Si l'évolution de la morale sexuelle civilisée a accompli sa mue, bien au-delà du vœu de Freud, jusqu'à son apparente dissolution dans le marché commun des jouissances partielles, dévaluant par là même le primat accordé à la jouissance phallique, la question se pose de savoir comment le ratage propre à ce qui s'énonce sous le terme de sexuel continue d'ordonner ce lien social si spécifique, le lien homme-femme, et selon quelles modalités le discord qui résulte de l'imparité de leurs jouissances s'en trouve déplacé. Si désormais le ciel est vide, les flots n'en sont pas moins imprévisibles et les vents changeants. De se refuser à tenir la barre, tenue pour obsolète, ne confère au passager de l'esquif aucun cap inné. Il s'était cru enfin déchaîné de la galère où il avait à ramer pour sa vie, en comptant les coups, sans que le compte ne soit jamais bon. Il se retrouve seul sur son dériveur, vacillant sous les empannages, d'avoir ainsi sans cesse à éviter la baume qui ne manque pas de faire retour, ne sachant de quel cordage s'assurer ni quel rivage aborder.

À ce portrait d'un Ulysse contemporain, qui bien que délié se révèle toujours aussi peu attentif au chant autre des sirènes, ne manque que la mention de l'hédonisme consensuel qui devrait lui échoir et qu'il revendique, tout à la fois moteur et horizon de sa quête autonomiste.
Si l'évolution de la morale sexuelle civilisée a accompli sa mue, bien au-delà du vœu de Freud, jusqu'à son apparente dissolution dans le marché commun des jouissances partielles, dévaluant par là même le primat accordé à la jouissance phallique, la question se pose de savoir comment le ratage propre à ce qui s'énonce sous le terme de sexuel continue d'ordonner ce lien social si spécifique, le lien homme-femme, et selon quelles modalités le discord qui résulte de l'imparité de leurs jouissances s'en trouve déplacé.

Freud, après avoir affirmé le sens sexuel du symptôme névrotique, ce qu'il appelait le grand secret - il confie ainsi à Fliess dans une de leurs lettres : « je crois que j'ai découvert le grand secret » - s'est appliqué à établir la genèse de ce procès du symptôme, inférant la nécessité d'un temps logique nommé par lui refoulement originaire, précession d'un temps d'élision constitutive. Le refoulement proprement dit est caractérisé avant tout pour Freud comme un refus de traduction, refus de traduction de certaines motions pulsionnelles infantiles et dont la permanence va constituer le réseau inconscient des signifiants refoulés de la jouissance primordiale visant à la réalisation d'un désir incestueux. Le fondement de la langue du symptôme s'opère ainsi à partir d'un dispositif de substitution du terme refoulé ici spécifié de son empêchement même, qui produit cette métaphore bloquée et qui dès lors ordonne le rapport du sujet au monde et lui donne sa ponctuation si singulière et si monotone, dans l'inlassable tentative de retrouvailles de ce ratage inaugural qui scande son erre.

Dans le Séminaire III Les structures Freudiennes des Psychoses, Lacan déplie en de multiples occurrences la logique du refoulement et il y indique plus spécifiquement que les modalités selon lesquelles se produit l'établissement du discours commun chez le parlêtre, il emploie même le terme de discours public, est un facteur déterminant pour la fonction propre du refoulement. Nous ajouterons ici c'est-à-dire ce qui justement ne peut apparaitre dans ce discours commun et qui se fait entendre, qui va faire retour dans cette langue du symptôme.

Nous avons donc à essayer de repérer comment opère actuellement ce travail du refoulement dans le tissu de ce discours, de ce discours public, d'en pointer les traits discriminants permettant d'appréhender la nature de la refonte de ce qui trame la clinique tant individuelle que collective. Je me limiterai à trois notations de niveaux différents mais relevant de la même tablature.

Nous pouvons ainsi repérer dans le champ qui nous occupe, l'incidence d'une forme symptomatique nouvelle du rapport à la sexualité dont la caractéristique principale est la mise en suspens de la dimension de la sexuation elle-même. Bien plus qu'à l'avènement d'une quelconque licence généralisée, c'est à un autre type de forçage que nous assistons aujourd'hui. Il se signale par la promotion de ce que nous pourrions appeler une individualisation de la sexualité sous la double égide d'une insertion, désormais communément admise, dans le champ de la santé et de l'hygiène où son exercice aurait pleinement à s'inscrire, s'y trouvant singulièrement valorisé, et d'un refus de ce qu'elle puisse ne s'appréhender qu'à partir du désir de l'Autre, une tentative de désafférentation à l'autre sexe, au sexe comme Autre. Nous ne mettrons l'accent que sur un point, à savoir que cette proposition « avoir une sexualité, sa sexualité » présente désormais un caractère indubitable et que cet usage du pronom personnel, cette appropriation ne souffre aucune discussion voire bien plus qu'elle constitue le siège d'une revendication, revendication de la reconnaissance de ce qui vaut alors comme signe identitaire, comme identité pulsionnelle.

Le coup de force est toutefois ailleurs puisque ce faisant, ce qui s'en produit est une validation a posteriori du registre ainsi dénommé la sexualité comme il peut être dit la sexualité des mammifères. Cette référence générale à la sexualité est proprement ce qui occulte ce qui peut en être du sexuel, c'est-à-dire l'impossible de la réalité sexuelle en tant que telle.
L'idéal normatif qui sous-tend ce procès ne manque pas de faire retour et ce, au travers de la judiciarisation massive de l'intimité qui, à une extrémité de l'empan va frapper jusqu'aux manifestations de curiosité sexuelle entre enfants du même âge dans le primaire, et de l'autre fournir les outils pour permettre l'émergence d'un « droit à », droit à la sexualité, bientôt peut-être opposable et alors à même de faire surgir de nouvelles figures de style dans le conjungo voire de donner une autre coloration à la relation entre usagers et puissance publique. Nous en avons également la traduction dans les propos rapportés par de jeunes femmes tyrannisées par cet idéal quantitatif et qualitatif qui s'insinue jusqu'au cœur de l'intimité avec une visée performative.

De cette évolution, dont nous n'avons suivi ici que l'arête, nous en entendons l'écho dans la récurrence du type d'embarras qui amène plus particulièrement certains jeunes hommes à venir parler et qui ne s'inscrit pas d'emblée dans les registres classiques de l'inhibition, du symptôme ou de l'angoisse. Il nous faut signaler qu'il ne s'agit pas de jeunes gens a priori dans l'errance tout du moins socialement puisqu'au contraire, ils sont le plus souvent engagés dans un cursus universitaire ou déjà dans une activité professionnelle, dont ils assument les charges, ainsi que dans des relations affectives stables qui constituent justement ce lieu de leurs questionnements. Contrastant avec une entrée dans la vie sexuelle sans particularité à leurs dires, ils font le constat déroutant que même après l'établissement d'une relation, quelque chose dans l'ordre de la rencontre avec une femme reste inabordé, se signalant comme un point nodal, un pas à franchir. Ils éprouvent ainsi un heurt, un heurt qui se majore à mesure même de l'affermissement de cette relation et dont la nature leur reste singulièrement étrangère notamment en ce qu'elle n'émarge pas au simple registre de l'insatisfaction. Ils viennent ainsi faire état tout autant de l'inattendu de ce heurt que des pôles antinomiques par lesquels il se trouve dialectisé : d'une part un discours marqué par l'incidence d'une étendue des possibles, « aujourd'hui tout est possible, c'est à chacun son truc », sous-entendu chacun pourrait aménager sa jouissance comme il lui sied sans avoir à se conformer à une quelconque prescription et de l'autre part, la prégnance d'un manquement accompagné de reproches qui se caractérisent, et c'est le point à souligner, d'être inassignables justement en vertu de ce premier discours. C'est à partir de ce heurt que fait retour la question de ce qu'il en est de leur inscription sexuée dans cette oscillation incessante qui se fait entendre dans leur vie, cette cooccurrence d'un assentiment, conditionnel toutefois, aux conséquences de la mise en jeu d'une fonction phallique et d'une tentative, sans cesse réitérée, de se constituer, dans une multiplication d'identifications imaginaires, comme objet aimable. Simple présentation d'une modalité hystérique ou inflexion moderne liée aux modalités du refoulement ?

L'exposé de ce heurt ne va pas sans la mise en circulation de nouveaux signifiants tels que la compatibilité que nous citons, ayant été frappé par son insistance à venir dans les propos de jeunes femmes comme de jeunes hommes, indiquer là une exigence à remplir plus qu'une visée ou une vectorisation, exigence qui se renforce à mesure de l'échec rencontré dans sa mise en œuvre. Il ne s'agit plus là de complémentarité ou de similitude mais bien plutôt d'un champ intermédiaire. Pour ne pas se laisser arrêter par la valence qui lui est communément assignée aujourd'hui du fait de son usage pour qualifier les outils de communication, un détour par l'étymologie est à même d'en restituer l'équivoque signifiante qu'il recèle. Compatibilité vient de compatibilis, susceptible de s'accorder avec. C'est le radical de compati : souffrir, qui a donné compatir. En deçà du registre compassionnel qu'il ouvre, la question qui est bien plus crucialement à l'œuvre peut s'énoncer ainsi : à partir de quoi et comment pouvoir enfin se souffrir ou pouvoir encore se souffrir ? Deux autres incidentes sont ici à mentionner pour apprécier l'enjeu de cette compatibilité et plus encore du défaut de compatibilité. L'incompatibilité pour Buffon désigne l'état de deux animaux qui ne peuvent s'accoupler. Sur le plan juridique, l'incompatibilité concerne l'impossibilité légale pour quelqu'un d'occuper une fonction.

À partir de ce repérage de la prévalence de la dimension imaginaire qui caractérise les éléments par nous ainsi mis en perspective, il importe d'essayer de préciser quel fait de structure ils révèlent et qui détermine leur ordonnancement. Comment Lacan situe-t-il la radicale spécificité de la jouissance qui façonne le corps du parlêtre et la détermination qu'en reçoit ce qu'il en est du sexuel ? Dans le Séminaire Encore, il en donne une énonciation qu'il place en exorde de son propos de la leçon VI, il indique ainsi : « tous les besoins de l'être parlant sont contaminés par le fait d'être impliqués dans une autre satisfaction à laquelle ils peuvent faire défaut ». Il souligne de la façon la plus forte par l'emploi de ce terme contamination la subversion qui, du fait de notre aliénation au signifiant, fait passer de l'ordre des besoins au registre de la pulsion. Il insiste sur cette foncière dénaturation de ce régime du besoin, champ où rien justement ne peut venir à manquer, où déplétion et réplétion s'équivalent quant à la marche de ce processus. Il en distingue cette autre jouissance, qui de se supporter du langage excède le besoin, jouissance frappée d'une béance, d'un défaut rendant ininscriptible le Un du rapport sexuel comme il va le préciser plus avant dans cette leçon où il déplie l'articulation entre jouissance et refoulement.

Avant que d'en venir à ce point, il va situer au regard de la physiologie de la langue le refoulement comme fait de structure inconscient. Il ajoute ainsi : « À partir du moment où il parle, donc l'être parlant, à partir de ce moment-là très exactement, pas avant, je comprends, qu'il y ait du refoulement. ». C'est-à-dire qu'il vient situer ce procès dans la contemporanéité de l'entrée du sujet dans le réel, à partir des linéaments de la demande et du désir de l'Autre, c'est-à-dire à partir de ce que l'Autre primordial interprète comme parole, et de l'effet de division qu'il en reçoit en retour. Cette entrée, ce surgissement de la masse des signifiants qui recouvre le parlêtre de par son immersion dans le discours de l'Autre, ne s'opère qu'à partir de la chute d'une lettre, selon les règles du jeu métaphorique, métonymique de la langue aussi, puisque nous le verrons, ce n'est pas un procès forcément constant, lettre qui manque à la demande, qui la creuse toujours plus avant, et au lieu de cette chute même, le sujet ne se manifeste que comme coupure dans la chaine signifiante mise en jeu dans sa demande, qui du fait de cette exhaustion impossible, de cette lettre qui manque toujours, s'élève au rang de demande d'amour et de reconnaissance.

Nous connaissons un destin autre dans l'automaticité de ce procès puisque la clinique des paranoïas nous montre comment, au contraire, cette lettre peut venir à s'inscrire réellement sur l'enveloppe du corps, voire y être incarcérée, comme en témoignent ces manifestations parfois ténues que rapporte tel ou tel individu dans ses circulations dans le monde, comme cette prégnance d'une impression d'être lu, retourné comme un doigt de gant, ou d'être porteur d'un trait qui fait trou dans le spéculaire, dont l'incidence lui est révélée par le semblable à son passage d'un regard ou d'un sourire moqueur.

Articulation donc entre refoulement et jouissance qu'il énonce dans cette notation : « Le statut du refoulement, c'est à savoir d'attester dans tous les dires que cette jouissance, jouissance sexuelle, ne convient pas, ne convient pas au rapport sexuel,... et que ce refoulement parle d'autre chose, puisque cette jouissance, elle ne convient pas... et c'est ça le ressort de la métaphore ».
Nous ne reprendrons pas dans notre propos comment jouissance phallique et jouissance Autre viennent à répondre dans leur dissymétrie à cet impossible du rapport sexuel. La remarque que nous voulions amener à partir de ces avancées du séminaire Encore est d'un autre ordre. Elle porte sur le déplacement qu'opère Lacan après Freud, à savoir du procès du refoulement comme défense contre le désir à la dimension nodale du refoulement lié à ce réel à exhaustion impossible du sexe, de cet impossible à la jouissance sexuelle en tant que telle, jouissance qui ne convient pas, non decet. Nous entendons comment, dans tout ce texte, il va marteler cette articulation entre refoulement et cette jouissance qu'il ne faut pas, cette jouissance qui ne peut pas s'inscrire, cette jouissance sexuelle qui n'arrive pas à être inscriptible, de sorte qu'il y a nécessité d'en passer par l'inscription de la jouissance phallique comme interdite côté homme et puis côté femme, de la disjonction entre l'objet petit a et du signifiant du manque dans l'Autre.

Cette articulation qu'il fait entre refoulement et non-rapport sexuel, puisque cette jouissance, c'est celle qui ne convient pas, celle qui fait que se nécessite cet intermédiaire, cet intercalaire que va représenter le phallus dans sa fonction, nous amène à distinguer deux conséquences.
La première, c'est que si Freud a mis en avant la dimension du refoulement comme une défense contre le désir, Lacan vient en montrer de ce refoulement, la dimension nodale quant à ce réel du non-rapport, quant à la possibilité de ce réel du non-rapport, c'est-à-dire aussi une des racines constitutives du désir. Donc, déplacement qui est d'importance puisqu'assurément, cela change le statut du symptôme puisqu'il ne s'agit plus de savoir s'il faut le résoudre ou pas, mais bien plutôt de savoir comment aborder, rencontrer dans la cure et dans sa vie, et supporter ce heurt né du fait même de cet impossible de relation directe de l'un à l'autre.
Et puis l'autre point, c'est que le refoulement aujourd'hui, au regard de notre évolution contemporaine, serait beaucoup plus à situer du côté des modalités par lesquelles tente de s'opérer le refoulement - peut-être que d'autres termes seraient aussi précieux là - le refoulement de ce réel du non-rapport.

 Le procès que nous évoquons trouve à se déplier selon les trois dimensions Réel, Symbolique et Imaginaire. Nous pouvons en situer les grandes lignes dans chacun de ces trois registres. Sur le plan symbolique, il s'opère au travers de la dévaluation de la fonction de parole, ravalement produit par toutes les procédures de communication qu'en clinique nous retrouvons dans l'insupportable de l'équivocité qu'il s'agit de désamorcer et de prévenir, et dans le refus, voire la dénonciation, du transfert de par la disparité de places qu'il impose, et donc du discord des jouissances qu'il révèle. D'autre part, les incidences de certaines productions scientifiques dans le réel du corps sont à même de constituer des pseudo-sutures qui peuvent se traduire par des manifestations délirantes aiguës mais également par des phobies devant le possible surgissement de la dimension de l'inceste. Madame Labrusse-Rioux dans son livre sur La bioéthique indiquait que les possibilités des biotechnologies aujourd'hui vont amener forcément les législateurs à se poser la question de l'inscription de l'interdit de l'inceste sur le plan juridique, puisqu'ils réalisent déjà ce qu'ils appellent des incestes techniques, du fait des outils qu'ils utilisent, forçage donc de l'impossible de structure à l'interdit.
Et puis troisième mode par lequel peut venir à s'opérer cette élision de ce réel du non-rapport, c'est l'incidence de ce que Charles Melman a décrit sous le terme de refoulement imaginaire, c'est-à-dire cette installation d'un regard dans l'Autre auquel il convient d'essayer de plaire au prix d'un refoulement implacable, cette mortification favorisée par la prolifération de cet objet regard dans notre aire sociale. Les notations par lesquelles nous avons ouvert notre discussion nous semblent à situer sur ce versant de cette prégnance du refoulement imaginaire.
C'est dire aussi combien la question que posait Freud dans son article Pour introduire le narcissisme et qu'il énonçait ainsi : qu'est-ce qui peut pousser un individu à sortir des frontières du narcissisme ? Reste d'une singulière virulence aujourd'hui, peut-être plus encore à la mesure de la dévaluation de cette fonction symbolique, et de cette prévalence du refoulement imaginaire qui s'y associe.

Alors un mot pour terminer sur le titre de cette intervention qui vient dès lors s'épingler ici après coup. Sa justesse ne nous apparut ainsi que d'un lapsus calami qui avait fait inscrire Prémices au lieu de Prémisses. Les prémices, ce sont les premiers produits de l'artisanat, de la terre, ceux dont il est dit dans la bible qu'il convient de les sacrifier pour mieux s'assurer la bénédiction, partie pour le tout, sacrifice toujours à renouveler d'une part de jouissance pour obtenir les bienfaits et la reconnaissance. Prémisses, c'est le terme en logique pour désigner le fait d'où découle une conséquence, c'est une condition première. Dans son équivocité, ce signifiant fait mesurer le déplacement qui peut ainsi venir à s'opérer dans une cure analytique, de la prégnance d'une part toujours à sacrifier sans que cela puisse faire acte à l'assomption d'une béance de structure comme cause du désir.


Jean-Luc Cacciali :
Alexis, tu dis refoulement du non-rapport. Est-ce que c'est bien un refoulement sur cette perte de structure ?

Alexis Chiari : C'est plutôt sur les modalités de venir refuser un certain mode de disparité. Par exemple cette façon de venir inscrire dans une même communauté des gens de générations différentes pour leur faire partager un certain nombre d'expériences dans le discours. Comme par exemple peuvent en parler certaines personnes, des relations parents-enfants où les gens sont dans une proximité particulière, où il n'y a pas de disparité. Il n'y a pas de dimension effectivement incestueuse, mais on est dans ce mode de relation où ça viendrait faire communauté d'expériences... C'est plutôt pour cela que je cherche des termes autres comme « recouvrement ».

Martine Lerude :
C'est en ce point que dans notre groupe sur l'adolescence avec Jean-Marie Forget, nous avons été amenés à utiliser le terme de « récusation » : ce n'est pas du tout qu'il y ait un refoulement concernant la disparité, elle est intellectuellement reconnue, mais néanmoins cette disparité se trouve sans conséquence. C'est vrai qu'il y a une différence de générations, ou une différence sexuelle : et alors ? On y a tous droit, on est tous les mêmes. Je suis dans une difficulté de t'entendre parler du refoulement du non-rapport sexuel. J'ai beaucoup de mal à saisir ce que cela veut dire. Je vous livre ma question toute brute.

Jean-Jacques Tyzler : À mon avis, il y a deux niveaux de difficulté qu'Alexis a bien situés. Comment penser la situation aujourd'hui, du fait qu'on serait passé du socle freudien du paradigme incestueux au fait qu'on serait quand même dans une clinique ordinairement post œdipienne, je veux dire par là qui toucherait un refoulement du désir qui n'a plus besoin en quelque sorte d'être incestueux ? Et c'est ça les nouvelles formes typologiques que tu amènes par les garçons et les filles dont tu parles. Même si par le côté de la science l'incestuel peut revenir effectivement... Mais ça, c'est comme toujours, il y a des lignes de force qui covarient ensemble. Mais grosso modo quand même, il est difficile de penser les névroses actuelles comme ayant leur prototype dans la névrose freudienne, avec cette jouissance à céder comme telle du côté de ce trait de l'inceste. D'une part parce qu'il faut quand même être sensible au fait que les jeunes sont sortis de ce paradigme, du huis clos de la famille, y compris le fait qu'il y a beaucoup d'enfants qui ne vivent plus avec la trilogie, ils ne savent même plus ce que c'est que le triangle œdipien. Donc je crois qu'on a du mal à statuer sur ce qu'on veut dire lorsqu'on parle du refoulement d'un désir qui n'aurait plus pour socle ce sacrifice que Freud met au fondement. Comment va-t-on le nommer ? Tu as dit quelque chose que je partage, Jean-Paul avait beaucoup fait pour qu'on accepte de passer dans une lecture de cette clinique du narcissisme aujourd'hui. Comment se fait-il que l'allègement attendu du côté du refoulement sexuel - puisqu'on n'en est plus au XIXe siècle de l'époque de Freud -, comment se fait-il qu'à la place de cet allègement, on ait ce gonflement extraordinaire de la clinique du narcissisme, comme si on était passé comme par miracle à une autre extension, à une autre forme du refoulement en quelque sorte ? Et c'est cela que tu dis et qui est intéressant : à l'endroit d'un allègement, on rencontre une autre forme d'un refoulement qu'on hésite à dire symbolique et sexualisé, qui emprunte toutes ces formes narcissiques très spéciales. Et là, la question de la parité homme/femme, la question de la non séparation de la différence des sexes joue beaucoup, parce que de force, ce sont les catégories de l'image qui sont là sollicitées. Et donc, comme dit Martine, on hésite sur les mots : ce n'est pas du refoulement, puisque ce n'est pas que ces jeunes méconnaissent, c'est qu'en toute connaissance de cause, ils le refusent. C'est autre chose. Donc on est là dans une clinique dont les mots eux-mêmes sont en train de travailler. Moi, aujourd'hui, je suivrais les pistes : quid aujourd'hui du socle de l'inceste ? Il faut savoir avec précision à quel titre dans les cures ce serait actif, et jusqu'où : c'est une première chose. Et quid du passage du refoulement strictement freudien aux formes imaginaires du refoulement, c'est-à-dire toute cette clinique du narcissisme, que nous ne pouvons pas lire aisément à l'aune du refoulement sexuel freudien ? Tu donnes les linéaments de tout ça dans ton propos. Je crois que c'est là-dessus qu'il faut qu'on fasse un effort collectif.

Jean-Paul Hiltenbrand :
J'ajouterai aux propos de Jean-Jacques qu'effectivement il y a problème dans la désignation du terme refoulé, de ce qui a été refoulé, c'est-à-dire cette question de l'inceste qui a été déterminante dans le régime œdipien jusqu'à il y a quelque temps. Mais ce que je veux faire remarquer après ce que rappelait Alexis à propos du refoulement du non-rapport : qu'est-ce que nous entendons aujourd'hui dans notre clinique ? C'est qu'au-delà d'un certain nombre de symptômes typiquement névrotiques et stables depuis l'époque freudienne, il y a une demande nouvelle qui apparaît, qui est celle du heurt entre hommes et femmes, auquel on ne trouve pas de réponse. Et cependant, ce qui apparaît, c'est que la traversée ou les tentatives de traversée du non-rapport sexuel - parce qu'elles existent, il faut dresser un peu les oreilles - ont cette caractéristique d'être quasiment identiques à une traversée de l'inceste. Et je crois que notre clinique aujourd'hui, plutôt que d'inventer une terminologie nouvelle, doit essayer d'entendre que même si le père n'est plus là pour rappeler la fonction de l'inceste, cette fonction reste inscrite dans la parole et le langage. Mais elle prend des modalités différentes, dont ce Réel du non-rapport qu'on essaie de traverser est la révélation, de ce qui au fond était la véritable signification de l'interdit de l'inceste : quelque part dans la subjectivité, il y a une impossibilité... Pas seulement défense de passer, mais impossibilité de passer. Et je crois que c'est ça, le rappel que nous font nos patients et nos patientes qui viennent au-devant de l'analyse parce que cette impossibilité leur apparaît brutalement... Et au fond, refoulez l'inceste, et c'est le Réel du non-rapport qui fait retour.