Milan 4 et 5 octobre 2008

En introduction, je souhaite tout d'abord proposer cette information surtout destinée à nos collègues français : à savoir la parution, prévue pour le mois de novembre 2008 chez Fayard de la première traduction d'une étude de Galilée à propos de l'Enfer de Dante.
La science de Galilée (avec de l'humour tout de même) nous y fait découvrir un enfer mesurable, chiffrable, évalué grâce à la géométrie... Enfer moderne, scientifique, transparent déjà !
Nous y découvrons les mensurations de Lucifer lui-même (son bras mesure 645 brasses, sa taille 1935 brasses...) ; soit ce corps comme objet de connaissance, ce corps numérisé, médical : prélude certes ancien mais prélude quand même à la culture aujourd'hui maîtresse de notre époque.
L'époque de cette jeune fille dont je vais maintenant vous entretenir.

Danielle, 17 ans, une jeune fille anorexique, après quelques entretiens évoque avec grand sérieux ce souvenir de son enfance : « J'ai essayé, me dit-elle, de croire en Dieu, car je voulais être comme mes copines, mais je n'y suis jamais arrivée ».
Il s'agit là, de sa part, d'une remarque « en passant » ; ce n'est ni une provocation, ni non plus un sujet de souffrance pour elle ; ce souvenir est venu en écho à mon commentaire de ses conduites de mortification : je les avais comparées à celles des saints telle que la tradition nous les rapporte tandis que Danielle venait plutôt de les revendiquer en tant que règles autodéfinies, automaîtrisées, autoappliquées... « Je me suis fait un modèle personnel », me disait-elle ; un modèle auto, dirions-nous.
Comme le soulignait le père, il s'agit avec Danielle de « quelqu'un de sérieux ». « Ce n'est pas la bof génération » me dit-il. Ce n'est pas du semblant ajouterions-nous.

En introduction à cette vignette clinique, je souhaite tout d'abord souligner à quel point les propos de cette jeune fille s'éclairent du contexte de la modernité occidentale, tout du moins celle qu'analyse Marcel Gauchet, sociologue, et qu'il définit comme « sortie du religieux ». Sortie du religieux que l'on pourrait à notre tour résumer avec :
- d'une part : « une sortie de l'organisation religieuse du monde » (sociale, politique, juridique...)
- d'autre part : « une individualisation du croire ».
Pour Marcel Gauchet le fait mis en exergue n'est pas la « mort de Dieu » mais plutôt ce nouveau contexte social, au sein duquel les croyances (ou leurs tentatives) deviennent des démarches autonomes, privées, personnelles. Il précise même que les fondamentalismes-intégrismes constituent des tentatives de réponses à cette « sortie du religieux ». Dans ses nombreux ouvrages dont La condition historique, il fait usage de l'Autre lacanien ; legs précieux que cet Autre et pour nous en général et pour lui dont les propositions vont me permettre de positionner mon propos.
(N.B. : utiliser cet Autre, s'y référer, participe à mon sens de cette démarche que Lacan dénomme « athéisme conséquent » in Séminaire Encore.)
Je cite Marcel Gauchet :
« Sortie de la religion doit se comprendre au sens de la sortie d'une manière d'être de l'humanité par laquelle elle se concevait et se posait sous le signe de l'Autre ». Pour lui, c'est la fin d'une « altérité constituante ». Et pour faire bref, je cite encore : « le règne de l'hétéronomie fait place au monde de l'autonomie » (et l'on entend, il me semble, à quel point la démarche de Danielle est autonome, hors contexte, hors Autre - religion, tradition, etc., - soit, en un mot : moderne).
Marcel Gauchet, toujours dans le même ouvrage, fait réponse à la question posée dans mon titre puisqu'après l'Autre, c'est du sujet dont il est question (l'acception de ce terme pour lui n'étant pas celle de Lacan).
« L'homme était séparé de lui-même, il se rejoint. Il était assujetti, il devient sujet ». Et je mets ici sa description en parallèle avec celle de Charles Melman qui, lui, parle de sujet moderne : « compact, non divisé, entier1 » et, en même temps, "libre". Marcel Gauchet parle même de « sujet érigé » ; que nous traduirions par : sujet = phallus). Enfin, comme je vous le disais, il répond à la question proposée dans mon titre et ce de la manière suivante :
« Sujet est le concept qui me semble nommer de manière appropriée ce mode d'être inédit de l'humain en général qui résulte de la sortie de la religion ». (Notons tout de suite que le sujet est ici assimilé à un être). Ou bien encore : « le processus de sortie de la religion qui engendre la modernité transforme les personnes de l'intérieur. Il les érige en sujets ».
Cette réponse, qui est celle d'un sociologue, a le mérite de nous donner une définition utile du terme par ailleurs fort vague de modernité.
Je me propose de positionner différemment tout ceci avec ce que peut dire la psychanalyse sur la question du sujet, sur celle du religieux que je transposerai sous le terme d'Autre, sur les conséquences dans le travail de cure avec le sujet moderne.
Première question : celle du sujet. Disons que nous avons habituellement pris le parti de déplier notre approche en :
- d'une part, ce que nous appelons le moi ; soit ce moi en tant que revendication de notre singularité, de notre être au monde et, en somme, de cette prétention narcissique à être auteur de notre dire.
- et d'autre part, le sujet du côté de l'inconscient et, donc, une tout autre perspective : sujet ici comme effet d'un dire, sujet dans l'après-coup, dans l'intervalle entre 2 signifiants, sujet hypokaimenon,
- sujet qui s'abrite du langage, du sexuel, qui n'a ni chair, ni être,
- sujet qui n'est pas un signifiant, qui n'a aucun autosavoir et ne se définit finalement que par son objet.
Ce dernier sujet - que nous nommerions encore sujet barré - existe sans doute toujours aujourd'hui ; le refoulement n'a pas disparu, ni la névrose - et ceci a été dit lors des journées de Chambéry sur Le refoulement aujourd'hui en septembre -, même s'il y a cette évolution que l'on ne peut pas ne pas constater.
Si je fais aujourd'hui le choix de parler de l'anorexie, c'est sans doute parce que cette attitude d'abstinence devant les biens terrestres se produit chez une patiente qui nous parle en même temps d'un corps où le médical et la science prennent le pas sur les signifiants (il ne s'agit pas d'une mystique à propos de Dieu ou d'un au-delà ou d'une transcendance).
Mais c'est aussi parce que ce style de clinique me paraît devenir plus fréquent au point que notre gouvernement prépare une loi contre l'incitation à l'anorexie ; plus fréquent et plus moderne quant à ses rapports à l'objet et à un nouvel Autre :
- rapport à l'objet (objet rien - Lacan) sur le mode de l'addiction : addiction habituellement reconnue par ces jeunes filles sans gêne et sans fard,
- rapport à un Autre au sens où ce lieu des signifiants viendrait aujourd'hui à perdre de son altérité ; au point qu'on serait maintenant en droit de connaître ce qu'il nous veut ; réponse au Che vuoi ? (in Lacan, séminaire La relation d'objet) grâce à la science et à la psychothérapie... Connaissance qui permettrait au sujet harmonie et accord parfait avec lui : bref, un Autre aussi familier et proche que, dirais-je, pouvaient l'être les dieux du polythéisme grec par exemple (et on comprend à cet égard que le monothéisme ait pu déranger et être rejeté à ses débuts).
Enfin, connaissance technique nous permettant l'accès à un objet concret « qui garantirait cet accolement du sujet avec l'Autre » (dans les addictions par exemple, tel que Charles Melman, nous en parle dans son séminaire Pour introduire la Psychanalyse aujourd'hui, Éditions ALI).
Il va sans dire qu'un tel devenir fait litière d'une différence des sexes de plus en plus obsolète. Ajoutons tout de suite qu'une telle configuration a pour incidence une aphanisis du sujet et des symptômes qui vont faire discuter la psychose.
Ce travail de cure avec Danielle rend compte de cet impossible de l'analyse avec le sujet moderne, mais en même temps, et lorsqu'on ne se tient pas du côté de la psychothérapie, combien cette rencontre avec un impossible a cependant quelque effet.
Notons que cette rencontre avec l'impossible participe de la cure la plus classique.
Danielle dans sa résistance à toute altérité va me pousser à être un psychothérapeute (c'est-à-dire une sorte de guide).
Le père, lui, se présente d'ailleurs comme tel : c'est un père « déjà psychothérapeute » ; il est venu sans la mère lors de la première consultation ; il a déjà repéré le signifiant « trop » dans les propos de sa fille ; il veut une guérison rapide (le baccalauréat est très proche pour une Danielle en grand désarroi, en perte de ses repères) ; il a entendu parler d'un syndrome qu'il serait plus utile, selon lui, de considérer plutôt que de parler d'anorexie ; enfin, il tentera de court-circuiter le deuxième entretien avec moi en organisant entretemps une consultation chez une « astrologue-sophrologue-relaxologue » dont finalement Danielle ne voudra pas.
Un père présent, actif et moderne, donc. Et pour ce qu'il en est du couple père-fille, tout semble faire harmonie, union, osmose :
- côté père : c'est un « fil » qui le relie à sa fille ; il « ressent tout ce qu'elle ressent ».
- côté Danielle : « je suis bâtie comme lui (physiquement), perfectionniste comme lui, son égale ». (Je cite).
« Je voudrais être comme il me voudrait, c'est-à-dire complète ».
Donc elle sait ce que ce père, (comme subjectivation réussie de l'Autre), veut pour elle. Le signifiant complète est, ici, la réponse au Che vuoi ?
Question en corollaire : entre cette fille et ce père, quelle place peut-il y avoir pour Dieu ? Quelle place pour les signifiants d'un Autre ?

Freud définit le Dieu personnel comme un « père porté aux nues » (in Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, PUF) et dans L'homme aux loups (là aussi clinique de la modernité), il analyse ainsi la résistance, la lutte de ce petit garçon contre la religion et contre Dieu : « il résistait à Dieu afin de pouvoir se cramponner à son père » ce que l'on pourrait relire aujourd'hui comme résistance à un père symbolique et, dans le même paragraphe - in Cinq psychanalyses - Freud nous explique encore que ce petit garçon « attaquait sa propre religion à cause du relâchement du rapport entre père et fils qu'elle impliquait ».

Pour décrire encore cette clinique, la remarque initiale du père de Danielle nous est précieuse : il y a du trop en effet et nous pouvons au passage vérifier combien ce signifiant « trop » est à ce point entendu chez les adolescents d'aujourd'hui.
- Autre trop réel, trop plein (au point qu'on en arrive à discuter de la psychose)
- transfert trop réel (je vais y revenir) avec toutes les impasses qui peuvent s'en suivre dans une cure
- trop enfin avec cette boulimie tant alimentaire que sexuelle, ou plus exactement génitale : corps trop réel.
Tout se passe comme si l'Autre lui parle et ce, sous une forme parfaitement dédoublée :
- une voix mauvaise lui dit de ne pas manger, de ne pas être heureuse
- une voix bonne, au contraire, lui conseille de chercher à plaire, d'aller dans le monde.
À partir du contenu de ces voix, il peut y avoir association d'idées (idem lorsqu'elle apporte un rêve).
Autre trop réel encore quand elle entend sa propre voix au moment même où elle parle à quelqu'un, sorte d'écho ressemblant à celui de l'automatisme mental ; mais la sensorialité (l'intonation exacte) qu'elle décrit contrevient à la sémiologie précise de Clérambault. Quant aux voix, nous conclurons à de l'hallucinose bien plus qu'à de l'hallucination. En deçà et au-delà de ces arguments sémiologiques, nous réfutons le diagnostic de psychose.

Quelques mots maintenant sur ce transfert trop réel. En effet, il n'y a pas vraiment d'adresse à un sujet supposé au savoir ; ce serait bien plutôt un sujet sommé de savoir ou plutôt sommé de livrer ses connaissances scientifiques ; je suis requis comme fournisseur de connaissances. Quelques exemples de ce qui est, de sa part, comme une interrogation impérieuse :
- est-ce que si je mange, je me sentirai mieux dans ma peau ?
Ou plus loin, à propos d'une de ses nombreuses relations amoureuses :
- est-ce une obsession ou est-ce que je suis amoureuse de lui ?
Vous entendez sans doute ici en quoi le sujet grammatical est bien présent, mais combien, en même temps, il n'y a pas de métaphore, pas de semblant, ni de sujet divisé par une demande. Pas ce qui peut faire abri pour un sujet au sens de la psychanalyse.
NB : pas non plus d'attente de sa part quant à une réponse.
La science psychologique est ici convoquée pour dire enfin le vrai sur des sentiments, le vrai sur la conduite à tenir en amour. Voilà le sérieux dont parle le père. Sérieux qui engendre beaucoup de perplexité de ma part.

Boulimie de sexe et corps trop réel enfin.
Corps transparent, chiffré, numérisé, médical et corps libre de toutes coordonnées signifiantes, libre de toute sexuation, libre par rapport au sexuel (sexuel comme signifiant). Corps sans gravité (au sens de Melman, L'homme sans gravité), pour un Don Giovanni féminin, chez une jeune fille désemparée, sans repères et qui prône une parole qui n'engagerait pas, une parole allégée qui n'aurait pas de conséquence dans ses relations avec les autres. Ses aventures amoureuses avec quiproquo, doubles relations simultanées sont celles du héros de Molière ou de l'abbé Da Ponte.
Marya Hornbacher (in Piégée, Mémoires d'une anorexique, Éditions Presse Pocket) illustre ainsi un écrasement du sexuel et une génitalité très active chez ces jeunes patientes :
« Elles sont en général sexuellement plus actives que les adolescentes qui n'ont pas de problèmes alimentaires... Ne cherchent pas tant un partenaire compatible et complémentaire qu'elles essaient de se percevoir comme entières et vivantes... Soulagent l'angoisse terrifiante en se rapprochant de l'autre au point de ne plus faire la différence entre elle et leur partenaire... Expérience terrifiante... Perte temporaire d'identité... Le corps commence... s'achève... Fragmentation ».
Dans sa geste à la dégaine abrupte, elle en viendra à me demander de tenir un rôle de psychothérapeute à sa convenance : une sorte de guide ou de directeur, mais pas vraiment un directeur de conscience. Elle est à ce moment-là de sa cure en proie à des malaises, avec baisse inquiétante de son poids. Elle veut s'inventer une « mission » (je cite), mission qui consisterait à « remanger normalement ».
Elle m'assignerait alors un rôle de surveillance de ladite mission : je devrai lui verbaliser ses « failles », ses « échecs » (sic). Ce que j'ai plutôt entendu comme un rôle de garant d'une norme (un employé de la norme).
C'est ma perplexité, mon décalage, sans doute mon inertie silencieuse, qui viendront en réponse à une telle exigence. Position décalée qui n'empêchera pas la continuation des séances toujours très investies (dont elle dit qu'elles font trou car elle y pense avant dans la journée ce qui diminue son temps de travail scolaire).
Décalage enfin qui permettra, c'est mon hypothèse, que, par la suite, un questionnement nouveau puisse advenir. Ceci tandis que l'union parfaite avec le père connaîtra des failles... d'abord avec du ressentiment sans doute, ensuite sur le mode du hiatus, de la solution de continuité, du trou.
Exemple de ce questionnement nouveau :
« Pourquoi - se demandera-t-elle - est-ce que je choisis des garçons qui ressemblent tous à mon père ? »
En considérant cette dernière question comme une entame, une amorce, on peut alors entendre ici une répétition repérée comme telle, une interrogation peut être relative à un désir insistant... désir ce coup-ci avec énigme, désir en lien avec un sujet hors champ, hors langage. Cette fois, il ne s'agit plus du sujet au sens moïque dont nous parle Marcel Gauchet mais plutôt de celui qui trouve son salut dans les plis du langage.
La psychanalyse n'est pas antireligieuse ; la proposition lacanienne « Dieu est inconscient » (séminaire XI) - plus juste selon lui que « Dieu est mort » pour définir l'athéisme - est surtout une indication selon laquelle Dieu est un dire (séminaire Encore), une affaire de langage, un Autre seulement fait de signifiants. Benoît XVI n'a, bien sûr, pas cette position pour point de départ, mais ce qu'il dit ce mois de septembre, lors d'un discours tenu à Paris, nous importe : « La recherche de Dieu requiert intrinsèquement une culture de la parole ». Nous proposerons d'entendre ici le terme « intrinsèquement » comme inférence de ce que Dieu et parole soient, en quelque sorte, tissés d'une même étoffe.
Enfin, si Danielle évolue dans sa cure, si un questionnement nouveau survient, c'est qu'un détour lui est possible qui consiste à aimer un Autre ; d'y croire jusqu'à pouvoir s'en servir. Notons que l'une des conditions sine qua non pour un tel détour est cette possibilité de croire.


1) C. Melman, L’homme sans gravité, Paris, Denoël 2002