenir. »
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Bibliographie :
J. Lacan Ecrits,Seuil.
Grevisse Le bon usage. Grammaire française. Duculot, 1988
Définition du futur antérieur du Grevisse : Le futur antérieur exprime un fait futur considéré comme accompli, soit par rapport à un autre fait futur, soit par rapport à un repère.
Exemple : le navire aura sombré dans une heure. Ou encore : chacun récoltera ce qu'il aura semé.
C'est donc un passé dans le futur : l'action est accomplie, c'est un passé, et elle a son effectivité dans le futur. Ce temps nous indique bien comment quelque chose de passé, quelque chose de mis en place par la parole du sujet à un moment donné, s'actualise dans ce que le sujet est en train de devenir.