Si la violence subit la dénégation freudienne chez la plupart des névrosés, peut-on dire qu'elle est désavouée dans notre monde postmoderne ? Les guerres de « grand-papa » ayant disparu de notre horizon occidental, nous la retrouvons masquée dans la guerre économique. N'est-ce pas cette « bonne fonction paternelle » à raviver qui peut apaiser notre agressivité moïque dans un colloque singulier avec notre patient ?

Peut-être reconnaîtrons-nous là, dans cette exclamation, la classique dénégation freudienne où le « ne » de l'histoire en dit beaucoup plus long que le sujet n'en veuille sur sa propre violence ! Il y a « levée du refoulement » mais non acceptation par le sujet du contenu nous dit Freud, c'est-à-dire sa propre violence. Encore un effort, sujet, pour devenir... pour advenir : « Là où c'était, je, doit advenir ». Mais peut-on entendre aussi le « ne » forclusif du « non-violent », attribuant à l'autre, son prochain, la violence contre laquelle il doit lutter de bonne grâce, lui non-violent ayant le rôle de rédempteur et au-dessus de tout soupçon ! On peut entendre qu'il se situe là dans un registre imaginaire où le « soit l'un, soit l'autre » est de mise. À supposer que les grands apôtres de la non-violence connaissaient en eux leur travers et qu'ils avaient pu, par la grâce des choses, faire Autre de ce fondamental humain qui nous taraude tous ! Mais si je dis : « Je ne suis pas un non-violent », cette double négation m'autorise-t-elle à dire que « je suis violent » ? On n'a pas attendu Freud et la psychanalyse pour se rendre compte de la violence humaine et un des textes majeurs qui irrigue notre civilisation, l'Ancien Testament, relate de nombreux faits qui témoignent de meurtres, d'incestes, de viols... au point qu'une femme me disait en avoir refermé la lecture au bout de quelques pages tant elle en était éprouvée. Il est vrai qu'elle souffrait d'une névrose obsessionnelle.
Les pères de l'Église ne sont pas en reste à ce sujet et tout le monde se rappelle du passage de Saint Augustin cité à maintes reprises par Lacan : « J'ai vu de mes yeux et j'ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et d'un regard empoisonné, son frère de lait. » (Écrits, P. 114)

Curieusement, nos contemporains reviennent à une innocence de l'enfant, centre du monde, dénué de toute perversion polymorphe, ne disant que la vérité, rien que la vérité, comme si l'œuvre freudienne était devenue lettre morte et enterrée, le « hasch » se substituant à la « hache » de guerre. Si du temps de Freud le refoulement primait au point que sa mise en exergue lui a valu d'acerbes reproches, pouvons-nous encore parler pour nos contemporains de refoulement alors que l'œuvre a fait son temps et que tout un chacun peut la trouver à sa guise sur toutes les places publiques ? Certainement oui, pour d'aucuns mais le discours social actuel véhicule une reconnaissance de cette violence chez l'enfant tout en maintenant cette « innocence », ce qui signe un « désaveu » certain comme le montrent des faits divers relatés par la presse où un enfant de trois ans tue le nouveau-né suivi des réactions scandalisées des adultes. Certes, nous pouvons être sensibles à l'événement sans oublier que la jalousie haineuse de l'aîné envers le cadet est monnaie courante et constitue le « b, a, ba » de notre humanité. Si l'enfant est mis maintenant au centre du système relationnel avec ses droits en poche (« j'ai droit à... » lire à ce sujet l'interview du Professeur Pierre Murat sur le Droit de la famille dans le N° 8 de la Revue Lacanienne de l'ALI, « droit à » et « nommé à » de Jacques Lacan que l'on peut mettre peut-être en parallèle) ne lui fait-on pas violence en désavouant sa relation à l'Autre puisque le sujet ne se fait pas tout seul et que, s'il y a de l'Autre sans enfant, il n'y a pas d'enfant sans l'Autre ? Nous retrouvons ici tout l'enjeu « en-je » du stade du miroir de Jacques Lacan où c'est dans l'anticipation, du fait de la prématurité constitutive du petit d'homme, qu'il va s'aliéner à l'image totalisante de l'autre au sein de coordonnées symboliques. (Voir P. 94, 97, Écrits, Seuil).
Cette image narcissique sera tout au long de sa vie source tant de son prestige que de sa tension agressive, narcissisme qui devra être tempéré par la mise en place de la fonction paternelle. Lacan est très clair à ce sujet et l'on pourra se rapporter à son texte sur L'Agressivité en Psychanalyse et en particulier à la « thèse N° IV », P. 110 des Écrits. Si, comme le dit Freud « l'objet naît dans la haine » l'anecdote de Saint Augustin l'illustre bel et bien, l'objet en question ici étant « à retrouver » et non à trouver, c'est-à-dire qu'il demeurera à tout jamais insatisfaisant et source de frustration qui peut déclencher à l'occasion notre agressivité, d'autant si la castration de registre symbolique n'est pas assumée par le sujet. Si l'objet manquant, condition de son désir et de son existence peut être source d'agressivité, il est à remarquer que sa « trop grande présence », son émergence dans le champ de la réalité provoque soit de l'angoisse, soit une réaction agressive et loin que le sujet veuille le mettre dans sa poche, il agit au contraire pour le fuir ou s'en débarrasser. Nous constatons alors que présent ou manquant, « ça ne va pas » et d'autant plus s'il est là. C'est cet objet petit a à quatre noms (sein, fèces, regard et voix) inventé par Lacan qui doit se maintenir hors réalité, qui doit être refoulé dans le Réel par la bienveillante fonction paternelle. C'est, quand le désir de la mère apparaît au nourrisson dans toute sa crudité, qu'il est trop transparent, que ce dernier va, par le refus de nourriture, tenter de s'en dégager. Il va donc, par une « active passivité », s'en défendre à la manière des techniques de la non-violence, s'opposant ainsi à la toute puissance maternelle à situer au bon endroit comme il se doit. Nous savons comment cette attitude déclenche chez l'autre une agressivité intense avec les scènes que nous connaissons autour de la table familiale. Nul n'ignore non plus les relations difficiles engendrées par le voisinage, par cette proximité qui déclenche des réactions paranoïaques et dont les doléances sont bien connues des juges, ceci malgré et peut-être du fait du commandement mis en exergue par le christianisme : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Dans ce prochain, voire ce voisin, nous reconnaîtrons bien entendu cette « extimité », cet objet petit a dont nous avons déjà parlé, cause en tant que manquant du désir du sujet, source de tensions quand il pointe son nez non tempéré par quelque tiercéité. Pouvons-nous humainement aimer ce prochain qui, selon Freud, nous veut tant de mal ? À se rappeler toute l'argumentation de Freud à propos de ce commandement qui est pour lui impraticable et fait partie de l'exigence idéale sociale. N'est-ce pas de cette exigence excessive que ce malaise s'origine avec un refoulement conséquent des pulsions sans tenir compte des revendications moïques, se demande Freud ? Un moindre refoulement nous allégerait mais ce sont les œuvres de la culture qui en pâtiraient ! Ce que l'on gagne d'un côté, on le perd de l'autre, bien sûr ! Ce même commandement est repris par Lacan dans son séminaire sur L'Éthique de la psychanalyse pour nous dire que c'est bien dans ce prochain, ce petit a, que l'analysant doit se reconnaître et éclairer quelque peu ce qui le mène dans son existence. Cette violence est issue pour Freud de la pulsion de mort qu'il théorise dans L'au-delà du principe du plaisir vers 1920 à partir tant des névroses traumatiques que de la clinique de l'enfant (le jeu du « fort-da » par exemple), pulsion plus ou moins liée aux pulsions sexuelles, Eros-Thanatos, pourrait-on écrire. Cette répétition que cela entraîne dans l'existence du sujet de façon presque infernale, est, pour Lacan, « l'insistance de la chaîne signifiante dans sa rencontre avec le Réel » (séminaire XI. Leçon du 05/02/64). Notons aussi que pour Lacan, toute pulsion dans son envers est aussi pulsion de mort, pulsion qui s'origine d'une zone érogène corporelle (orale, anale, fente palpébrale, cornet de l'oreille) là où, par l'intermédiaire de la demande, le langage va se nouer au corps pour le « pervertir ». C'est ce passage de la lettre au signifiant qui va nous faire accéder au désir, désir situé dans l'au-delà de la demande comme dans son en deçà, jamais conjoint avec celle-ci mais toujours dans un écart que la perversion voudrait écarter pour les faire coïncider ; désir, humanisé et autorisé par la fonction paternelle à la condition de l'opération de la castration à situer dans le registre symbolique.

Après ce court parcours, on peut se demander si notre monde actuel est plus ou moins violent qu'auparavant.
Freud, dans son Malaise dans la culture espérait un moindre refoulement pour moins de névroses, une sexualité plus libre et libérée par des méthodes contraceptives efficaces. C'est bien le cas actuellement. Dans sa réponse à Albert Einstein « Pourquoi la guerre ? » quelques années plus tard (1932) il soutient que le processus culturel œuvre contre la guerre et notre propre violence. En 1930, les nazis rentrent en masse au Reichstag dans un pays où la culture et le niveau social se situent à un des plus haut de l'époque. La culture n'a pu ainsi empêcher les actes de barbarie commis pendant cette deuxième guerre mondiale, actes perpétrés de façon méthodique et logique par l'industrie de la mort, ceci pour la première fois dans l'histoire de l'humanité en changeant ainsi complètement la donne malgré que nous retrouvions aussi la classique bataille du drapeau de « grand-papa » contre celui d'à côté : il en faut un seul sur le territoire et pas deux, de même que pour la transmission du pouvoir, un seul aura le sceptre, ce qui fait aussi écho au droit d'aînesse revu et corrigé de nos jours pour plus d'équité. Certes, le patriarcat a occasionné des guerres et cette « fonction paternelle » n'est-elle pas un peu « fumeuse » voire « fumiste » et ne pourrait-on pas quelque peu se passer de cette vieille recette ? Encore nous faudrait-il distinguer ce qu'il en est de cette fonction qui est selon nous apaisante dans la relation à l'autre et le père que Lacan décline sous trois registres : Symbolique, Imaginaire et Réel, chacun ayant des effets de manque tout à fait différents. Cette fonction pourrait-elle être transmise par la mère (Question que se pose Jean-Pierre Lebrun dans son dernier livre La condition humaine n'est pas sans condition, éditions Érès) ? Oui, à condition que la mère « reprenne le non du père » nous dit Lacan, c'est-à-dire qu'elle le reconnaisse comme garant de la Loi (Voir P. 157, leçon du 19/03/74 des Non dupes errent séminaire 73-74, éditions ALI, hors commerce). Bien entendu, nous savons que cette référence au père décline depuis belle lurette, depuis l'avènement de la modernité selon Lacan et de l'irruption de la science moderne. Un bon nombre de guerres se sont donc déroulées, de plus en plus meurtrières jusqu'au point où l'humanité a la capacité de se détruire entièrement. Curieusement, notre bonne Europe vit sous l'étendard de la paix et ceci depuis trois générations grâce aux lois du marché commun ! Pouvons-nous dire cependant que la violence a diminué dans nos belles nations ? N'est-elle pas là sous-jacente, insidieuse dans cette guerre économique sans référent (l'étalon-or n'est plus de mise depuis les années 71) que se livrent les uns et les autres, laissant pour compte un bon nombre d'entre nous qui se retrouvent ainsi dans la misère tant matérielle que psychique et morale, les dépressions et les suicides ne faisant qu'augmenter ? Les lois sociales actuelles tendent pour plus d'équité vers une plus grande parité et ceci dans tous les domaines tant et si bien que nos idéaux républicains se rabattent sur un registre imaginaire moïque qui, non tempéré par le Symbolique et le Réel, peuvent générer un peu plus de violence. Cette parité désavoue à notre sens les lois de la parole et du langage qui instaure au contraire une disparité avec des places différentes pour l'homme et pour la femme et pour les générations. N'est-ce pas cette différence que l'on est en train de gommer dans un « politiquement correct », les lois du marché, sans butée, contribuant à nous rendre tous semblables, de bons consommateurs, interchangeables à souhait, plus assujettis à la jouissance que sujet du désir pouvant engendrer des réactions de violence lorsqu'elle est empêchée, passages à l'acte en augmentation selon les statistiques policières. Nous savons a contrario que la mise en œuvre des traitements substitutifs pour les toxicomanes a fait chuter de façon sensible tous les actes délictueux liés au syndrome du manque. Faudrait-il instituer alors une certaine « culture du khat » pour calmer l'agressivité de nos contemporains, une sorte « d'opium du peuple » ? Le Yémen, très au fait de cette consommation culturelle de khat, par exemple, n'est pas moins que les autres sujet à ces accès de violence comme le démontre les troubles actuels ou anciens. Le communisme, religion du XXe siècle, a tenté par la collectivisation des biens de réduire cette violence, en vain, avec le tour de force pour toute une grande nation d'instituer par « la guerre froide » une paranoïa commune, appliquant à la lettre l'analyse géniale de Freud sur la Psychologie des foules et l'analyse du moi.
Comme le dit Lacan, « il n'y a pas d'espoir commun, c'est quelque chose propre à chacun et cet espoir est le plus souvent déçu ! » Nul doute que je suis très violent dans cette affirmation et avec Pierre Desproges d'ajouter « si les hommes font moins de conneries en février, c'est parce qu'ils n'ont que 28 jours. » Ce qui ne nous empêche pas de tenter avec nos patients, « victimes émouvantes de ces temps postmodernes » comme dirait Lacan, ces « êtres de néant affranchis » (voir P. 124, Écrits, Seuil) un travail de symbolisation afin qu'il puisse se situer autrement par rapport à leur propre violence.