Pourquoi refoulons-nous ? Nous refoulons pour nous éviter des surcroits d'excitations pulsionnelles qui viendraient perturber le bon fonctionnement de notre corps. Mais si nous en croyons Freud, l'efficacité de ce mécanisme pour nous éviter ce type de désagréments est toute relative puisque nous refoulons le représentant de la représentation de la pulsion, alors que les quantités d'énergie pulsionnelle afférentes ne vont pas être refoulées, mais détachées de la représentation et éventuellement transformées en sentiments contraires, voire même en angoisse. Nous pouvons même dire qu'il y a un échec du refoulement, tant en ce qui concerne les affects, qui sont toujours là, même s'ils sont ignorés, qu'en ce qui concerne les représentants de la représentation, les signifiants, qui font toujours retour. Lacan a tôt fait de considérer que refoulé et retour du refoulé étaient une seule et même chose. Ce qui revient à dire qu'il y a toujours échec du refoulement, échec qui devient un point d'appui à la demande d'une psychanalyse
La cure analytique est orientée à partir de là vers la recherche de ces signifiants refoulés. Ce qui ne veut pas dire, comme cela a été souvent reproché aux psychanalystes, que cette quête du signifiant refoulé néglige l'affect. Lacan le précise très bien dans le séminaire L'envers de la psychanalyse, où il rappelle que c'est le représentant de la représentation qui est refoulé, alors que l'affect lui est déplacé, non identifié. Il ajoute même : il se dérobe, et c'est ce qui constitue l'essentiel du refoulement. L'essentiel du refoulement est dans cette disjonction entre le représentant de la représentation de la pulsion et l'affect.
Cela n'est pas sans conséquence dans la cure analytique où nous savons que l'affect est présent, dès les premières séances, prenant parfois le devant de la scène, avec des montées de ces flots d'émotions qui peuvent empêcher l'émission de la parole. Dans certains cas, rares heureusement, ces débordements émotionnels peuvent durer des mois, des années. Mais le plus souvent ils viennent ponctuer la parole, faisant surprise et énigme lorsque le cours tranquille de la parole est soudain interrompu par la survenue brutale d'une décharge affective dont rien, dans le propos de l'analysant, ne permettait ni ne permettra de donner une explication. Ce n'est que dans un après-coup qui n'interviendra que bien plus tard que cet affect pourra trouver un représentant.
À côté de ce mode de présence, intrusif, de l'affect, qui est repéré particulièrement du côté de l'hystérie dont le corps est réputé occuper le devant de la scène, l'affect peut se manifester de manière beaucoup plus insidieuse dans la cure, comme c'est le cas avec nombre d'obsessionnels dont le symptôme est dit psychique : ils ont des idées obsédantes dans la tête, alors qu'au niveau du corps c'est le silence total. Telle jeune fille, obsessionnelle, a pris l'habitude de ponctuer le récit du désagrément que lui cause quotidiennement son symptôme par un : ce n'est pas grave ! qui est sa façon de dire, vous voyez ça ne m'affecte pas. Les affects se dérobent, alors qu'ils sont bien là. Il est même impressionnant de constater combien cette jeune fille douce, gentille, propre sur elle peut générer de l'agressivité chez ses proches les mieux intentionnés par ses retards, par ses précautions oratoires, par ses récits interminables.
Ainsi, que l'affect soit dérobé, déplacé comme dans ce cas, ou qu'il soit à occuper le devant de la scène comme dans certaines hystéries notamment, quelle place pouvons-nous lui donner dans la cure analytique ? À ma grande surprise, dans le séminaire où Lacan parle le plus de l'affect, le séminaire Le désir et son interprétation, il précise ce qu'il entend par interpréter le désir. « C'est restituer ceci auquel le sujet ne peut pas accéder à lui tout seul, à savoir l'affect qui désigne, au niveau du désir qui est le sien... ceci qui se produit sous cette forme fermée pour le sujet, en reprenant sa place, son sens par rapport au discours masqué qui est intéressé par ce désir, reprenne son sens par rapport à l'être... défini par... les affects positionnels par rapport à l'être. C'est cela que nous appelons amour, haine et ignorance essentiellement. » L'affect est ainsi positionné comme élément à interpréter, en tant qu'il est une irruption du réel dans ce qui donne au sujet sa position, le symbolique. L'affect n'est en rien une manifestation naturelle, animale, il est ce qui concerne l'être du sujet, de ce qu'il doit sa position à la mise en jeu du signifiant. C'est avec le signifiant que le sujet articule une demande dont l'enjeu n'est pas l'objet du besoin, mais la reconnaissance de l'être qui demande, reconnaissance de son droit de participer aux échanges organisés par le jeu du signifiant. C'est sur les signifiants de cette demande que le refoulement opère.
Je reviendrai plus tard sur la place qui serait à donner à l'affect dans la cure analytique, mais avant il me paraît utile d'examiner les rapports de l'affect avec le corps et le refoulement.
Lorsque nous disons que le corps est seul à s'exprimer dans le refoulement hystérique, ou qu'il est mis à l'écart dans le refoulement obsessionnel, nous faisons presque du corps un synonyme de l'affect, un équivalent. Mais de quel corps s'agit-il ? Parlons-nous du corps réel, cet extraordinairement complexe agencement d'organes, de tissus, de cellules, de molécules qui interagissent chacun à leur niveau entre eux pour se maintenir en vie, sans que nous n'en sachions rien ou presque, même après le développement considérable de la science biologique et médicale.
Ou bien parlons-nous du corps imaginaire qui permet, par l'entremise du semblant animal, de réguler l'assouvissement de certains besoins comme de manger ou de se reproduire, en organisant un espace et des relations sociales.
Ou enfin, parlons-nous du corps symbolique, régulé par la fonction phallique, et qui soumet le fonctionnement des organes à un semblant qui n'est plus imaginaire mais symbolique. C'est à ce niveau que se met en place le refoulement des représentants pulsionnels qui viennent modifier en profondeur notre physiologie, tant dans le sens d'une régulation que dans celui de la pathologie, du symptôme.
L'affect est à situer dans la mise en place de cette physiologie telle qu'elle se trouve modifiée par la mise en fonction du primat phallique. Considérons a contrario ce qui se passe du côté de la psychose, où ce passage du semblant imaginaire, animal sous la houlette de la fonction phallique n'a pas pu s'opérer. Dans ce cas, ce qui est particulièrement manifeste dans la mélancolie, l'affect ne peut pas se mettre en place. Dans sa crise mélancolique, celui qui en est la proie souffre de ne rien sentir, de ne pas être affecté. Il éprouve une anesthésie affective, un vide de la pensée, une perte de la vision mentale. Ce que nous pouvons considérer comme une absence d'interaction entre le corps symbolique et les corps imaginaire et réel, qui restent livrés à leur jouissance brute.
Pour qu'il y ait affect, il faut qu'il y ait eu une opération symbolique qui va se solder par une perte de jouissance, de cette jouissance qui se joue entre le corps réel et le corps imaginaire. Cette opération symbolique est à situer dans ce qui se passe avec le refoulement, qui lui-même est à situer sous les trois registres du réel, du symbolique et de l'imaginaire.
Dans son séminaire Refoulement et déterminisme des névroses, Charles Melman en a apporté la distinction avec des définitions qui sont précieuses pour nous orienter dans la structure et suivre ce qui évolue très vite aujourd'hui autour du refoulement.
Quand nous parlons du refoulement, au singulier, nous évoquons les séries de substitutions du signifiant, de renvoi d'un signifiant à un autre au cours desquels un sujet se met à ek-ister. À cette série de refoulements successifs, Freud a adjoint, par nécessité logique, un refoulement premier, originaire, c'est-à-dire un refoulement dont le signifiant refoulé restera inaccessible à jamais. Ce refoulement est causateur des sens à venir avec les signifiants qui vont se presser dans la tentative de répondre de ce signifiant premier perdu. Ce refoulement est propre au jeu du langage, de l'agencement des lettres dont l'organisation de regroupements entre elles vient constituer des impossibilités. C'est ce refoulement qui donne une place à l'impossible, au réel, à un rien inaugural qui est désir inaugural ; de ce refoulement, Charles Melman dit : c'est le refoulement réel. C'est à partir de ce refoulement que nous acquérons la certitude qu'il y a un Un dans le réel, sans que nous puissions dire d'où nous vient cette certitude.
Autre remarque importante concernant cette supposition de quelque Un dans le réel ; cette supposition est favorisée par les situations multiculturelles, particulièrement quand une culture est venue, par quelque moyen que ce soit, prendre l'ascendant sur une autre qui se trouve refoulée. Cette situation multiculturelle peut nous sembler une situation exceptionnelle, alors qu'il n'y a pas une seule contrée, un seul pays qui ne l'ai pas connue en des périodes rapprochées. Et d'autre part, jamais autant qu'à notre époque actuelle le multiculturalisme n'a pris un tel développement, selon des modalités aussi diverses, ce que nous avons à prendre en compte pour aborder les deux autres refoulements.
Le refoulement symbolique, pour lui donner tout de suite un nom, est un pacte qui s'opère en substituant à cet x renvoyé dans le réel un nom, le nom père. Cette nomination a pour effet de mettre le sexe au service du père, et de refouler tout ce qui, de la sexualité, n'est pas au service de la reproduction. Ce qui transforme celui qui opère ce refoulement en obsédé sexuel, puisque le refoulé lui fait retour ; et ce qui lui revient, ce sont les pulsions sexuelles qu'il a dû sacrifier pour se mettre en conformité avec son idéal, c'est-à-dire le signifiant maître répondant de ce Un dans le réel. La définition de ce refoulement symbolique, qui est le refoulement de toute la sexualité qui n'est pas au service de la reproduction, a le grand mérite d'être simple, et ainsi de nous permettre de suivre ce qui se passe de compliqué dans le social au niveau de ce refoulement, du fait que la sexualité qui n'est pas au service de la reproduction est en train de conquérir un droit de cité, une légitimité, sans précédent dans l'histoire.
J'y reviendrai dans un instant. Considérons maintenant le refoulement imaginaire qui, lui, concerne l'image de soi, conforme au moi idéal, dans son rapport au regard de l'Autre. Il y a là un retranchement qui n'est plus au nom d'un bien, mais à celui d'un beau, d'une esthétique. Est retranché ce qui n'est pas beau, sans être forcément sexuel : la haine, la violence, la jalousie, avec la visée d'être aimé par ce regard dans l'Autre. C'est là que nous trouvons les affects, affects déliés de leurs représentants refoulés. Ces affects participent aux passions de l'être : amour, haine, ignorance occasionnés par la rencontre du manque à être, du rien, sur le chemin de la demande. C'est ce que provoque, notamment, la rencontre d'un dédit, d'une promesse non tenue qui vient ouvrir un écart entre symbolique et réel.
Ces distinctions nous permettent d'avancer sur un certain nombre de questions. Nous nous sommes demandé, en commençant à préparer ces journées, s'il était juste de dire qu'il y aurait moins de refoulement aujourd'hui. Si nous prenons ce qui advient du refoulement symbolique, nous ne pouvons que constater que la sexualité qui n'est pas au service de la reproduction, du père, est non seulement autorisée à monter sur la scène sociale, la scène de la réalité phallique, mais également que la stérilité liée à ces formes de sexualité n'interdit plus l'accès à la reproduction ni au statut de parent, ceci avec l'aide de moyens médicaux d'un côté, et de mesures législatives de l'autre. Cette situation, qui est encore en train d'évoluer, modifie certes les conditions d'accès à ce refoulement symbolique, en brouillant un peu plus les cartes, rendant l'accès à la sexualité de plus en plus compliqué, mais dans un même temps cela nous permet de constater que la loi qui structure le refoulement symbolique, et la différence des sexes, est une loi inconsciente qui peut se moquer des lois de la cité quand celles-ci empruntent les voies du refoulement imaginaire.
Maintenant, si nous nous demandons s'il y a moins de refoulement imaginaire, la réponse est non, bien au contraire. Le refoulement imaginaire est l'autre réponse au manque à être mis en place par le refoulement réel, autre réponse que le refoulement symbolique qui bouche ce manque par l'objet a ; le refoulement imaginaire propose, par le don de son image, de résoudre le discord fondamental entrainé par l'entrée dans la demande. Cette économie du don n'engage pas moins vers une morale dont les contraintes sont même plus rigoureuses que celles du refoulement symbolique, puisqu'aucun représentant de la représentation, aucun signifiant ne peut en border les exigences qui visent à une jouissance absolue qui est jouissance des corps réels et imaginaires. À l'instar de l'anorexie mentale qui est un exemple notoire de cette passion de l'être, de cette passion du rien qui peut ne trouver comme seule limite que la mort physique, nombre de pathologies narcissiques parmi lesquelles se logent la plupart des pathologies dites nouvelles, s'organisent autour d'affects puissants. Parmi ces affects, un profond ressentiment à l'égard de la fonction phallique et de ses représentants est à situer en bonne place, ressentiment qui vient toujours reprocher l'inégalité dans la répartition de la jouissance que cause cette fonction phallique. Il est prôné, en réparation, un don désintéressé, d'amour, qui là encore met l'affect sur le devant de la scène. 
Alors, ces affects dont vous pouvez constater qu'ils sont très présents dans notre vie sociale, politique, médiatique, dans la production de l'industrie culturelle où ils sont un moteur permanent, comment pouvons les prendre en compte dans la cure analytique ? Notre abord ne va pas être celui de la médecine, qui a les moyens d'agir sur le corps réel pour atténuer les excès nuisibles des affects sur la physiologie, ni celui des psychothérapies qui ne font que déplacer les formations imaginaires sans que le moindre acte ne se produise. Allons-nous les ignorer ces affects, ou bien les contourner pour accéder aux signifiants du refoulement symbolique ? Si nous suivons l'invite de Lacan dans Le désir et son interprétation, les affects méritent plus d'attention que cela, que l'on permette au sujet de reprendre sa place, son sens par rapport au discours masqué qui est intéressé par ce désir, par rapport à l'être défini par les affects positionnels par rapport à l'être. Le sujet est affecté d'être placé dans un discours dont le référent lui échappe, faute d'être accessible pour cause de refoulement originaire, et dont les signifiants du refoulement secondaire ne lui sont pas accessibles non plus. Restituer l'accès du sujet à ces affects, c'est donc lui permettre de produire les signifiants du refoulement secondaire qui n'ont pu advenir jusque-là, dans une opération qui se fait sur fond de manque à être, de ce rien originé par le refoulement réel. Les signifiants à trouver, à inventer même, ne sont pas les signifiants de la demande prise par l'affect, mais les signifiants maîtres qui ordonnent le refoulement symbolique par rapport auquel le sujet s'éprouve, s'affecte d'être mal positionné. Le refoulement symbolique qui met en place la sexuation et donc la castration est comme nous le savons si bien, inégalitaire, non seulement entre hommes et femmes, mais aussi entre n'importe quels protagonistes pour des raisons sociales, politiques, religieuses, familiales. Précisons que les conditions d'accès à ce refoulement symbolique sont extrêmement précaires dans certaines circonstances. Dans certains cas, il n'y a pas d'accès du tout à ce refoulement symbolique, ce qui nous fait dire qu'il n'y a pas eu de refoulement réel, et ce qui a pour conséquence qu'il n'y aura pas d'affect non plus. C'est ce qui se passe dans le cadre des psychoses ; les psychotiques ne peuvent être affectés par le signifiant, et se retrouvent sans recours symbolique pour brider la jouissance Autre qui peut se déchaîner entre corps réel et corps imaginaire.
Maintenant si nous considérons les cas les plus nombreux où l'accès au refoulement symbolique a été rendu possible par le refoulement réel, nous constatons fréquemment la précarité de l'accès à ces signifiants, majorée aujourd'hui par des conditions sociales et familiales inédites, qui laissent les sujets dans une fâcheuse posture, puisqu'ils essuient les rigueurs du refoulement symbolique sans se trouver en retour autorisés à l'exercice de la jouissance sexuelle, et qu'ils vont en remettre du côté du refoulement imaginaire, et donc de l'affect, dans l'espoir d'une reconnaissance qui ne sera jamais suffisante, jamais satisfaisante.
Dans la névrose obsessionnelle, l'obéissance au refoulement symbolique va conduire à une mort du sujet, à une abolition, ou plutôt à une tentative de maîtrise des affects, dont la haine du père agent de ce refoulement symbolique. Cet affect, déplacé, resurgit dans son amour pour la Dame dont il va tenter de soulager la frustration par le don d'un objet que le refoulement symbolique lui commande de lâcher. Dans cette opération, où il essaie de suturer, de réunir refoulement symbolique et refoulement imaginaire, il se châtre en même temps qu'il fait perdre sa phallicité à la Dame, interdisant à l'un et à l'autre l'accès à la jouissance sexuelle.
C'est là un exemple de cette malposition du sujet par rapport aux affects positionnels de l'être. La cure analytique, en interprétant le refoulement symbolique, doit permettre de dissocier la chaîne signifiante inconsciente de la chaîne des énoncés de la demande d'amour, animée par cet affect positionnel de l'être. Ainsi, par l'interprétation, symbolique et imaginaire se trouvent séparés, considérés comme hétérogènes, en même temps qu'ils font la preuve de leur solidarité par leur nouage au réel, du fait que refoulement symbolique et refoulement imaginaire sont deux modes de réponse et de défense au manque à être initié par le refoulement réel.