Séminaire d'été, Paris, du 26 au 29 août 2009

Nous avons traversé en quelques décennies une période au cours de laquelle les positions et les rapports homme-femme ont été profondément remaniés. Il semble en effet que l'évolution des mœurs et l'accompagnement jurisprudentiel, pavé de bons sentiments, qui l'a accompagné jusqu'à ne plus faire, dans certains pays occidentaux, aucune distinction de sexe en ce qui concerne la conjugalité ou la parenté, tend à donner un statut tout phallique à tous ceux qui le souhaitent. Quels embarras cette nouvelle donne peut-elle causer aux hommes pour se tenir à une place qui a été largement contestée, décriée, en même temps qu'elle reste convoitée ?

Le résultat est qu'actuellement, en certains pays cette tendance est allée au terme de ce qu'elle visait : aucune loi sociale ne distingue une position sexuée. Tout est posé par la loi jurisprudentielle en option, et par conséquent négociable, ce qui ne manque pas d'avoir des effets dans les relations qui se nouent, ce que nous entendons au quotidien dans notre clinique. Ces effets directement liés à cette nouvelle donne dans les relations sexuées sans précédent dans l'histoire, sont parfois tragiques, mais je ne voudrais pas céder au catastrophisme et plutôt considérer cela sous un jour ordinaire. Si nos lois sont aujourd'hui égalitaires, les positions régies par des lois coutumières, et donc inconscientes, restent largement inégalitaires. Cette inégalité reste même, et c'est plutôt bon signe, un excellent thème de comédie. Un homme qui s'est installé sous la coupe de sa femme ou de sa mère reste un personnage de comédie très prisé. Nous en avons eu l'illustration patente il y a deux ans, où presque la moitié des Français sont allés rire de deux pauvres types qui restaient un peu trop dans les jupes de leur mère ou de leur femme. L'intrigue partait du fait que l'un d'eux, pour être agréable à sa femme dépressive, avait fait des bêtises pour tenter de la rapprocher de sa famille. Le ressort comique de ce film, c'est le mari oblatif, c'est le vieux garçon qui reste dans les jupes de sa mère autoritaire, ressort que Lacan utilise souvent quand il parle de la bourgeoise - il en parle déjà dans Les complexes familiaux[1] - et du populaire.

C'est à partir de là que je vais parler des embarras ordinaires des messieurs, leurs embarras avec l'amour. Les dames les considèrent souvent comme des sans-cœurs, parce qu'elles en veulent encore, de l'amour, mais Lacan ne s'y est pas trompé lorsqu'il disait dans le séminaire L'acte psychanalytique, « Quand il arrive qu'un homme arrive à désirer une femme, il croit la désirer mais il a affaire à cette occasion à sa mère, donc il l'aime. Il lui offre quoi ? Le fruit de la castration liée à ce drame humain. Il lui donne ce qu'il n'a plus»[2]. Il disait aussi, à cette occasion, que les femmes croient aimer leur partenaire, mais ce qui domine c'est qu'elles les désirent. Lacan faisait là la lecture d'un malentendu qui continue à jouer ses tours dans lequel le fruit de la castration reste l'enjeu principal et toujours insaisissable, insaisissable tant par la demande que le désir.

C'est même parce qu'il est insaisissable que s'entretient cette économie pulsionnelle dans laquelle deux protagonistes dans un affrontement binaire s'entredéchirent pour la possession du sceptre qui leur échappe. Dans un roman qui a beaucoup intéressé Freud lorsqu'il est sorti en 1926, Le destin de Mr Crump[3], nous avons un exemple clinique saisissant de cet affrontement binaire dans lequel la demande orale d'une femme reçoit pour réponse le cadeau anal de son mari oblatif. Il lui donne ce qu'il n'a plus. Et ainsi le conflit ne cesse pas. Elle ne cesse pas de lui jeter à la tête un impossible auquel il ne peut rien, et il ne cesse pas de lui répondre au nom du devoir, du nécessaire. Il n'y a jamais de césure, c'est à jet continu qu'ils se bouffent et qu'ils s'emmerdent, et tout cela avec amour. La femme ne cesse de demander à son mari : Est-ce que tu m'aimes ? A quoi il répond inlassablement : oui ! Et quand tout cela vire à la haine, il va dire à une tierce personne : elle m'aime comme le tigre aime le mouton. C'est comme objet, objet a, qu'il s'appréhende dans ce dispositif qui est présenté par l'écrivain comme la réalité la plus consistante qui soit. Il n'y a pas, dans ce monde clos par le bouchon de l'objet pulsionnel, de porte de sortie, sauf à la fin qui est une fin réelle, un passage à l'acte qui fait que ça cesse pour de bon.

Voilà ce que Lacan appelle le drame de l'amour, à savoir que l'amour tend à vouloir faire passer le contingent au nécessaire, à ce que ça ne cesse pas, à ce que ça s'éternise dans l'être. Drame passionnel disons-nous aujourd'hui, issue advenant lorsque le dit qui se déroule en continu, le dit qui ne cesse pas, ne rencontre pas la césure d'un dire, d'un dire que non, d'un dire : c'est pas ça !

C'est le mérite de la comédie de permettre que ça se dise. Dans la comédie tout le monde y va de son savoir, même le valet, de sa petite phrase qui fait mouche, qui fait mouche sur la vérité et qui renverse les situations. La comédie joue sur les mots, elle équivoque de sorte qu'après-coup la jouissance qui était là en jeu trouve le signifiant et rate : ce n'est pas ça ! C'est en cela que la comédie est borroméenne, il lui faut le conflit binaire, pulsionnel, et ce tiers terme qui va faire qu'après-coup cela va pouvoir se dire, cela va pouvoir se lire, grâce à la chute de la lettre.

Dans le séminaire Encore où j'ai pu apprécier comme jamais le comique de Lacan, grâce à la bande-son qui permet d'entendre le dire de Lacan, dans ce séminaire et le précédent il est remarquable que le nœud borroméen soit introduit sur cette phrase : « Je te demande de refuser ce que je t'offre parce que : c'est pas ça »[4]. Ce qui est ici en jeu d'emblée est l'impossible du don, du don de ce qui ne peut pas se demander, le don du fruit de la castration. Lequel don est un principe moteur dans les échanges qui s'opèrent dans notre société démocratique et consumériste. Dans la fraction matriarcale de notre vie sociale, le don du phallus, ou la tentative de le donner, tentative inconsciente, joue un rôle prépondérant. Ce que Lacan a repéré depuis longtemps, Les complexes familiaux en attestent. Et là, avec le nœud borroméen, et la trouvaille de cette phrase : « Je te demande de refuser ce que je t'offre parce que : c'est pas ça », il n'est pas d'un grand optimisme mais il dit que ça peut changer pas mal de choses aux ennuis ordinaires des affrontements binaires de la pulsion, avec leur cortège de passions de l'être, jalouissances et haines, cela en prenant en compte une structure ternaire dans laquelle il y obligation de considérer les deux protagonistes de la pulsion avec un tiers terme, qui peut être un verbe.

Je te demande - trois termes : je, te, demande
de refuser
ce que je t'offre - trois termes encore.

Ça tient ensemble, ça ne fait Un donc, que parce que ces trois termes se nouent trois par trois. Si on en enlève un les deux autres ne tiennent pas. Et pourquoi cette demande si curieuse, quasiment inaudible dans le social ? Eh bien parce que : ce n'est pas ça !

Ce qui serait ça, ce serait un rapport plein et inscriptible entre l'Un et l'Autre, mais ce n'est pas ça, ça rate. Ce ratage est la nature même de l'objet cause du désir, « c'est un objet qui n'est aucun être, l'objet a c'est ce que suppose de vide une demande »[5].

Si bien qu'avec ce « Ce n'est pas ça ! », il y a quelque chose qui cesse, qui est le dit continu dans lequel se loge la jouissance perverse d'un côté, et la jouissance folle de l'autre[6].

Nous avons largement souligné pendant ces journées combien la jouissance du tout, la jouissance du Un est plombante, mais comme l'a fait remarquer Jean-Jacques Tyszler hier suite à l'exposé de Marie-Charlotte Cadeau sur Sainte Thérèse d'Avila, la jouissance Autre n'est pas plus aérative. Le livre d'Hélène L'Heuillet sur les sources du terrorisme[7], qui sont à chercher du côté du nihilisme, c'est-à-dire du rien pris comme objet, nous dévoile d'autres effets mortifères de cette jouissance Autre. Ainsi nous pouvons constater que lorsque la jouissance perverse et la jouissance Autre se déploient chacune de leur côté, leur rencontre est pour le moins houleuse, et leur lien est plutôt cassant. Ça casse pour que ça ne cesse pas, soit de s'écrire, jouissance phallique, soit de ne pas s'écrire, jouissance Autre.

Pourtant, ce sur quoi Lacan a tout particulièrement porté son intérêt est de suivre pas à pas comment la tentative de rapport sexuel se solde par un ratage. Ce qu'il appelle dans ... Ou pire[8] la disjonction du rapport sexuel peut être suivie ou non par une reconquête, nachträglich, après-coup, de ce qui se répète qui est le fondement de ce que découvre l'expérience analytique. Si ce ratage, cette répétition a été pensée, par une pensée réelle, il est possible que l'interprétation analytique ait lieu, et produise une traîne, une queue de pensée qui est peut-être bien le phallus. C'est ainsi que le discours analytique produit  le S1. C'est un écrit qui vient après ces pensées réelles.

Maintenant, si nous reprenons cela avec le nœud borroméen, - c'est la lecture que je vous propose -, Lacan nous présente une chaîne borroméenne dans laquelle il y a au moins trois ronds, mais il peut y en avoir un grand nombre, chaîne obtenue par la pliure d'un rond dont l'une des oreilles passe dans le précédent, que l'on peut se faire suivre d'autre ronds pliés. La fermeture de la chaîne  se réalise par le bouclage sur un rond non plié qui peut être le premier ou un autre.

Chaîne borroméenne

Ces concaténations, qui sont des concaténations signifiantes, Lacan nous dit que dans la psychose, dans le phénomène des phrases interrompues repérées chez le président Schreber, il suffit que l'un de ces chaînons soit sectionné, c'est-à-dire que l'Un soit retiré de chacun de ces chaînons, pour que tous les autres soient libres[9]. Ce qui a pour conséquence que tout fout le camp, la pensée, les phrases, les mots, les lettres qui volent, et même le corps puisque nous savons que les moments féconds peuvent s'accompagner, c'était encore plus vrai avant les neuroleptiques, de désastres physiologiques catastrophiques, voire létaux.

Alors, risquons-nous de tels accidents  en dehors de la psychose ? Avec le ratage du rapport sexuel, il y a des moments où la chaîne s'ouvre, et ce que dit Lacan, c'est qu'il vaut mieux reconquérir ce qui s'est passé là par une traîne de pensée. La traîne de pensée, S1, qui vient en essaim, S1 qui sont produits par un dire qui vient refermer la chaîne qui s'est ouverte par la disjonction du rapport sexuel. Si on ne peut pas reconquérir ce qui s'est ouvert, ça casse, pas seulement dans les psychoses, ça casse pour Mr Crump, il y a passage à l'acte fatal, et ça peut casser dans des moments de folie ou dans bien d'autres manifestations cliniques.

Chaîne ouverte par la disjonction du rapport sexuel

Chaîne ouverte par la disjonction du rapport sexuel

Le S1 salvateur est produit par ce dire qui dit : ce n'est pas ça. C'est ce que font les équivoques qui, dit Lacan, fondent, avec cette équivoque sur fondre et fonder[10]. Ca fond le sens phallique et ça fonde un nouveau départ. « Un coup de ton doigt sur le tambour... le nouvel amour »[11]. Voilà les battements de la chaîne signifiante, les pulsations de l'inconscient, qui sont rythmés par la survenue d'un dire qui est un « ce n'est pas ça », qui est un S1.

Chaîne fermée par la traine de pensée, S1

Chaîne fermée par la traine de pensée, S1

S1(S1(S1(S1(S2)))

Jean-Pierre Lebrun nous disait hier que la parole de l'homme est un « C'est ça », mais ne vaut-il pas mieux situer le S1, le « Ce n'est pas ça » du côté homme, du côté du père, « de celui qui unit, de celui qui dit, non ! autour de qui peut se fonder, doit se fonder ce qu'il y a d'universel... Si nous revalorisons le mot frère, il va rentrer à pleine voile au niveau des bons sentiments.[12]» Le père dit non au bon sentiment, il dit non à la demande d'amour pour la pousser vers la demande fondamentale et à ce qu'elle a de vide. D. Texier relevait hier cette phrase que nous entendons souvent, pas seulement chez les adolescents : je n'ai pas demandé à venir au monde, au monde phallique il s'entend. Phrase qui s'émet, quelque soit le sexe anatomique du locuteur, du côté droit du tableau. Eh bien un homme a à tenir par rapport à cette demande pour que ce qui se joue dans la ronde des discours puisse devenir lisible. La psychanalyse, c'est rendre possible cette lecture.

Dans Scènes de la vie conjugales, d'Ingmar Bergman, film de 1973, Johan, le mari, déplore que nous soyons des analphabètes de l'affectif. Cette alphabétisation, nous pouvons l'attendre de la psychanalyse, de sorte que nous soyons un peu moins affectés par le langage.


[1] Lacan Jacques, Autres écrits, le seuil, Paris, 2001.

[2] Lacan Jacques, séminaire L'acte psychanalytique, leçon du 27-03-1968.

[3] Lewishon Ludwig, Le destin de Mr Crump, Phébus, libretto, 1998.

[4] Lacan Jacques, Séminaire ...ou pire, leçon du 09-02-1972 et Séminaire Encore, leçon du 08-05-1973

[5] Lacan Jacques, Séminaire Encore, leçon du 15-05-1973.

[6] Lacan Jacques, Séminaire Encore, leçon du 26-06-1973.

[7] L'heuillet Hélène, Les sources du terrorisme, FAYARD, Paris, 2009.

[8] Leçon  du 8-3-1972, p.81.

[9] Lacan Jacques, Séminaire Encore, leçon du 15-05-1973.

[10] Lacan Jacques, Séminaire Le savoir du psychanalyste, leçon du 01-06-1972.

[11] Lacan Jacques, Séminaire Encore, leçon du 19-12-1972.

[12] LACAN Jacques, Séminaire ... Ou pire, leçon du 21-06-1972