Je voudrais essayer de rendre compte des questions que me posent la clinique des femmes au regard d'un discours, celui qui s'est mis en place depuis le XVIIIe siècle maintenant, discours qui met l'égalité en point de mire, en idéal de transformation de la vie sociale et plus précisément discours à propos des femmes. Il y a là un refoulement imposé par ce signifiant qui fait office d'idéal. Avoir les mêmes droits, être de conditions égales : voilà ce qui est recherché comme venant corriger ce qui avait prévalu jusque-là. Les différences de places que l'ordre symbolique induit avaient entraîné une mise en place de la société parfaitement inégalitaire (pas plus ni moins qu'aujourd'hui), mais ce qui était important pour les protagonistes, du moins jusqu'au XVIIIe siècle, c'est qu'ils gardaient comme perspective cette dette envers le Père, à qui ils estimaient devoir leur existence.
La montée de l'individualisme change la donne dans un mouvement qui consiste à traiter en priorité l'ici et maintenant de la vie et son cortège d'injustices. Il est d'ailleurs à remarquer que les injustices actuelles apparaissent dans une bien plus grande crudité parce que le regard trop replié sur soi du sujet moderne induit une vision du monde trop narcissique et du coup sans concession. En même temps, c'est précisément ce même sentiment d'injustice (une sorte d'appel du réel) qui peut être le point par lequel un sujet peut opérer un déplacement et être amené à un questionnement sur son désir, sur ce que lui veut l'Autre.
De plus, et j'en reviens à notre sujet sur le refoulement, qui voudrait critiquer à l'heure actuelle les vertus de l'égalitarisme, même si on entend çà et là quelques propos discordants ? En tout cas, certainement pas les femmes mais en même temps on ne peut être que frappé par la force d'un signifiant (ici, égalité), il avance, il se déploie sans que la division subjective ait prise dessus. Devant le refoulement imposé par ce signifiant, comment rendre compte de la clinique avec les femmes, dans ce contexte où elles sont appelées à prendre une place pleine et entière dans la société ? Comment est-ce appréhendé par elles ?
Au regard de la structure, rien ne les empêche de souscrire à ce que la société leur propose. Par le biais de l'identification première (la même pour le garçon et pour la fille), identification au Père telle que Freud l'a nommée, elles entrent de plein droit dans la problématique phallique selon ce processus de l'identification. Elles ne s'en privent pas, du moins quand ce premier temps de leur inscription n'a pas été trop problématique. De plus, les discours qui sont portés sur elles, comme le discours sur l'égalité, les inscrivent de fait dans le social, leur donnent une place et, du coup, ça ne constitue pas pour elles une difficulté majeure, au contraire ! Reste pourtant une ambiguïté quant à cette place. De quelle nature est-elle ? En effet, quand on écoute ces femmes reste toujours un point intriguant quand elles parlent de leurs responsabilités, un point intriguant assez souvent entendu, finalement vécu d'une manière assez douloureuse. C'est le sentiment de ne pas se sentir légitimées, autorisées, elles peuvent aller à penser qu'elles usurpent les places qu'elles occupent. Devons-nous l'entendre comme un point de structure pour les femmes ? Évoque-t-il ce que, par exemple, Jean-Paul Hiltenbrand a nommé dans son dernier séminaire « l'interdit de l'appropriation phallique », reprenant le travail de Freud « on bat un enfant » ou ce que Charles Melman a nommé le refoulement de S1 pour une femme (cf. Nouvelles études sur l'hystérie, Erès). De quoi s'agit-il finalement au moment où dans le monde des représentations leur place paraît assurée ? Ces formulations, légitimité, usurpation, peuvent-elles être rapprochées de l'insatisfaction repérée par Freud avec le rêve de la belle bouchère, repris ensuite par Lacan et ses successeurs ? La question de la légitimité renvoie plutôt à quelque chose qui ne serait pas selon la loi symbolique, à quelque chose devant laquelle elles sont arrêtées. Il n'y a rien qui répond. Est-ce un appel dans la cure à une castration qui leur serait spécifique, du moins qui leur permettrait d'être de plain-pied avec ce qui leur est demandé dans le social, ou plutôt le signe d'un retrait par rapport à cet appel, une impossibilité ? Comment rendre compte de cette manifestation si spécifique de la question féminine, c'est-à-dire qu'elle est bien entrée dans la problématique phallique mais que « ce phallus en tant que signifiant elle l'aura toujours en moins au niveau de son expérience » Lacan Le désir et son interprétation.
La clinique nous indique que l'activité phallique d'une femme se déploie selon deux modalités qui induisent deux manières d'être au monde assez différentes mais qui semblent se relier autour de ce point de structure que je tente d'évoquer.
Une partie des femmes a pris appui sur le phallus maternel, sur le don du phallus de la mère. Cet appui que les femmes ont pu avoir de leur mère se rejoue dans ce que je nommerais les prises de risque phallique, ces prises de risque se rejouent avec les aléas de la traditionnelle relation à la mère. Il y a une sensibilité au manque qui est redoublée ici, puisque la mère par définition donne ce qu'elle n'a pas, et en même temps il y a une réactualisation de la toute-puissance maternelle, qui peut donner et aussi retirer, ceci impliquant la constitution d'un Autre inquiétant, selon les voies de l'oralité (crainte de se faire bouffer par l'Autre). C'est ici souvent que l'angoisse est prise, ainsi que nombre de manifestations somatiques, le corps avec des signifiants qui l'assaillent, lorsqu'il faut répondre à l'injonction phallique, à ce qu'elles peuvent estimer être de l'ordre de l'injonction. Il se peut d'ailleurs que pour une femme, toute demande venant d'une autorité puisse être perçue comme de l'ordre d'une injonction du fait que ce qu'il y a à répondre ne lui apparaît pas tout de suite accessible. Dans ce contexte où la préoccupation maternelle s'est centrée sur la réussite sociale de sa fille, toute la question de l'objet cause de désir s'est transitoirement fermée au sujet féminin alors que c'est avec la mère qu'une femme trouve les premiers éléments de cette question... Il est à remarquer d'ailleurs qu'elles font cohabiter sans difficulté une part d'elle-même qui tient sa place dans le monde des représentations (rappelons-nous Emmy dans les Études sur l'hystérie de Freud qui était chef d'entreprise et remplissait cette fonction d'une manière très autoritaire) et l'autre part qui se désintègre dans l'angoisse et le renversement du corps. Rien n'a changé de ce point de vue dans notre clinique actuelle. Dans cette configuration, on trouve un père qui a été souvent dévalué par la mère ou un père refusé par la fille. Ce refus du père est ce qui ne permet pas d'accepter la bienveillance de l'Autre. La clinique nous indique d'ailleurs que c'est la place faite au père par la mère et par la fille qui va souvent conditionner la manière dont une femme va prendre en compte le S1. Le S1 qui est de l'autre côté, de l'autre côté dans les formules de la sexuation, le Φ qui la vise (c'est son altérité à elle). Elle va s'y appuyer, le combattre ou seulement considérer que son savoir à elle lui suffit. Dans cette configuration, la question de la légitimité se vit dans un grand désordre psychique et physique.
Si c'est côté paternel que le phallus a été cherché, dans ce contexte on trouve des situations familiales proches du tableau clinique de la jeune homosexuelle de Freud. Soit le père a relayé une absence maternelle ou bien c'est la rivalité mère-fille qui a très tôt prévalu autour de ce père. Le père s'est révélé finalement un soutien, il a pris sa fille sous son aile, pas trop désireux de la laisser partir d'ailleurs. Se mettre sous la bannière du père pose des problèmes spécifiques, il me semble là que le phallus est beaucoup plus lié à la question de l'appropriation. Il y a chez ces femmes une démarche qui consiste à aller chercher, prendre, prendre le savoir par exemple (ce qui leur vaut d'ailleurs de belles réussites professionnelles) dans un contexte où l'absence de garantie symbolique les pousse à chercher à se fonder (le père porte avec lui cette question de l'appartenance à une lignée) se faire le « vrai » fils du père, la « vraie » femme du père. Une femme me disait : « après cinq ans de vie commune, j'ai finalement accepté de me marier pour avoir mon père à mon bras ce jour-là et pour mes filles, mais quand ensuite j'entendais qu'on m'appelait la « femme de », ça c'était devenu insupportable ». La revendication à l'égalité homme-femme se trouve souvent prise dans ce dispositif : rechercher dans le réel ce qui n'est pas dans le symbolique. Reste que la transformation de la société a été à ce prix. Mais dans cette conjoncture, une femme peut être rebutée par cette démarche, parce qu'entre-temps elle s'est perdue, dit-elle, et c'est là que l'on trouve des effondrements qui suivent la fièvre phallique. Vous connaissez la formule de Charles Melman dans son article Que veut une femme ? : « Ce qu'une femme désire, elle ne le veut pas ».
Dans le fil de ces questions, on peut se demander ce qu'une femme vient chercher dans une cure. Je ne m'aviserai pas de donner une réponse, bien entendu, simplement je voulais faire mention de 3 manières de faire avec Freud. Dans les Études sur l'hystérie, on voit Emmy (notre chef d'entreprise) lutter, résister à ce que lui demande Freud, ici Freud cherche en priorité à guérir le symptôme avant tout, et du coup un autre symptôme apparaît, parce qu'au niveau structural, c'est le sujet qui cherche à se faire reconnaître. En revanche, avec une autre patiente, Lucy, il a changé sa méthode, il s'appuie au-delà des symptômes sur les signifiants que lui proposent sa patiente et, du coup, Lucy accepte le savoir de Feud, son S1 elle avance dans son travail. Enfin, je voulais mentionner les épisodes (Dora, Irma, par exemple) où Freud à bout d'arguments indique à ses patientes que la solution pour elles c'est le mariage et à chaque fois ces femmes le quittent. On peut rapprocher ce qui était demandé à l'époque à titre d'idéal de ce qui est demandé à l'heure actuelle avec l'égalitarisme.
En conclusion, on aura compris que l'égalitarisme renforce le leurre phallique et, du coup, peut ne pas permettre au sujet de s'inscrire correctement dans la problématique phallique. L'égalitarisme induit un refoulement qui ne porte pas sur le sexuel, il y a dans ce contexte une désexualisation des signifiants, désexualisation de la vie du sujet, le sexuel n'a plus ce pouvoir d'attraction qu'il  avait auparavant et que l'on repère dans la difficulté pour les jeunes filles, les jeunes femmes de prendre en compte l'objet en tant qu'objet cause de désir. C'est comme si dans la cure le travail allait consister à re-sexualiser la position féminine. Il y a une mise en lumière du phallus avec l'injonction de l'égalité et du coup pour une femme, recherche par ce sentiment de non-légitimité, recherche d'un retrait, pour faire passer le phallus de la lumière à l'ombre. En introduisant dans le champ de la réalité un signifiant qui prend valeur phallique, c'est le phallus qui vient dans le champ des représentations, il homogénéise et force à l'identité homme-femme. C'est dans un tel contexte qu'il nous reste à faire un pari, c'est que la structure elle, telle qu'elle se met en place avec les lois du langage et de la parole va se signaler par un biais ou par un autre. Ici, c'est bien avec la question de la légitimité que la dimension de l'altérité cherche à se faire entendre.
Ceci reste pour nous l'essentiel.