Conférence de Charles Melman à Grenoble, le 24 avril 2009

Cet ouvrage est beaucoup plus la retranscription d'un certain nombre de propos tenus dans des auditoires et en particulier des auditoires de psychanalystes, qu'un livre à proprement parler, c'est-à-dire un écrit. C'est très différent. C'est très différent, je dirais, de proposer ce qui est systématiquement une adresse, orientée par le souci du public, de l'auditoire qui est là présent, et qui, du coup, implique la dimension du dialogue. Un écrit, c'est essentiellement différent puisque vous ne savez jamais quel en sera le lecteur, je veux dire à qui il est adressé, pour qui il est fait, c'est un peu comme une bouteille à la mer. D'autre part la question de l'auteur de l'écrit, alors que celui qui s'est astreint à ce travail sait combien cette écriture lui a été imposée, comment elle est venue sous sa plume de façon, je dirais quasiment forcée, eh bien l'auteur de l'écrit est une question qui est reprise et qui reste ouverte.

Jean-Paul Hiltenbrand : Je voulais dire un petit mot introductif, au sens où cet ouvrage dont nous allons parler ce soir fait suite à L'homme sans gravité, qui a reçu quelques critiques et quelques doutes de la part d'un certain nombre d'analystes. Je crois que cette intervention dans le champ clinique de Charles Melman est tout à fait importante dans le sens où il y a aujourd'hui - et nous le constatons à chaque instant - une mutation considérable dans le social, qui tient, j'en cite quelques facteurs : la trivialisation du sexuel d'une part, la désinstitutionnalisation de la famille et puis la rupture plus ou moins consommée avec la grande tradition de notre culture. Enfin, nous aurons aussi à évoquer la montée du matriarcat et les problèmes de la transmission que cela comporte. La nouvelle économie psychique, comme s'intitule le livre est, je crois, quelque chose de tout à fait important et essentiel, puisque non seulement il accentue certaines thèses précédentes de L'homme sans gravité, mais surtout, il y est fait un repérage considérable de tous les référents lacaniens et les changements point par point qu'ils subissent, et qui concernent un bouleversement social et subjectif. Enfin, cet ouvrage, je le considère comme une reprise en une articulation tout à fait essentielle et quasi complète de cette clinique de la nouvelle économie psychique. J'ajouterai un point dont nous pourrons peut-être parler ce soir, c'est que cette nouvelle clinique remet également en cause, de façon généralisée, ce que nous appelons l'Œdipe. Remise en cause de l'Œdipe, mais également des fonctions fondamentales qu'il était censé assurer pour la mise en place de la subjectivité. Voilà donc résumée à grands traits, la thèse qui anime ce livre et je passe la parole à Charles Melman.

Charles Melman : Merci beaucoup Jean-Paul. Une petite précision si vous le voulez bien : cet ouvrage est beaucoup plus la retranscription d'un certain nombre de propos tenus dans des auditoires et en particulier des auditoires de psychanalystes, qu'un livre à proprement parler, c'est-à-dire un écrit. C'est très différent. C'est très différent, je dirais, de proposer ce qui est systématiquement une adresse, orientée par le souci du public, de l'auditoire qui est là présent, et qui, du coup, implique la dimension du dialogue. Un écrit, c'est essentiellement différent puisque vous ne savez jamais quel en sera le lecteur, je veux dire à qui il est adressé, pour qui il est fait, c'est un peu comme une bouteille à la mer. D'autre part la question de l'auteur de l'écrit, alors que celui qui s'est astreint à ce travail sait combien cette écriture lui a été imposée, comment elle est venue sous sa plume de façon, je dirais quasiment forcée, eh bien l'auteur de l'écrit est une question qui est reprise et qui reste ouverte ; elle a été notamment abordée par Michel Foucault en son temps, et en particulier par les psychanalystes. Une adresse à un public, suppose un autre type d'engagement de l'auteur vis-à-vis de ce qu'il propose, en particulier un engagement qui témoigne de façon immédiate, directe, comment il est lui-même touché, concerné, interpellé par les manifestations qu'il voit se produire et qui le contraignent à réagir, voire à intervenir.

Pour vous en donner tout de suite un exemple, je commencerai par cela : vous avez lu sous la plume des économistes ces derniers temps, que ce qui aujourd'hui constitue notre grand motif d'inquiétude, c'est à dire la crise, crise économique, vous avez lu sous la plume de ces éminents économistes, qu'elle était liée à un facteur que j'ai trouvé admirable venant d'eux, un facteur qui s'appelle « la perte de confiance »... Autrement dit, dans ce domaine dûment réglé, mathématisé riche en graphes, en projections, en analyses savantes, voilà que brusquement, mais c'est à l'occasion de la crise, de ce qui d'un seul coup ne marche plus, qu'est évoqué un facteur éminemment psychologique : la perte de confiance. La perte de confiance ce n'est pas tout à fait du même ordre que ce qui au XVIIIe siècle était appelé pour expliquer le fonctionnement de l'économie de marché alors naissante : « la main invisible », Adam Smith ayant découvert qu'il y avait là une main invisible, heureuse, puisqu'elle était supposée agir pour le bénéfice de tous, et qui actionnait cette économie de marché. La perte de confiance ce n'est pas la même chose, d'abord parce que ce n'est pas un facteur mécanique et anonyme comme la main invisible, mais c'est très directement ce qui est, chez chacun d'entre nous, très individuel, un déficit qui s'est brusquement installé et dont le retentissement semble-t-il est considérable, puisqu'il menace l'existence quotidienne des populations et qui est appelé la perte de confiance. Il faudrait - à cet endroit - demander aux économistes, et peut-être aussi à nous-mêmes : mais c'est quoi, ce que l'on appelle la confiance ? La perte, on imagine, mais la confiance, faire confiance... qu'est-ce que c'est ? C'est le point où ceux qui relèvent d'une formation psychanalytique sont en mesure de faire remarquer ceci : la confiance serait cette croyance que nous avons, que nos engagements seront payés de retour, que nous ne serons pas trompés, ni volés, que ce que nous engageons dans un échange sera payé de retour.

Et puisque j'évoque à cette occasion le terme d'échange, et que nous voyons bien qu'effectivement ce symptôme actuel, est une maladie des échanges - vous avez chaque jour le baromètre des spécialistes qui montre de quelle manière ces échanges s'arrêtent ou se ralentissent, au détriment de la vie, de la survie de beaucoup, eh bien notre position, toujours, nous permet de faire remarquer que l'échange est effectivement un mouvement essentiel de cette espèce animale qu'on appelle l'espèce humaine..., on n'a jamais vu les animaux pratiquer l'échange..., le rapt, le vol, de façon plus ou moins espiègle éventuellement oui, mais l'échange, on n'a jamais vu une société animale aussi savante et organisée soit-elle, pratiquer l'échange. Vous savez qu'il y a actuellement des gens qui ont tendance à vouloir annuler la rupture qui, dans l'espèce animale séparait l'homme de ses prédécesseurs, mais il y a quand même là un hiatus assez remarquable et qui concerne précisément cette faculté de l'échange et dont nous savons, nous, qu'il a commencé - c'est en tout cas comme cela que nous l'avons retenu, bien avant l'économie de marché - avec ce dispositif fondamental qui est l'échange des femmes, autrement dit ce type d'alliance entre des groupes sociaux hétérogènes, différents, éventuellement ayant des antécédents d'hostilité réciproque, et qui néanmoins pratiquent l'échange des femmes.

Cette remarque ne se veut pas anthropologique, elle se veut surtout très pratique pour faire remarquer ceci, c'est que ce fameux complexe d'Œdipe que Jean-Paul Hiltenbrand a évoqué à l'instant, est effectivement éminemment impliqué dans l'ordonnancement, dans la dynamique de l'échange puisqu'il nous rappelle qu'il faudra bien à chacun sacrifier, dans un engagement, celle qui peut lui paraître la plus chère, la plus aimée, voire la plus désirée, au profit de ce qui à partir de cet engagement lui viendra en retour, et dont il faut bien remarquer tout de suite que ce qui lui viendra en retour sera marqué d'un déficit par rapport à celle à qui il a renoncé. Et ce déficit, ce qui dans cet échange va s'inscrire comme perte, et donc justement spécifiquement constituer l'espèce humaine ; autrement dit, l'engagement dans ce qui n'est plus un monde naturel, mais un monde organisé par les lois de cet échange et en tant que les objets, dès lors proposés à la satisfaction, aussi bien des hommes que des femmes, sont des objets de substitution, marqués par un déficit.

Ce qui est ainsi tout de même remarquable, c'est que malgré ce déficit, ce qui nous caractérise, c'est que néanmoins, nous croyons dans le bien-fondé de cet échange, autrement dit, d'une certaine façon, on pourrait dire que ce qui nous caractérise c'est la crédulité, on se demande souvent - tous les penseurs, y compris Freud s'y sont intéressé - ce qui caractérise l'homme, eh bien voilà une étrange définition que nous n'attendions pas : c'est sûrement la crédulité, il a confiance. Il a confiance dans cette idée que ce qu'il engage, ce qu'il sacrifie lui vaudra en retour une satisfaction, un contentement, un plaisir, qu'autrement il n'aurait pas obtenu.

Vous présenter ainsi, me permet d'avancer un peu, parce que cette crédulité qui nous spécifie, nous caractérise, suppose un mouvement, que le terme crédulité d'ailleurs vient aussitôt évoquer, ce mouvement qui est celui que les psychanalystes appellent le transfert. Nous vivons, en général, nous vivions dans cette idée que cette instance invisible, peut-être humain, peut-être pas, peu importe, mais à qui nous pouvons faire crédit pour venir assurer le fonctionnement des échanges et leur validité, cette instance invisible nous pouvons lui faire confiance, nous pouvons nous en remettre à elle. Du même coup, les ratages qu'individuellement nous pouvons rencontrer dans notre vie privée ne sont jamais que des accidents de ce qui vient dérégler une loi générale, un bienfait général et qu'il convient donc que nous fassions quelque effort et individuellement chacun peut être amené à le faire, pour corriger d'une manière ou d'une autre sa vie privée, ce qui lui semble être le déficit qu'il éprouve dans cet échange qui, néanmoins organise ce qu'il y a pour lui de plus proche, de plus intime.

Comme vous le savez aussi, Freud estimait que la finalité d'une cure psychanalytique était de nous affranchir de notre rapport à cette instance, à cette croyance ; vous savez qu'il a écrit nommément sur ce qu'il appelait L'avenir d'une illusion, c'est-à-dire sur la religion ; il y a aussi de lui des écrits politiques qui sont fort intéressants puisque dès 1920, sans avoir jamais été dans la toute neuve Union Soviétique, il a pu établir le fait - avec les moyens qu'il avait à sa disposition - que ça ne pouvait pas marcher, ce qui est tout de même assez fort, à une époque où ce qui se passait là-bas - et qui concernait éminemment le problème de la régulation des échanges et de la justice, de la répartition juste entre les partenaires sociaux, de ces mécanismes d'échanges, eh bien avec les moyens dont il disposait il a pu dire que ça ne marcherait pas ; de même qu'il a pu très tôt, dès 1925, attirer l'attention sur des phénomènes de psychologie collective qui allaient s'illustrer dès 1933 à Berlin, en Allemagne. Ce que j'évoque là c'est simplement pour remarquer que le champ propre du psychanalyste ne manque pas de concerner un matériel qui n'est pas seulement celui singulier de celui qui est venu là s'allonger, faire crédit, faire confiance, sur ce divan, mais concerne bien évidement le fonctionnement même du social.

D'ailleurs, toujours à propos de la confiance, il n'est pas exceptionnel qu'un patient qui vient ainsi discuter avec un psychanalyste, lui demande : « en quoi puis-je vous faire crédit, en quoi puis-je vous faire confiance ? » Vous savez que pour répondre à cela, les psychanalystes américains par exemple, ont de nombreux diplômes accrochés sur les murs de leurs cabinets, mais nous savons quant à nous, qui sommes ces archaïques Européens, qu'un diplôme n'est pas forcement l'ultime témoignage du crédit qu'on peut accorder à son titulaire, et la seule réponse que nous pouvons faire au patient qui vient ici c'est de lui dire : « Vous n'avez pas d'autre choix, si vous voulez travailler, si vous voulez faire une analyse, vous n'avez pas d'autre choix que me faire crédit, que me faire confiance. Quitte à vérifier ensuite, d'une manière ou d'une autre, si ce crédit, cette confiance vous sembleront avoir été justement accordés ».

Or ce qui se passe aujourd'hui est ce phénomène nouveau qui, dans les sociétés occidentales et en particulier européennes - il semble bien que l'Amérique du Nord échappe encore à cette disposition - que dans ces vieux pays, qui sont les pays européens, eh bien justement, le transfert, la confiance, ce dépôt que l'on peut faire, le fait de pouvoir s'en remettre à quelqu'un dont on suppose que le savoir saura vous guider comme il convient, il semble que ce transfert, aujourd'hui, à l'échelle sociale, soit aboli. Nous en avons tous les témoignages, et c'est un des traits majeurs qui nous permet d'entrer dans cette nouvelle économie psychique, mais ce phénomène, vous l'observez dans tous les secteurs. Vous l'observez d'abord évidemment dans le secteur politique, il est tout à fait réel qu'aujourd'hui un homme politique se présente essentiellement comme pragmatique bien plus qu'en venant s'appuyer, se fonder sur ce qu'il en serait de la tradition qui lui accorde un certain savoir. Vous le voyez bien entendu au niveau de l'enseignement, il est clair que la difficulté aujourd'hui de faire valoir, de rendre productif un enseignement pour lequel l'état dépense des sommes considérables et cela pour un personnel enseignant considérable, vous voyez bien comment chez nos jeunes, ce rapport à l'enseignant se trouve radicalement détaché de ce qui serait l'attribution - à cet enseignant - d'un savoir, et qu'il aurait à transmettre avec dès lors le type de respect, de déférence, voire d'amour ! Il est bien évident que les gens de ma génération... je sais que cela se produit encore, bien évidemment, ne manquaient pas d'avoir pour un prof, pour une prof, d'avoir un type d'investissement, d'attachement, dont ils pouvaient éventuellement se demander d'où ça leur venait, cette fixation qu'ils pouvaient ainsi avoir... Si je pouvais évoquer, mais pourquoi pas, des souvenirs personnels, je dirais volontiers que je me souviens parfaitement comment, c'était juste avant la guerre... la dernière... l'émotion du petit garçon que je pouvais être, à la fin de l'école primaire, pour la jeune institutrice dont j'ai gardé... je ne sais vraiment pas ce qu'elle était en réalité, j'en ai gardé un souvenir ébloui et je me souviens toujours de la jalousie que j'éprouvais pour les autres instituteurs qui semblaient durant la récréation, l'entourer et s'intéresser à elle... je vous raconte cela, moins sans doute pour parler de moi que pour évoquer le fait que ce n'est plus du tout commun. On ne verra plus aujourd'hui chez des enfants de cet âge, on ne verra plus des situations de ce type, ou alors de façon exceptionnelle.

Cette liquidation - puisque c'était ainsi qu'on a traduit le terme freudien - du transfert, présente aujourd'hui à l'échelle sociale, vaut évidemment pour nous en Europe également à l'échelle religieuse et vaut également pour tout rapport à l'autorité. Il est bien évident que tous ceux qui ont aujourd'hui des charges d'autorité savent combien chaque fois ils sont poussés à bout pour montrer ce qu'il en est de la réalité de leur pouvoir, on ne leur fait pas crédit sur ce qu'il en est de leur pouvoir, on leur demande de le montrer, de l'attester, c'est un pouvoir qui sera volontiers critiqué.

Cela, je ne sais pas si d'autres attirent l'attention sur ce point, mais nous met évidemment dans une situation de fragilité à l'échelle collective, à l'endroit d'autres populations qui, elles, conservent intégralement leur attachement aux valeurs transférentielles, leur attachement et leur croyance et témoignent qu'elles sont prêtes à mourir pour elles alors que nous-mêmes nous trouvons, avec cette suspension du transfert à l'échelle sociale que nous pouvons peut être considéré comme un progrès, un affranchissement, que nous n'aurions plus besoin de cette croyance en une instance protectrice et souveraine pour fonctionner socialement, eh bien néanmoins, cela, à l'évidence, nous met dans une position de fragilité à l'endroit des populations animées, elles, par ce fort potentiel organisateur de leur communauté et cela n'est pas sans quelques effets, sans quelques conséquences.

Quelles sont ces conséquences pour le jeune d'aujourd'hui ? Et en particulier dans ce lieu premier qui est celui de son transfert et qui est bien évidemment la famille, car si il est bien un endroit qui par destination peut être le lieu où spontanément il est invité à faire crédit, à faire confiance, à s'en remettre à ceux qui sont amenés à s'occuper de lui, c'est-à-dire à être en mesure de sacrifier un certain nombre de droits, de plaisirs de satisfactions au nom de ce qui, ultérieurement, lorsqu'il sera adulte, lorsqu'il sera sexué, lui seront accordées, eh bien nous savons tous que l'organisation familiale, la nôtre aujourd'hui, est en difficulté, sans doute pour ces raisons transférentielles qui lui sont propre à elle. Cette organisation familiale est en difficulté pour que le jeune, pour que l'enfant puisse s'en remettre à elle, lui faire crédit, lui faire confiance et tous ceux qui s'occupent des jeunes, des enfants, ont la surprise de voir leur maturité précoce, je veux dire comme si ils avaient eux à prendre en charge les parents, dont ils peuvent avoir l'impression que faute d'assumer leurs devoirs, ils leur revient à eux, ces devoirs, de les faire valoir ou de les maintenir dans l'espace familial.

Évidemment, je pourrais très facilement épiloguer sur le fait que cette liquidation du transfert à l'échelle sociale, cette perte de crédit, de confiance en cette instance souveraine supposée régler nos échanges, est liée à ce qui s'appelle communément le déclin de la fonction paternelle, c'est facile, ce n'est évidemment pas faux. Il y a déjà plusieurs années, bien longtemps, que Lacan disait que l'Œdipe n'allait pas tenir constamment le haut de l'affiche, autrement dit être la représentation théâtrale que nous allions continûment nous donner à nous-mêmes pour expliquer ce type de déficit que nous éprouvons régulièrement dans les échanges. Pour ceux d'entre vous qui vous intéressez de plus près à ces questions, son travail sur Les complexes familiaux, écrit en 1936 pour l'Encyclopédie Française, bien avant-guerre, porte déjà l'accent sur le fait que l'Œdipe n'est pas la circonstance unique du mode de rapport au père, il n'est pas le mode unique de relation, de lien susceptible de rendre compte de la formation de l'individu.

Lorsque je me rends dans cette belle île qu'est la Martinique, pour travailler là-bas avec des collègues psy et que ces collègues, venant parler des cas d'enfants qu'ils avaient en traitement, ne manquaient pas à chaque fois de souligner l'absence de père au foyer, le père de passage, le père inconnu, incarné par diverses figures, etc. jusqu'au moment où il a bien fallu que je leur fasse remarquer que nous nous trouvions dans ce cas de figure dans une organisation familiale et sociale d'un type original, d'un type différent quoique bizarrement assez peu abordé, assez peu étudié, et qui s'appelle le matriarcat. Autrement dit, toute une organisation familiale et sociale fondée sur le renoncement à tout transfert sur la figure paternelle et à toute loi qui viendrait du père, avec une famille qui est habituellement organisée par une grand-mère, sa fille et les enfants de cette fille, trois générations, un mode de regroupement autour de cette instance directrice qui est la grand-mère et qui - et c'est là qu'on en revient à nos histoires - exclut tout échange, il n'y a pas d'échange. Évidemment, il y a des relations sexuelles, mais ces relations sexuelles se font sur un mode très particulier qui est que la mère a un ou plusieurs partenaires épisodiques, circonstanciels, événementiels et la liaison n'impliquant aucun engagement ; partenaires avec lesquels elle a des enfants, volontiers de pères différents, et le fils de ce même groupe, opérant de façon symétrique, venant assurer son devoir de reproduction auprès de familles différentes.

Vous savez que les lois de l'échange des femmes sont toujours précédées chez nous par ces mythes du rapt. C'est ce qui est par exemple écrit pour la naissance de Rome. Au début, il a fallu le rapt des Sabines et il est assez admirable de voir que pour ce type d'organisation différente, particulier à la Martinique, c'est là encore volontiers l'image du rapt, le mythe du rapt qui vient à l'esprit, qui est raconté, qui s'impose. Il n'y a pas encore très longtemps un homme politique martiniquais est venu à la télé, je ne dirai pas qui c'était ni le maire de quelle ville il était, est venu dire avec une certaine fierté qu'il avait cinquante-deux enfants, je le raconte pour vous rendre sensible combien les fonctionnements sociaux peuvent être différents, et je dis bien des fonctionnements sociaux. Dans le cas de figure que j'évoque, c'est-à-dire la Martinique, on comprend parfaitement du fait de son histoire, c'est à dire du fait que tous les hommes venus d'Afrique qui ont été débarqués là, sur cette terre, se trouvaient déchus de leur fonction paternelle et qu'il a bien fallu que les femmes s'organisent. Et s'organisent pourquoi ? C'est cela qui est intéressant, les femmes se sont organisées pour transmettre la vie. La femme devenant là celle qui a rapport avec une instance qui - contrairement à l'instance paternelle - est beaucoup moins chargée de la sexuation, beaucoup moins investie par la sexuation des produits, des enfants, que par le souci de leur donner la vie. Cette instance Une, chargée de leur donner la vie et dont je pense que je ne vous étonnerai pas en disant que celle qui en est la représentante, aussi bien immanente que transcendante, c'est évidemment la mère. Autrement dit elle n'a pas besoin de se référer à quelque transcendance, comme on se réfère au Père Céleste, pour être celle qui, de façon immédiate, vient transmettre la vie.

Tout ceci entraîne bien entendu pour les jeunes, pour les enfants, un ensemble de dispositions qui sont fatalement très différentes de celles qui nous étaient familières. Très différentes dans la mesure où ce sont toutes les valeurs qui se trouvent brusquement interrogées et d'une façon qui n'est pas forcément malheureuse. Comme nous le savons, notre fonctionnement patrocentrique implique deux grandes valeurs, il n'y en a que deux, c'est connu et distingué depuis bien longtemps : l'argent et les honneurs. Avec une société qui avait des idéaux - vous connaissez toute la littérature du XIXe siècle - le moment où s'opère cette mutation, et où cette valeur de l'argent prend le pas sur le souci de l'honneur. Je dis valeur patrocentrique parce que l'argent, l'accumulation d'argent a pu très bien par elle-même paraître le signe du fait que l'action exercée se trouvait récompensée par un Dieu. Je n'évoquerai pas ici les séparations qui ont pu se produire à l'intérieur des religions chrétiennes et qui ont, à cet égard, inscrit des orientations différentes à l'endroit des valeurs. En tout cas, nous fonctionnions avec deux valeurs, toutes deux patrocentriquement orientées, c'est-à-dire les honneurs, l'habileté et puis l'argent. Nous avons la surprise - qui mériterait à mon sens d'être plus grande, d'être source de davantage de réflexions - de voir combien de jeunes aujourd'hui se désintéressent de ces deux valeurs, dans ce qui est justement cet affranchissement de la croyance du transfert. Ils s'en désintéressent au point comme nous le savons que le goût pour une carrière ne peut guère les enthousiasmer, et que l'idée d'avoir une vie consacrée à l'accumulation de fric peut leur paraître secondaire, accessoire voire sans intérêt. Et donc bien évidemment, la difficulté dans laquelle se trouvent aussi bien les parents, associés ou dissociés peu importe, et les éducateurs, les enseignants, pour faire entrer ces jeunes dans un fonctionnement social, malgré leur façon de freiner, leur répugnance à entrer dans le système, la façon dont néanmoins nous voyons difficilement d'autres manières d'assurer notre responsabilité vis-à-vis d'eux, que d'essayer de les stimuler, de jouer devant eux les couleurs d'un avenir supposé prometteur, etc. Ce point, ce désinvestissement, chez beaucoup de jeunes, de cette organisation, de ce type de centrage, mériterait de notre part une réflexion plus élaborée pour savoir mieux comment leur répondre, pour savoir mieux quoi leur offrir.

C'est passionnant de voir la tentation qui les prend à cet égard, il y en a deux : entrer dans une ONG, je suis chaque fois surpris de voir l'attrait que cela peut exercer, sur des jeunes qui autrement se sentent sans aucune vocation, qui ne se sentent appelés justement par personne et par rien. L'autre tentation, que vous connaissez également pour la rencontrer dans votre pratique, c'est la scène, le théâtre, le cinéma, faire du théâtre. Avec ce problème qui se pose à nous, c'est à dire comment les amener à distinguer, comment les amener à ne pas confondre le monde réel et le monde virtuel. Avec cette interrogation pour nous-mêmes : comment, faisons-nous, nous-mêmes, cette différence, comment distinguons-nous monde réel et monde virtuel ? Le monde virtuel, nous savons très bien ce que c'est, c'est le jeu, et en particulier bien sûr la scène. À ce moment-là il ne s'agit plus seulement de se trouver devant un écran, mais d'entrer dans l'écran, d'y figurer, voilà une grande vocation d'aujourd'hui.

Si nous devons faire la différence entre monde réel et monde virtuel, je dirai qu'elle tient en ceci  que justement le monde réel implique l'acceptation des lois de l'échange, c'est à dire implique un sacrifice. Je sais que je suis dans le monde réel quand ce qui m'est offert est justement marqué par ce retour déceptif, là je sais que ce n'est pas du rêve, que c'est pour de vrai, ce type de déception qui fonde la réalité. Autrement dit, nous en revenons à cette occasion aux lois de l'échange. Le monde virtuel c'est celui évidemment qui est supposé tout permettre et ne rien coûter. Supposé n'avoir rien coûté car comme nous le savons, cela coûte fort cher, combien de fois j'ai pu voir des jeunes ainsi collés, toute la journée durant, des journées longues de 18 ou 20 heures, collés devant l'écran, la maman l'amenant, ne sachant plus que faire, et l'analyste lui que va-t-il faire ? Et la surprise, c'est de voir comment ce jeune garçon, blanc comme un cachet d'aspirine, à l'époque où il y avait des cachets... ne voyant jamais la lumière du jour, qui avait quitté le lycée, à jouer devant son écran, addiction intéressante pour les spécialistes... au bout de quelques échanges avec l'analyste - qui ne se permettait aucune injonction, aucune interprétation, qui ne fonctionnait pas comme un pédagogue - en venait à dire « faut que j'arrête, faut que je rentre au lycée ». Qu'est-ce qui avait opéré ? C'était pour moi un mystère... Je ne pense pas que j'ai là quelques dons cachés qui influencent malgré moi ces jeunes patients. Je crois que ce qui avait opéré c'était la réintroduction d'un dialogue, c'est-à-dire d'un discours, un discours en tant que ce ne sont jamais que des discours qui règlent nos rapports sociaux et en tant que ces discours sont forcément toujours fondés sur une croyance, et sur l'échange et même sur l'idée qu'avec deux partenaires il faut que l'un et l'autre aient fait un sacrifice quasiment commun pour que nous puissions attendre du désir l'un de l'autre. Si nous ne sacrifions rien, ou l'un ou l'autre ou ni l'un ni l'autre, eh bien cette tentative va très vite tourner court.

Ce qui marque aujourd'hui nos relations sociales, c'est justement la mise à l'écart des discours, c'est-à-dire ce que j'évoquais tout au début à propos de l'adresse faite à un auditoire, faite à un partenaire, c'est-à-dire le postulat d'un pacte, le postulat du fait qu'avec ce partenaire nous pouvons consentir à une perte commune, à un sacrifice commun, à un échange, pour que nous puissions essayer l'un avec l'autre de trouver une satisfaction qui, autrement, est forcément conjurée. Et vous savez combien nos jeunes aujourd'hui ont volontiers besoin, pour pouvoir provoquer des satisfactions, et en particulier sexuelles, de stimulants, aussi bien l'alcool que le hasch, qui ne sont pas là à titre purement anecdotiques mais qui fonctionnent très précisément en venant forcer ce que l'absence de référence au discours établit. Comment en effet me retrouver avec un ou une partenaire si le lien fondamental qu'établit le discours - c'est-à-dire celui qui est fondé sur les règles d'échange et de sacrifice réciproque - ne fonctionne plus, comment faire ? Comment nous reconnaître, comment nous identifier, que dire, quels échanges pouvons-nous avoir à part ces extraordinaires échanges virtuels qui remplissent Internet et dont nous savons tous, par l'expérience de ceux qui le pratiquent, cette efflorescence de propos, mais qui dès lors qu'il s'agit de se rencontrer dans la réalité s'avèrent de façon quasiment systématique incapables d'assurer l'établissement d'un lien et donc provoquent un autre type de déception.

Pour terminer ces brèves remarques, qui ne sont faites que pour vous appâter, pour que vous achetiez mon livre, qui est d'ailleurs assez cher, on ne m'a pas consulté... ces remarques sont faites en réalité pour inviter les spécialistes à ne pas seulement continuer de décrypter selon les savoirs acquis, mais qu'ils acceptent d'ouvrir les yeux et les oreilles sur les phénomènes nouveaux qui sont en train de se produire et qui sont considérables. Que pouvons-nous espérer de tout ça ? Il est habituel que les considérations classiques, qui sont nombreuses dans l'histoire sur le changement de mœurs, ces considérations classiques s'emploient à déplorer la dégradation dans laquelle la nouvelle société est entrée et le regret des valeurs traditionnelles supposées être les bonnes. Je fais souvent remarquer que nous ne pouvons pas oublier que cette société patrocentrique qui fut la nôtre, qui l'est encore pour une grande partie de la population du globe, cette situation, cette suggestion à la figure du père est également génératrice, non seulement de toutes les névroses qui ont marqué le XIXe et le XXe siècle, autrement dit du malaise dans la société, du malaise, du malheur dans la vie sexuelle. Je vois encore chez des patients d'un certain âge, je suis effaré en voyant de quelle manière justement cette culture patrocentrique a pu causer la souffrance, le malheur et rendre si difficile l'accès à la sexualité de tant de gens. Aurions-nous la nostalgie, le regret de ces valeurs ? Ou n'aurions-nous pas plutôt à réfléchir à penser, à proposer, à étudier toutes ces possibilités qui se trouvent offertes, qui se trouvent ouvertes et en particulier pour ces jeunes qui veulent une autre vie et qui n'en trouvent bien entendu ni le modèle, ni l'enseignement nulle part. Ils l'ont à l'inventer, ce qui est extrêmement difficile, ce qui n'est pas à la portée de tout le monde. Lorsqu'on voit ces jeunes freiner devant l'entrée dans la vie sociale... je raconte, j'ai déjà raconté cela parce qu'à l'époque ça m'avait secoué, ce jeune garçon très sympathique et intelligent, centralien, qui occupait un poste dans une usine et qui expliquait qu'il ne voulait pas poursuivre. Mais pourquoi ? Parce qu'une usine c'est sale, c'est bruyant, et que les rapports entre les gens y sont agressifs... Y a-t-il quelqu'un pour lui dire que ce n'est pas vrai, que c'est une blague ? Il ne voulait pas, qu'est-il devenu ? Comme sa compagne était Brésilienne, il est devenu représentant de commerce en maillots de bain brésiliens ! Évidemment, quand on est un bon papa et une bonne maman, de voir son fils qui a bien travaillé pour réussir Centrale, et qui termine par une petite valise avec laquelle il va vendre des maillots, on n'est pas content. Qu'est-ce que nous lui souhaitons ? C'est une question qui, à l'évidence, va s'ouvrir de plus en plus. Lorsque ces jeunes viennent à l'analyse, nous avons la surprise de constater qu'ils viennent chercher c'est la possibilité d'un transfert. Alors qu'il s'agissait pour Freud de parvenir à liquider le transfert, voilà qu'il s'agirait aujourd'hui avec ces jeunes de leur permettre d'établir ce type de confiance, de croyance, de ne pas les y condamner mais de leur permettre de passer par là, de leur permettre ce transfert. Mais il est bien évident qu'une fois établie cette relation de confiance, ce crédit accordé... Qui d'autre aujourd'hui dans le fonctionnement social, qui d'autre est susceptible ainsi de soutenir la confiance d'un jeune ? Je dois dire que je ne suis pas spécialement fier, cela me rend plutôt inquiet ou anxieux de constater qu'il n'y a plus grand monde pour être capable aujourd'hui de soutenir cette confiance d'un jeune. Ceux qui se trouvent à cette place, les psychanalystes ont à travailler, c'est ce que pour ma part ce que j'essaye de faire, malgré, la résistance des savoirs acquis. Lorsqu'on est un maître dans tel ou tel savoir on n'aime pas du tout se trouver dérangé dans son savoir, c'est bien normal, il ne s'agit pas de vouloir déranger par simple provocation, ce n'est pas de cela dont il est question.

Une autre fois, et dans d'autres circonstances, pour que vous n'ayez pas le sentiment que je parle de façon purement intuitive, voire poétique, eh bien je donnerai à mes amis spécialistes, les indications très précises, mises en place par Lacan, et en particulier les indications topologiques qui nous permettent d'analyser - et c'est ce sur quoi je m'appuie moi-même, je fais là-dessus moi-même confiance, crédit à celui qui fût mon maître - qui permettent d'analyser ces phénomènes et éventuellement qui fournissent les éléments d'une possible réponse. Merci beaucoup pour votre attention.

Questions


Olivier Coron : Tout d'abord Monsieur Melman, je tenais à vous remercier, à deux niveaux : d'une part à la lecture de ce livre, un mot m'est venu c'est ‘‘vivifiant''. Ensuite, me semble-t-il, ce livre représente la continuité de ce travail que vous avez entrepris et qui consiste à nous empêcher de tenir fixé à un piquet que vous aviez défini en 90 dans votre séminaire sur le symptôme comme étant la connerie. Autrement dit, à ne pas rester fixé sur des concepts éternels et figés et d'autre part à adapter ces concepts à la clinique. Il me semble que ce livre illustre parfaitement cette position qu'on pourrait qualifier d'éthique. Alors, le souci, c'est la question du statut à donner à cette nouvelle économie psychique : relève-t-elle d'une position subjective ou d'une symptomatologie ? Si on situe la nouvelle économie psychique du coté du symptôme, compte tenu du fait qu'un symptôme - au sens freudien - c'est un compromis entre un désir et une défense, le souci c'est que la défense, vous le dites, est de plus en plus chancelante et nous serions dans une économie de la jouissance. Ensuite, le statut du grand Autre : vous parlez à plusieurs endroits de la forclusion du grand Autre, d'un dialogue coupé avec la dimension Autre... cela pose alors d'énormes problèmes au niveau de l'élaboration théorique de cette nouvelle économie, a-t-on encore affaire à un sujet de l'inconscient ? Il y a aussi la question de l'angoisse et surtout celle du fantasme... Et puis, comme je voudrais susciter un dialogue avec votre voisin, qui à Milan a abordé cette question, je vais reprendre une phrase qu'il a énoncé à propos de ce sujet contemporain : « L'homme moderne, cette suprématie de l'individu autonome, désaliéné, maître de son destin, maître de sa volonté, guidé par son intérêt, c'est une fable et il le sait. Un système qui présente l'homme calculable, sans béance, sans manque symbolique, sans incertitude, sans division, c'est un mensonge, même les mathématiques se développent sur une incomplétude (...) cette homéostasie du consommateur est une suprématie narcissique, une organisation du moi qui s'oppose à l'ordre symbolique et du sujet en tant qu'être sexué (...) mais sous le narcissisme existe l'ordre sexuel et sous l'ordre sexuel se déploie l'ordre du signifiant ». [conférence donnée à Milan le 7 mars 2008 « Natura della mutazione antropologica in corso e nuovo soggetto »] Autrement dit, cette question de la nouvelle économie psychique, si on l'articule à partir de la remarque de M. Hiltenbrand, s'agit-il d'une ‘‘sur-couche'' ou effectivement d'une autre dynamique ?

Charles Melman : Je suis très sensible à l'attention et l'exactitude avec laquelle vous rapportez tout ceci et avant de demander son avis à Jean-Paul Hiltenbrand, je vous dirai ceci : votre question est fondamentale, cette nouvelle économie psychique relève-t-elle du symptôme ? Elle relève du symptôme à une condition, et puisque vous semblez introduit dans ce domaine, la condition c'est la même que vous évoquiez dans le propos de Jean-Paul Hiltenbrand : Lacan a terminé son parcours sur le fait que la référence au père était non seulement en train de se défaire, mais qu'elle avait jusqu'ici constitué LE symptôme, c'est-à-dire que cette référence avait été organisatrice du fait que ça n'allait pas pour l'animal humain. Les animaux ils sont heureux, il n'y a que nous pour être comme nous sommes, c'est à dire déprimés. Lacan a travaillé là-dessus, dix ans avant de mourir et il a passé tous les jours de ces dernières années, à griffonner cette topologie du nœud borroméen pour essayer de savoir de quelle manière était permis un type de rapport au signifiant qui n'avait pas nécessairement à se soutenir du Nom-du-Père, et donc, puisque vous semblez proche de ces travaux, le nœud borroméen à trois ronds et non plus à quatre. Le problème dans ce que nous voyons aujourd'hui se produire, ce sont les ronds de l'imaginaire et du réel qui se trouvent noués alors que le rond du symbolique semble fermé. C'est sur ce point-là que nous pourrions éventuellement dire qu'il y a là effectivement symptôme et avec une question à laquelle il n'est pas facile de répondre : comment ces jeunes peuvent-ils accéder à la dimension du symbolique ? C'est là-dessus que j'attirerai votre attention et il me semble que les propos que vous rapportez de Jean-Paul Hiltenbrand, bien que nous ne soyons pas toujours d'accord, ce sont des élaborations en cours, mais il me semble que sur ce point nous sommes du même avis.

Jean-Paul Hiltenbrand : Je suis tout à fait d'accord là-dessus, c'était justement cela, cette forclusion du symbolique, que je visais dans mon propos. Il n'en reste pas moins, en marge de la question qui vient d'être posée, que se pose la question de ce qu'il en reste du fantasme pour le sujet, dans ce que vous avez évoqué et dans ce que vous dites dans le livre.

Charles Melman : Il est bien évident que sous le régime du matriarcat, la question du bien et du mal se pose de façon essentiellement différente, c'est-à-dire de façon purement casuelle, et pas du tout de façon ‘‘normée''. Dans le matriarcat, la séparation du bien et du mal, c'est-à-dire l'isolement de ce à quoi il y aurait à renoncer, de ce dont il y aurait à se séparer, n'est fixé par aucune norme. Et non seulement il n'est fixé par aucune norme, mais chez une même mère, ce choix peut varier selon les circonstances, selon le moment, les lieux, les types de relations, la surprise de l'enfant... Il s'agit là de constater qu'il s'agit là d'une morale très souple, variable, qui vise essentiellement le confort et la convenance, ce qui veut dire que du même coup, le sacrifice qui serait définitivement consenti et qui est organisateur du fantasme, ce sacrifice est, je dirais, antipathique avec la morale maternelle, car la morale maternelle c'est que son enfant ne manque de rien, c'est une morale généreuse, de complétude. Comment peut-on vouloir que son enfant manque de quoi que ce soit ? C'est bien entendu ce que l'enfant attend. Ce qui veut donc dire que du même coup, la mise en place du fantasme est éminemment problématique. S'il avait un fantasme, il serait dans la vie poussé aux fesses par un désir, une volonté, une énergie et nous ne serions pas dans les cas de figure qui m'ont été décrits et qui nous montrent qu'il ne sait pas ce qu'il veut. C'est cela qu'il vient demander à l'analyste : « qu'est ce que je désire ? Ce serait quoi ce que je désire moi ? », parce qu'il ne le trouve pas, ce qu'il désire, dans l'organisation de son inconscient. C'est pourquoi je disais qu'il était sans vocation, qu'il n'y a pas en lui ce type de dialogue interne, ce type de voix qui le poussent dans telle ou telle direction. Donc, la question du fantasme est évidemment à l'ordre du jour, rendue problématique par ce qu'il faut bien appeler cette générosité maternelle, cette bienveillance.

Jean-Paul Hiltenbrand : Il y a quelque chose qui me tient en souci dans ce que vous avez dit : comment pouvons-nous dire qu'il n'y a pas de réel ? Au fond, ce réel ne dépend pas uniquement du sujet ou de sa dynamique ou de son absence de dynamique ou de sa subjectivité. Ce réel lui est fondamentalement étranger et vient, d'une manière ou d'une autre, toujours s'imposer à lui... ce réel que vous situez par rapport à la loi...

Charles Melman : Le problème c'est que si le réel, c'est l'impossible, c'est-à-dire ce qui fait limite, ce qui fait barrière, ce qui fait mur, ce qui montre que là, je ne peux pas aller plus loin, nous avons aujourd'hui la chance de vivre une époque où la technologie recule de façon considérable les limites de l'impossible. Qui prend exactement la mesure des incidences du fait que nous sommes devenus les maîtres de la procréation ? De la création et de la procréation. Vous vous rendez compte ? Ce sont des pouvoirs divins. L'homme est devenu l'égal d'un dieu, nous sommes capables de créer des créatures nouvelles et de procréer à notre guise. Les incidences subjectives de telles possibilités sont immédiatement lisibles, pas seulement au niveau des revendications qui arrivent aujourd'hui chez le gynécologue-accoucheur : l'exigence que la science soit en mesure d'assurer une procréation indépendamment de l'âge, l'exigence que la science fasse le nécessaire et souvent elle y parvient, elle le fait. Mais pour les enfants produits ainsi, est-ce que nous mesurons bien de quelle manière cette résolution de l'impossible se trouve inscrite à leur naissance même : ils sont les produits d'une levée de l'impossible, ils ne sont pas la conséquence du désir provoqué par la rencontre d'un impossible, ils sont les produits de la levée de cet impossible, ils sont les enfants de la levée de tout impossible. Nous ne sommes pas attentifs à cela, nous ne prêtons pas attention au fait que nos modes programmés de fécondation ont forcément des conséquences sur l'enfant. Lorsque nous voyons les gosses prendre beaucoup de risques parce que justement la dimension de l'impossible leur est étrangère, ou avoir des exigences impossibles... c'est inscrit au départ. Évidemment que l'impossible existe... ce truc qui s'appelle le téléphone portable, c'est tout de même extraordinaire ! Faute d'une relation avec un grand Autre, je suis sans cesse en relation avec tout un réseau, qui est sans cesse présent, j'appuie sur un bouton, je me déplace à l'intérieur d'une toile dont les éléments peuvent sans cesse répondre, il n'y a plus de silence. S'il y a une expression de l'impossible qui est le silence, eh bien il n'y a plus de silence, d'ailleurs les gosses ne le supportent pas, il faut du bruit.

Question dans la salle : Vous dites que la mère n'a pas besoin de se référer à quelque transcendance, mais, le grand Autre, pour elle, n'est ce pas une transcendance ?

Charles Melman : Elle est le grand Autre en tant que c'est à elle que l'enfant se réfère pour recevoir son propre message. C'est elle qui l'est, même si c'est un grand Autre dont les messages peuvent être très changeants, inconstants, c'est même ce qui peut donner une certaine sagesse à l'enfant d'ailleurs, une fois qu'il a compris que les messages qu'il reçoit de ce grand Autre ne sont pas ordonnés par une loi, mais par la dimension du plus grand plaisir, ce qui n'est pas la même chose ou alors d'interdits qui sont eux-mêmes volontiers labiles et pas nécessairement fondés et qui valent essentiellement comme volonté de faire interdit, de poser un interdit. Par définition, pour l'enfant, son premier Autre, c'est la mère.

Jean-Luc Cacciali : Si l'impossible existe malgré les progrès de la science et malgré ce que veut faire croire la science, la question n'est-elle pas alors : qui va transmettre cet impossible, ce réel ? Puisqu'avant c'était le père qui le transmettait dans l'interdit de l'Œdipe, en mettant en place un impossible. Si ce n'est plus le père, qui va alors le transmettre ?

Charles Melman : Je n'en sais rien ! Le père ne transmet pas n'importe quel impossible, il transmet un impossible en tant qu'il est propre à entretenir le désir sexuel, ce n'est pas n'importe quel impossible. On peut dire qu'à défaut de cette instance paternelle, je ne sais pas, c'est peut-être l'occasion pour chacun d'avoir un parcours parfaitement original, marqué par des accidents qui lui seront spécifiques qui n'auraient pas de caractère généralisable, je n'en sais rien du tout.

Jean-Luc Cacciali : Ce réel dans sa rencontre, dans l'accident, n'amène-t-il pas du coup le traumatisme à prendre le pas sur le fantasme ?

Charles Melman : C'est possible, il y a peut-être un certain nombre d'accidents dont la motivation était de rencontrer un réel, il y a des accidents traumatiques qui ne sont pas toujours liés au pur hasard.

Christine Gintz : Vous parliez tout à  l'heure de ce jeune qui passait 20 heures par jour devant son ordinateur, et finalement, le fait de venir parler, de venir s'inscrire dans un discours lui a permis de venir réintégrer notre économie banale. La structure autorise-t-elle d'inventer des nouvelles modalités pour inscrire cette nouvelle économie psychique ?

Charles Melman : Je ne sais pas... Finalement ce gamin, seul avec sa mère, il n'avait personne à qui parler, il ne parlait à personne ! Il était enfermé avec son écran... Évidemment, la maman pouvait lui adresser des injonctions, tantôt fermes, tantôt violentes, pour qu'il retourne dans le cours normal, mais ce n'était pas parler, donc il ne parlait pas. Il faut supposer que la possibilité de parler lui a restitué - ne lui a pas donné, lui a restitué - a pu lui permettre spontanément de dire « ça va, j'arrête... » Je le note parce que ça a été pour moi-même une surprise ; ceci étant fait, je me suis demandé ce qui a bien pu agir, ce n'est pas seulement ma bonté naturelle...

Question : Vous avez parlé du déclin de la fonction paternelle qui n'était pas prégnante en Amérique du Nord, pouvez vous nous expliquer un peu ce qui se passerait là-bas ?

Charles Melman : Nous nous sommes tous sentis concernés par cette élection qui a eu lieu là-bas et nous avons bien vu que selon une tradition qui remonte à l'empereur Constantin, le candidat au pouvoir se présentait en se référant à une autorité qui fondamentalement était religieuse. Beaucoup ont noté le ton très évangéliste du candidat, sa rhétorique très évangéliste. Vous voyez bien comment telle référence serait beaucoup plus difficile chez nous et même d'une façon plus générale dans la plus grande partie des pays européens, même l'Espagne ou l'Italie. Donc, il y a là un fait lié sans doute à l'histoire propre des États-Unis qui est un pays tout à fait neuf.