... parler des difficultés hommes-femmes ou femmes-hommes, n'est certainement pas une question inutile aujourd'hui. La question est moderne, car cela ne s'est jamais posé en ces termes-là dans notre histoire même depuis la Révolution, même depuis Olympe de Gouge, etc. C'est une question qui s'est ouverte avec un certain progrès social, on va dire général, des relations hommes-femmes dans notre ère culturelle et qui a commencé, comme vous le savez, au XVIIIe siècle. Aujourd'hui, nous nous heurtons encore à une forme d'obscurantisme, puisque nous sommes tous des enfants de la Révolution de 89, et dès lors nous vivons désormais en France au moins, sous le principe de liberté, égalité, fraternité. Ce principe-là ne nous rend pas forcément spécialement intelligent et ne nous aide pas beaucoup pour la relation hommes-femmes. Vous voyez que cette question que soulèvent nos amis de Lyon est tout à fait importante puisqu'elle découle, comme souvent dans notre pratique, de notre ignorance. En général quand on lance une question c'est qu'on aimerait s'éclairer soi-même sur la chose, ce qui est tout à fait bienvenu.

Vous avez sans doute entendu récemment qu'a eu lieu un vote qui s'est fait au Parlement européen sur la parité entre hommes et femmes et que ce vote n'a pas abouti, bien que cela eût été soumis déjà plusieurs fois au Parlement européen. Ce non-vote a provoqué dans les médias et parmi certains hommes politiques des vociférations, des hurlements. Je cite cet exemple pour légitimer en quelque sorte notre sujet, notre propos, parce que cette démarche de la parité homme-femme est une démarche évidemment promue dans l'axe du progrès humain lequel fait aussi preuve de l'obscurantisme dont est capable notre modernité. Il en est de même à propos de cette fameuse théorie du genre que notre ministre éclairé de l'enseignement a prétendu introduire dans les écoles primaires. C'est tout à fait révélateur de notre situation, j'en ai déjà parlé ailleurs, puisque dans les médias il y a eu un débat sur la théorie du genre, son application éventuelle ou son enseignement éventuel et ce qui est remarquable dans ce débat c'est qu'à aucun moment il n'a été question de préciser exactement en quoi tient cette théorie du genre. Elle est fausse parce qu'elle a été construite selon des critères qui ne sont pas ceux qui concernent les hommes et les femmes. Ce sont des critères sociologiques ou des critères anthropologiques ou tout ce que vous voulez mais certainement pas ceux de l'analyse, bien que comme certains d'entre vous ont pu le lire chez Judith Butler, elle-même a recours à des remarques de Lacan mais transcrites ou traduites de façon tout à fait abusives et non conformes à notre esprit de la situation.

Donc, parler des difficultés hommes-femmes ou femmes-hommes, n'est certainement pas une question inutile aujourd'hui. La question est moderne, car cela ne s'est jamais posé en ces termes-là dans notre histoire même depuis la Révolution, même depuis Olympe de Gouge, etc. C'est une question qui s'est ouverte avec un certain progrès social, on va dire général, des relations hommes-femmes dans notre ère culturelle et qui a commencé, comme vous le savez, au XVIIIe siècle. Aujourd'hui, nous nous heurtons encore à une forme d'obscurantisme, puisque nous sommes tous des enfants de la Révolution de 89, et dès lors nous vivons désormais en France au moins, sous le principe de liberté, égalité, fraternité. Ce principe-là ne nous rend pas forcément spécialement intelligent et ne nous aide pas beaucoup pour la relation hommes-femmes. Vous voyez que cette question que soulèvent nos amis de Lyon est tout à fait importante puisqu'elle découle, comme souvent dans notre pratique, de notre ignorance. En général quand on lance une question c'est qu'on aimerait s'éclairer soi-même sur la chose, ce qui est tout à fait bienvenu.

Pour mettre tout de suite un axe dans mon propos, je dirais que je vais essayer de décrire les raisons pour lesquelles cette difficulté hommes-femmes est là présente parmi nous et dans notre culture actuelle et en légitimant cette chose, cette difficulté, en la décrivant d'une certaine manière comment se constitue un homme et comment se constitue une femme, et les difficultés que chacun rencontre pour accéder à un statut relativement stabilisé, pour qu'il puisse envisager la relation avec l'autre d'une manière quelque peu sereine. Au fond nous savons que ça ne va pas, que ça ne colle pas, et il s'agit aussi de vivre avec ce handicap que ça ne colle pas, de parvenir à vivre de façon à peu près posée et sereine.

Le problème est complexe et comme le faisait remarquait Freud dans l'une de ses conférences précisément sur la féminité, si mon souvenir est exact, il dit d'emblée devant son auditoire : ne vous attendez pas à ce que je vous éclaire beaucoup sur la question, d'autant plus que nous ne savons pas exactement ce qu'est un homme ou une femme. Nous ne savons pas comment elle se caractérise. Évidemment, il y a la différence anatomique dont vous savez sans doute que Freud a pu dire que « l'anatomie c'est le destin ». Or, depuis qu'il a prononcé cette parole, nous avons été amenés nous-même à vérifier qu'elle n'était pas tout à fait juste. Le destin, ce n'est pas l'anatomie, c'est ce que, d'une certaine manière, Judith Butler a essayé de montrer d'une manière erronée. Le problème est qu'un homme on sait à peu près ce que c'est, je dis à peu près, mais quand on prononce le mot femme dont Lacan a pu dire que « La femme n'existe pas » ; de la même manière vous dites « féminin », sans savoir a priori de quoi vous parlez. Car ce terme lui-même fait ambiguïté, fait problème, puisque le féminin est précisément plutôt du registre de l'indéterminé, pour utiliser une forme ancienne, un concept vide sans poignée pour l'appréhender, voilà une définition qui convient mieux. Cela ne veut pas dire que c'est un concept d'inanité, ce n'est pas ça, c'est un concept sans contenu définissable, c'est-à-dire nous ne savons pas quel est son contenu. Bien sûr intuitivement ça désigne quelque chose mais que nous ne savons pas exactement. Devant ce problème qui nous embarrasse, puisque nous n'avons même pas de mots, de mots carrés bien définis pour énoncer nos questions, nous sommes en difficulté déjà pour l'évoquer. On ne sait pas si le féminin est une caractéristique dans l'être, par exemple, et pourquoi pas ? Cela se peut. On ne sait pas non plus si c'est une caractéristique sexuée, une spécificité de la sexuation ce n'est pas sûr du tout, la clinique moderne nous bouscule suffisamment à ce propos. Et cela aussi est intéressant et important. Cette clinique nous interroge intensément pour nous ravir un certain nombre de référents ou de critères que nous pensions stables.

Nous voyons bien avec ces cliniques modernes qu'un certain nombre d'idées et de certitudes se dérobent. J'étais venu il y a quelque temps prononcer ici à Lyon, une conférence intitulée Un cénotaphe pour Œdipe ?, il est bien certain que tant qu'on était dans une référence à l'Œdipe, je dirais dans une conception relativement stable, on pouvait assez facilement se représenter un certain nombre de choses. À partir du moment où, comme il se conçoit, on peut remettre en cause le mythe œdipien, parce qu'il n'est pas permanent et que nous recevons des gens, des patients, des patientes, qui n'ont pas connaissance de cette situation œdipienne, ils ne l'ont pas éprouvée, et où le mythe ne peut pas nous servir véritablement de guide dans notre appréhension clinique, là aussi nous avons avec la modernité quelque chose qui s'évanouit entre nos doigts. Pourquoi le mythe œdipien n'est-il plus un référent sûr et crédible ? Parce qu'il y a une profonde mutation dans la structure de la famille et quand on est devant quelqu'un qui a vécu dans une famille complètement pulvérisée, il est évident que le mythe freudien n'est plus applicable comme principe. Vous savez que le mythe œdipien, je le dis comme ça au passage, est aussi construit sur le fait que c'est le désir d'un homme pour une femme. Or, je ne vais pas dire que ça tend à disparaître, non, cependant cette situation est quand même considérablement remise en cause dans certains cas, et je ne fais pas seulement allusion à cette fameuse réforme du mariage pour tous, c'est que les familles en général se sont complètement déstructurées, ont perdu leur mission initiale et du même coup, eh bien, comme le disait Lacan dans l'un de ses séminaires, le mythe œdipien ne pourra pas tenir le haut de l'affiche encore longtemps.

Alors qu'est-ce qui est important dans tout cela, puisque la difficulté - je ne l'ai pas nommée dans le titre - la difficulté que l'on rencontre entre hommes et femmes est justement ce heurt du non-rapport sexuel dont il va falloir donner une définition. Cette définition, nous ne pouvons la donner qu'en reprenant la manière dont homme et femme se construisent dans le champ du sexuel, cette construction dans le champ du sexuel que précisément la famille traditionnelle assurait d'une certaine façon. Dans Les complexes familiaux, cet article rédigé par Lacan dans l'Encyclopédie de la famille avant la deuxième guerre mondiale, il fait allusion au fait que Freud a toujours fonctionné sur le système de la famille agnatique slave. Or déjà sa clientèle viennoise n'était plus inscrite dans ce dispositif et il est vrai que ce changement nous oblige à reconsidérer un certain nombre de choses.

C'est quoi le désir d'un homme ? C'est assez simple, il a un objet-cause qui détermine son identité, qui lui donne son assise, c'est ce qu'on appelle dans notre jargon, le trait unaire, ce que Lacan a écrit $ ◊ a, ce qui veut dire un sujet dans une relation variable à un objet-cause. Cet objet-cause, je pense que l'idée en est relativement connue et répandue même dans notre culture, à savoir que c'est un objet qui s'est construit dans la relation primitive à la mère. Objet oral, objet anal, objet scopique, objet voix, il y en a grosso modo quatre qui constituent pour chacun d'entre les hommes, je précise bien, une forme de fantasme organisateur de son désir et qui va le contraindre à opérer une série d'élections, de choix, d'élections de compagnons, de compagnes selon une forme tout à fait précise et répétitive. Nous avons là chez l'homme une certaine régularité qui est tout à fait remarquable dans notre clinique. Ce désir dans sa forme primordiale a été construit avec la mère primitive, la mère primordiale et c'est cela qui va différencier l'être humain, le parlêtre, comme on l'appelle, l'être de parole, selon une construction qui est une construction de la parole dans sa relation à la mère, de la mère à son enfant et qui va se figer pour le restant de son existence. À partir de là l'homme va procéder à l'élection de l'être cher et se maintenir là dans une certaine familiarité avec l'autre, forcément.

Ce qui est exigé dans cette opération du désir consiste à rencontrer quelqu'un qui colle avec la formule du fantasme, sinon il ne peut pas intéresser et par conséquent il y a là, je dirais, une stabilité. Il se trouve que cet objet-cause est la métonymie de la fonction phallique, fonction phallique ou phallus, dont Freud va définir dans son œuvre la fonction comme étant une primauté. L'autre représente quelque chose de parent, parce que la métonymie, ça ne parle peut-être pas à tout le monde, quelque chose de parent avec le fantasme, avec l'objet du fantasme, où dans cet espace-là quelque chose peut se déclencher et créer un lien d'attachement, un lien de soumission, de répulsion, tout ce que vous voulez dans cette dimension. Cet objet, je vous en donne quelques caractéristiques, cet objet-cause, nous le savons depuis l'enseignement de Lacan, est construit d'abord dans le registre imaginaire, c'est-à-dire c'est d'abord une image qui va déterminer les élections, mais ce n'est pas l'image au sens esthétique, c'est l'image en tant qu'elle évoque quelque chose qui a été aperçu dans un premier temps au miroir, une image qui est semblable à moi-même et en même temps qui devrait être autre. Vous vous rendez compte du paradoxe : à la fois semblable et autre ! C'est, je dirais, la première faille dans le dispositif, dans ce paradoxe que va apparaître le litige. Quoi, je t'ai choisie pour vivre avec moi, parce que je t'ai aperçue comme autre et puis tu es même, alors que vais-je faire maintenant ? Ou l'inverse, je t'ai choisi parce que tu étais le même et tu te révèles autre, premier litige. Point caractéristique du champ de l'imaginaire.

La deuxième dimension est celle du Symbolique de cet objet. Ce Symbolique, nous le définissons d'une manière très simple, c'est ce qui manque. Nouveau paradoxe, on ne choisit pas quelqu'un parce qu'il apporte une valeur positive mais parce qu'il manque et donc là aussi on perçoit la faille dans le système, où un jour, il va lui être reproché de manquer ce pourquoi il a été choisi. Ce manque va finir par agacer, par irriter et en même temps attacher de façon intense, parce que les passions, les fixations passionnelles sont tout à fait nouées dans le champ du Symbolique, pas seulement dans le champ de l'Imaginaire ou de l'illusion, comme on l'a décrit en long et en large dans la littérature.

Enfin, cet objet-cause a aussi une dimension réelle, une dimension d'impossible qui va marquer de son sceau la relation avec l'autre sexe, puisque pour l'instant on va débattre avec l'autre sexe. On verra plus tard dans quelques années, s'il faut débattre de la même chose avec le même sexe, un sexe tiers, ou un sexe trans, ou un sexe queer, etc. On ne sait pas, je ne vais pas m'aventurer dans les descriptions, mais il faut l'envisager, puisque notre progrès ne va pas s'arrêter là. Il ne faut pas imaginer de point d'arrêt car la théorie du genre de Butler, remonte à une vingtaine d'années je crois, et elle commence à prendre corps dans nos sociétés évoluées et libérales où nous ne savons où nous allons de ce côté-là.

Ce que sait la psychanalyse est que les choses se construisent d'une certaine manière. Pourquoi ? Parce que ce sont des constructions dictées par la fonction du parlêtre. Nous ne sommes pas des animaux, nous ne pouvons pas nous livrer, c'est là notre malheur finalement, c'est là notre embarras, nous ne pouvons pas nous livrer à la sexualité n'importe comment, nous avons un cadre par lequel nous devons passer et que ce cadre détient certaines caractéristiques cliniques et on ne peut pas faire autrement. Le monde animal nous montre la génitalité qui se passe fort bien et dont certains humains contemporains sont tout à fait capables, ce que la morale de notre culture a toujours considéré comme étant une forme de bestialité. Eh bien ! Cette forme-là bien sûr est tout à fait possible mais en règle générale le parlêtre est contraint par un certain nombre de conditions : ainsi $ ◊ a, signifiant un sujet dans une relation variable à son objet-cause, définition du fantasme, cette variabilité est fort réduite, elle est toujours dans le même système avec le même objet-cause. Là je vous ai décrit sommairement la condition du désir de l'homme, tout cela étant à la fois articulé dans l'Imaginaire, dans l'image, dans le langage et dans son Réel.

Ceci se déroule chez l'enfant pas tout à fait comme on l'a décrit au début de la psychanalyse par des phases ou des stades, etc., mais au contraire dans une évolution qui comporte un certain nombre de heurts et dont le heurt principal est là aussi la nécessité de passer par les défilés de la castration. Cela veut dire que je ne peux jouir de cet objet-cause qu'à la condition d'avoir accepté de l'avoir perdu préalablement, sinon je ne serai jamais en mesure de l'assumer comme un homme. Eh bien, ce n'est pas une condition physiologique, ni anatomique, c'est une condition dictée par la situation du parlêtre, de cet être de parole. Parce que cet être de parole s'inscrit, doit s'inscrire dans une dynamique de manque, s'il n'y a pas de manque, s'il n'y a pas d'accroc, il ne se passera rien. C'est d'ailleurs, j'ouvre là une petite parenthèse, c'est d'ailleurs l'un des traits de la modernité, où au lieu d'être dans une dynamique de désir avec les heurts que cela comporte, le sujet va s'installer dans une dynamique de jouissance : toutes les jouissances imaginables, sexuelles et aussi les jouissances toxicomaniaques, les addictions de toutes les formes que l'on décrit maintenant dans notre clinique et dont on va parler sans doute un jour à Lyon, je crois cet automne.

Ce champ de la jouissance est un champ sans condition. Vous pouvez aujourd'hui jouir d'une façon immédiate totale d'un certain nombre d'objets ou de situations et là-dedans nous sommes dans un système sans heurt, sans coupure, sans béance, le toxique vous l'avez, vous pouvez l'avoir, immédiatement, instantanément, ce n'est pas la même chose, pardon ! ce n'était pas la même chose, je parle à l'imparfait, pour rencontrer un garçon, une fille dans la vie. Vous sentez que ce système des jouissances, c'est un système en expansion infinie dans notre culture et notre société où tout doit être à disposition, tout de suite, ici et maintenant. C'est très drôle, parce que ça s'applique aussi à la théorie analytique, il y a des gens qui veulent jouir de la théorie analytique, maintenant, ici, tout de suite. Le problème avec le désir, c'est qu'il a un prix, il faut payer un certain prix pour y aboutir, pour l'atteindre. Parenthèse que je referme. Je reviens à mon petit bonhomme, à construire sa sexualité à partir de ce fantasme qui s'est constitué dans sa relation primordiale à la mère, objet-cause, qui est la métonymie du primat phallique. Autrefois tout le monde courait après le phallus sauf quelques individus qu'on appelait les fous. Le principe, le primat du phallus était un référent universel. Voilà, je lui ai consacré vingt minutes, ça suffit, j'espère que les choses sont relativement cadrées et on pourra en reparler tout à l'heure.

J'en viens maintenant à la question du féminin dont je dis, j'affirme que nous ne pouvons pas le nommer, que ce n'est pas congruent, je veux dire, on peut nommer le garçon, le masculin, je viens de vous en décrire brièvement le cadre et l'historique, le féminin est beaucoup plus complexe et je dirai indéfinissable. C'est ce à quoi la théorie analytique s'est confrontée relativement tard, enfin c'est mon avis, car si nous considérons que la psychanalyse a été inventée en 1895, la question du féminin n'est rentrée dans le débat qu'en 1925, soit une trentaine d'années après l'invention de la psychanalyse. Et je vais vous dire tout de suite que pour Lacan, c'est pareil, le séminaire où il a véritablement abordé la question est quand même la vingtième année de son enseignement. Il y avait à la fois chez Freud comme chez Lacan, la prémonition qu'on allait vers des difficultés. Ces difficultés n'ont pas pu être formulées immédiatement, le débat sur la féminité s'est déroulé dans un parfait malentendu entre Freud et ses élèves, ses élèves femmes, et il y a eu de nombreuses publications à cette époque-là entre 1925 et 1932 qui sont les dates des deux textes de Freud. Dans ce cadre-là, pendant ces sept années, il y a eu prolifération de littérature, qui malheureusement je crois n'est pas entièrement accessible en langue française. Mais ça ne fait rien, il y avait des malentendus immédiatement et cela faisait difficulté.

Nous sommes dans une autre situation aujourd'hui, dans la mesure où comme je l'évoquais, c'est parmi les femmes que nous rencontrons dans la clinique le plus de questions autour de ce que Freud avait situé comme étant le primat phallique parce qu'il y a des femmes qui ne sont pas inscrites, qui n'ont pas affaire à ce primat phallique, dont la vie s'organise selon d'autres critères : on va dire non pas de devenir chef d'entreprise, non pas de devenir chef de bureau, etc. Vous entendez tout de suite là qu'il y a une autre dimension qui se dessine quand elle nous dit : moi, pouvoir être chef quelque part, ne m'intéresse pas. Vous ne savez toujours pas qui c'est, vous ne savez pas comment elle fonctionne. Qu'est-ce qui l'intéresse alors ? Si vous ne voulez pas être chef comme tous les autres, comme ça se manifeste le plus fréquemment dans une moitié d'humanité, celle des hommes, c'est organisé par quoi ? Voyez le problème que l'on a ? Et puis on entend des choses fort différentes de la part des femmes et on s'aperçoit que le critère unique qui nous servait à définir l'homme n'est pas appréhendable, n'est pas universalisable. Avec l'évolution de notre société, on s'aperçoit qu'il y a des hommes qui sont aussi là-dedans, ils ne vont plus être organisés par ce primat phallique. C'est cela qui m'avait conduit à vous parler du Cénotaphe de l'Œdipe.

Freud a été très embarrassé quand il a abordé la question de la féminité. Je parle en termes courants. En fait d'abord il a essayé de voir si la fille allait prendre les mêmes pas, les mêmes traces que le garçon, vous connaissez l'histoire du petit garçon, il veut tuer le père pour s'approprier la mère pour lui, figure que vous retrouvez à peu près dans la moitié des films et des romans que vous pouvez voir ou lire, c'est toujours la même histoire. Je tue pour l'avoir, elle. C'était ce qu'il avait trouvé déjà dans la Traumdeutung, quand il l'a rédigée en 1895, c'était à partir de là qu'il partait quand il s'est intéressé aux femmes. Et puis, il ne savait pas comment organiser son propos, il a introduit une diversité, un tour en quelque sorte spécifique à la fille : la fille abandonne son amour pour la mère, reporte son amour sur papa, au moins lui, il avait l'instrument alors que la mère elle ne l'avait pas, dans la majorité des cas, pas toujours et il a dû imaginer un retour de la fille vers la mère. Or cet aller-retour de la fillette vers papa, vers maman : vers papa on comprend, enfin on croit comprendre, mais le retour c'est quand même plus problématique, pourquoi elle reviendrait vers la mère puisqu'elle est en train de filer le plus parfait amour avec son père et avec toutes les promesses que ça peut susciter... C'en est resté là en 1925-1932. Et c'est avec cela que nous avons toujours fonctionné dans l'analyse et que Lacan est venu bousculer.

Mais à la sortie du débat sur la féminité, on ne savait toujours pas ce que c'était la féminité puisqu'on voyait bien que dans la population féminine, dans notre clinique, il y avait celles qui avaient renoncé à l'instrument, celles qui ont cessé de le chercher, de l'implorer à droite, à gauche, de vivre dans le regret de ne pas l'avoir, c'est-à-dire toute la pathologie que nous avons encore aujourd'hui. Et à propos de celles qui avaient renoncé, se posait la question alors du pourquoi elles avaient renoncé. Il faut accepter de s'interroger un tout petit peu sur ces choses-là. Eh bien, cette question du féminin dont on sait par ailleurs, par toute la spéculation du XVIIIe, et même du XIXe siècle, que ce concept du féminin, ne trouve pas de définition claire, ni chez les philosophes, ni chez les ethnologues, ni chez tous les observateurs, on ne sait pas comment définir ces êtres. Ça mérite quand même d'être souligné. La logique freudienne, celle de ses textes sur la féminité, préconise que l'orientation de la fille doit être conforme pour qu'elle puisse rencontrer un homme ; c'est quand même quelque chose qui n'est pas rien. Dans le mythe œdipien, il est toujours prévu, pensé, qu'elle doit se débrouiller pour pouvoir accepter un homme dans sa vie et nous savons dans notre clinique que ce n'est pas toujours une idée facilement acceptée de sa part à elle.

Et puis surgit un autre problème, puisque le garçon comme je l'évoquais tout à l'heure, doit passer par les défilés de la castration, eh bien elle alors ? Vous n'allez pas prétendre qu'il faut couper quelque chose qu'elle n'a pas. Comment fait-on si elle n'a aucun rapport à la castration ? Pourtant, il existe des femmes phalliques ! Comment s'organise tout cela ? Vous voyez bien que si nous prenons comme critère la castration, nous ne comprenons plus rien du côté femme, nous ne pouvons rien dire de ce côté. Si nous prenons le mythe œdipien, nous voyons bien comment Freud a dû le tordre pour que ça corresponde à quelque chose. Vous pouvez prendre les choses sous toutes les faces, vous ne saurez toujours pas ce qu'est une femme.

Alors qu'est-ce que cette histoire ? C'est assez simple. La petite fille effectivement va vers le papa, et là où elle décide de prendre le flambeau du père et de le faire brûler le restant de son existence, là nous en connaissons un certain nombre, ou bien elle laisse le flambeau, elle ne s'en occupe pas. Elle va vers le papa et elle le quitte peut-être déçue parce qu'il ne lui a fourni ni le flambeau, ni l'instrument, ni rien, sinon une promesse, celle de l'enfant. Mais cette promesse est en l'air et elle sait très bien que si elle retourne vers la mère, la promesse c'est zéro, elle n'obtiendra rien, la mère ne peut pas lui fournir un enfant. Si vous examinez le cas de la jeune homosexuelle de Freud, vous voyez que c'est exactement ce qui s'est passé. La fille vivait sur une promesse, elle a essayé de la réaliser, elle ne l'a pas eu, c'est la mère qui a eu l'enfant, c'était son second enfant, vous vous souvenez de cette histoire, oui ? Donc ici c'est la mère qui a obtenu le fruit de la promesse mais pas elle, la fille, et c'est à ce moment-là qu'elle s'est tournée vers une relation homosexuelle momentanée. Cette jeune fille n'est pas une homosexuelle... passons.

Enfin là on voit bien que le litige s'est fait avec le père, en raison de la promesse non tenue. Au contraire le père, non seulement n'a pas seulement tenu sa promesse mais il l'a réalisée avec sa femme, avec la mère de la jeune fille. Que nous montre tout cela ? Effectivement, nous savons par notre clinique que si la jeune femme va avoir ultérieurement un enfant, cet enfant est un enfant du père. Dans certains cas, quand la chose ne s'est pas bien inscrite, ça donne une psychose puerpérale : la mère ne parvient pas à reconnaître son enfant, la folie semble résulter de ce que l'enfant est étranger et donc pas du père. Nous avons toute une série d'éléments, je ne les ai pas tous en mémoire, enfin des éléments suffisamment affirmés dans notre clinique pour nous montrer que la fille, elle existe, elle vit, elle progresse, elle noue des relations avec cette promesse.

Autrement dit, il faut souligner qu'elle n'a pas de statut en dehors de cela. Le garçon, on sait que c'est un homme, mais elle, rien. Personne ne peut dire ce qu'est une fille, sinon, cette relation à la promesse et vous voyez bien, vous entendez bien, que ce que nous rencontrons là est un être humain non qualifiable mais cependant avec un statut symbolique, c'est-à-dire où ça manque. Ce n'est pas un être à « la manque » mais un être chez lequel s'est constitué un manque. Freud va dire dans ses écrits, qu'il n'y a qu'une seule libido, c'est la libido masculine. Par conséquent elle n'a même pas de libido, vous vous rendez compte. C'est vraiment un être qui a un statut symbolique indéterminé pour l'instant. La féminité est un concept vide sans possibilité de le cerner, et c'est cela qu'elle est obligée d'assumer. Alors là comment va-t-elle faire ? Elle va devoir procéder par un certain nombre de subterfuges mais des subterfuges concrets, socialement et culturellement prévus. Elle va être mère : voilà, le père a tenu sa promesse, elle va être quelque chose. Elle peut très bien s'enflammer pour le flambeau paternel et guider sa vie à partir de là. Ou alors autre solution celle d'accepter son statut d'être manquant, de s'inscrire, de se spécifier, de se caractériser à partir de ce statut du manque que nous analystes nous formulons du signifiant du manque dans l'Autre, être Autre que le garçon, Autre que tous les êtres humains, toujours Autre avec cette barre du manque.

Si vous voulez, sur le plan de cette structure, elle a le choix, ou bien du primat phallique, en opérant dans la semblance du garçon mais beaucoup mieux puisque le garçon vit toujours sous la menace de la castration, alors qu'elle est tranquille ! Elle peut y aller à fond, elle ne prend aucun risque, vous reconnaissez aisément ce genre de personnage. J'en ai reçu une comme ça, une chère dame absolument formidable, j'en suis encore ébloui, je dois l'avouer. L'autre jour, elle me posait une question, il n'était pas question pour moi de fournir la moindre réponse, elle me dit : « Hou là, là, je vois, je sais que vous avez été en analyse chez Lacan et je sais aussi que quand quelqu'un ne veut pas répondre, ça veut dire qu'il a des secrets et s'il a des secrets, eh bien, il n'a pas fini son analyse ! » Voilà quelqu'un qui a un culot absolument formidable, je ne sais pas si on va pouvoir faire une analyse ensemble, dans tous les cas, c'est clair, elle a un aplomb sans risque et moi qui suis censé là être hésitant, à ne pas savoir répondre : « Non pas du tout c'est que vous n'avez pas fini votre analyse, mon vieux, allez ! »

À propos de ce choix qui se pose pour une femme, ou bien le primat phallique ou bien, on va dire, la béance, le signifiant du manque, Lacan parle de dédoublement, il ne dit pas que c'est une division. Eh bien elle peut parfaitement fonctionner des deux côtés aussi : fonctionner là où il faut un peu de poigne, pourquoi pas, ou alors fonctionner selon ce signifiant du manque dans l'Autre qui est justement la racine de la fonction symbolique. Il y a un article fort connu dans notre milieu, c'est l'article de Joan Rivière intitulé La féminité comme mascarade, vous allez dire : eh bien voilà on voit tout de suite ce que c'est... Non, ce n'est pas aussi simple ! Parce que cette féminité comme mascarade est une féminité qui essaie d'entrer dans le commerce relationnel avec les autres selon des moyens qui sont ceux de la mascarade, c'est-à-dire d'en promettre plus qu'on ne peut en donner. Et pourquoi est-elle est obligée, parce que si elle n'est pas sous le principe phallique, cela semblerait être du toc, pour ne pas paraître dans le toc et pouvoir quand même argumenter dans une réunion de travail ? Elle a des idées et elle veut les exposer, ce qui est légitime, il faut qu'elle passe par une modalité reconnue, sinon elle est renvoyée dans les marges, elle n'aura jamais accès à quoi que ce soit de l'échange culturel, de l'échange professionnel, de tous ces échanges. Il faut donc qu'elle emprunte des voies un peu artificielles, un peu particulières, de façon à ce qu'elle puisse entrer dans le commerce, ce qu'on appelle le commerce phallique sans avoir le phallus, c'est ça la mascarade, sans chercher à l'avoir en même temps.

Quand nous rassemblons toute cette clinique féminine, nous entendons bien que ce qui caractérise cette fonction symbolique dans laquelle elle est inscrite, ce n'est pas qu'elle l'exerce, elle y est inscrite de fait. Être agie par le manque dans l'Autre qui s'impose à elle, n'implique aucune initiative de ce côté-là. Ça s'impose à elle, ce n'est pas comparable aux garçons, elle n'est pas identique aux garçons, elle n'est pas l'inverse du garçon, elle n'est pas non plus un concept qui va contre le garçon, elle est ailleurs, elle est autre, foncièrement autre. En revanche si elle est foncièrement autre, elle va aussi être incomprise carrément, les hommes vont lui dire : qu'est-ce qu'elle raconte encore cette sotte, elle ne peut pas se taire ! Vous voyez que la référence de cette personne n'est pas énonçable en tant que comparaison ou opposition à l'homme, puisqu'elle est ailleurs, puisqu'elle est selon d'autres critères. Effectivement elle pense les choses différemment, elle n'est pas ceci, elle n'est pas cela. Nous, on aimerait bien des ministres femmes qui pensent un peu autrement que ce que l'on voit là. Il en a toujours été ainsi. Pourquoi ? Parce que quand elles arrivent là-haut, nommées à un ministère, ça les rend folles. Regardez le passage rapide d'Édith Cresson, elle est devenue folle, elle disait n'importe quoi, n'importe où, elle était enfin autorisée et incastrable. Ce n'est pas la seule, on a d'autres exemples, mais celui-là, c'était le plus drôle : « Les Japonais travaillent comme des fourmis, les Anglais sont tous des pédés, etc. », enfin ça tombait en permanence, c'était comme ma patiente : « Hou là vous avez un secret... c'est que votre analyse... ».

De cette féminité ou ce que nous appelons le féminin, nous pouvons écrire quelques lettres comme le A, etc., mais ça ne tient pas vraiment dans le commerce social. Elle ne peut pas se référer à un ordre identique à l'ordre phallique, elle est assez volontiers désignée comme une folle, fût-ce la folle du logis. En quoi ça fait difficulté justement, car l'homme aime bien que les choses soient organisées d'une certaine manière : la conférence à telle heure, le spectacle à telle heure, le petit-déjeuner à telle heure, etc., alors qu'elle peut dire non, ce genre de vie ne me plaît pas.

J'ai appris qu'un certain nombre de femmes ingénieur hautement qualifiées dans de grandes entreprises fichent le camp à 30 - 35 ans pour faire quoi ? Pour faire trois enfants, les dorloter, les conduire à l'école, etc. Elles rompent avec la carrière qui se dessinait pour elles. Il faut quand même réfléchir à tout ça, à tous ces événements que nous voyons, que nous entendons, et là encore, elle n'est pas définissable, on ne peut pas dire que ce mouvement-là, de renoncer à ses titres, à ses prérogatives dans l'entreprise, de rentrer à la maison, de faire des poupons, de les dorloter, etc., on ne va pas quand même pas dire que c'est ça le féminin. Si nous cherchons quelque part un trait comme je l'énonçais au départ, le trait unaire, le trait qui fait Un, cet objet-cause qui fait trait Un, qui permet de vivre avec une assise, et de l'autre côté quelqu'un qui n'a pas la possibilité de s'inscrire comme trait Un et doit vivre avec ça et de l'autre vivre avec l'homme obligé de vivre avec quelqu'un qui n'a pas le trait Un, c'est-à-dire qui fait n'importe quoi. Je vous raconte ça un peu sur un mode comique, mais à partir du moment où vous entrez dans un lit, que vous mettez ça dans un lit, eh bien, ce n'est pas simple, puisque l'homme, le garçon, pour lui c'est simple, il a sa jouissance et pour le reste, on va voir comment on peut s'arranger et elle, bien non, ce n'est pas ça qui la centre, elle, et son existence. Vous entendez où gît la difficulté.

Voilà une heure que je vous parle et je ne vous ai pas prononcé, je crois deux fois le terme de non-rapport sexuel. Eh bien tout ce que je vous décris là, vous montre parfaitement que le non-rapport est tissé est tricoté de cette façon-là, il y en a un qui a la définition et l'assise et quelqu'un d'autre qui n'a pas la définition et pas l'assise. Alors cela fait problème évidemment dans notre modernité, où règne l'égalité ! Ou vous transformez tous les gens selon le principe phallique et alors là, ça marche, il suffit de la schlague, du knout, ça marche, ça tourne. Regardez Poutine, il a attrapé la Crimée en un clin d'œil et les Européens se demandent comment il a fait, pourquoi il a fait ça, Il s'en fiche, lui, il l'a et vous, vous ne l'avez plus. Poutine nous a féminisés avec le coup de la Crimée, il nous a féminisés, il a féminisé toute l'Europe. On s'est fait prendre un objet, ni vu ni connu, on n'a pas eu le temps de dire ouf, et ils étaient là avec leurs fusils et ont tout raflé. Eh bien c'est ça aussi, et il faut voir que ça peut fonctionner comme ça aussi dans un couple, de façon moins caricaturale, j'espère, la difficulté c'est ça. C'est que je fonctionne avec ma logique d'homme et je ne comprends pas ce qui anime l'autre- là, avec ces commentaires qu'elle fait : tu crois..., combien..., tu penses..., ah bon ? Je suis ravi qu'en vous décrivant les difficultés des hommes et de femmes, ça vous fasse tant rire, parce que quand même, il y a des crimes, il n'y a pas seulement des crimées, il y a des crimes, des crimes passionnels. J'ai rencontré un homme qui sortait de quinze ans prison pour avoir assassiné la femme qu'il aimait, alors comment on peut en arriver là ? Il est venu me voir, il me parlait de son affaire, évidemment, un million de regrets puisqu'il avait anéanti l'objet chéri. On a le droit de s'interroger soi-même quand on fait une chose pareille, il avait eu quinze ans pour y réfléchir, vraiment il restait bête devant son acte. Ceci veut dire que les grandes passions s'originent du non-rapport.

Les organisations sociales, telles que nous les connaissons dans notre culture, ont pour origine le non-rapport. C'était une chose qui était connue depuis longtemps, ce n'est pas une invention de Lacan, je vous renvoie à St Augustin. Il a écrit un petit texte de trois, quatre pages qui s'appelle De bono conjugalis, du bien de la conjugalité Pour écrire cela, comme il avait pas mal d'expérience, ce n'était pas un idiot, ce n'était pas un curé qui était resté puceau. St Augustin a vécu quelque chose, il a vécu des passions sexuelles et voilà, il avait tout à fait conscience de cette difficulté entre les hommes et les femmes, ce n'était pas un mystère. St Augustin, c'est l'An 400, cela fait seize siècles, mais vous voyez, j'espère que vous êtes convaincus que ce terme de féminin ou de féminité est à la fois un terme que l'on peut utiliser bien sûr puisque l'on n'en a pas d'autre mais il n'a pas de fondement, de légitimité, non plus conceptuelle. Le non-rapport sexuel comme Lacan le définit comme l'impossible entre homme et femme, n'a pas de nom non plus, c'est la même chose que la féminité, le concept de féminité est aussi difficile que le concept de non-rapport sexuel et encore, je vais m'arrêter là.

Je n'ai pas évoqué le principe de tout cela, Lacan dit que c'est une écriture. Que veut dire encore cela, c'est une écriture ? Parce qu'il ajoute : le rapport ne peut pas s'écrire. Vous ne pouvez pas écrire x rapport de y, il va jusque-là, c'est donc du champ de l'énoncé scientifique, ce n'est plus de la clinique, c'est du champ de l'énoncé scientifique. Pourquoi a-t-il introduit toutes ces formules, toutes ces propositions logiques ? Le fameux tableau que vous trouvez dans Encore, je ne sais plus quel est le numéro de la leçon, ce tableau : il existe un x qui dit non à la jouissance de x, etc. Tous ces tableaux-là, pourquoi il a écrit cela ? Eh bien parce que si nous ne pouvons pas énoncer les choses, si nous ne pouvons pas énoncer ce qu'est le féminin, peut-être la logique, pas la logique banale, la logique scientifique, celle-là pourrait peut-être l'écrire, mais elle ne l'écrit pas non plus et dans la suite il a utilisé la formule pour l'impossible du rapport sexuel, le « ne cesse pas de ne pas s'écrire », il a transformé un certain nombre de formulations logiques d'un mathématicien du début du siècle, Frege. Je crois que c'est ça qui est important que nous entendions dans le message que Lacan nous délivre et qui est un message qui est aussi important dans notre clinique, que nous l'entendions comme non congruent, mais qu'on ne peut pas faire autrement que d'utiliser ces formules non congruentes, voilà, je vais m'arrêter là.

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Françoise Deneux-Engelmann : Si un homme est dans un rapport figé dans ses rencontres avec une femme, par contre une femme peut rencontrer des hommes avec des fantasmes très différents dans lequel elle peut se nicher, se plier, c'est quand même aussi une possibilité assez astucieuse pour une femme, pour une position féminine, de pouvoir comme ça ne pas être figée, elle va pouvoir rencontrer des hommes très différents. Or dans ce que vous nous dites, un homme rencontrera toujours une femme qui sera le support de son fantasme. Ce n'est pas tout à fait pareil. C'est une question qui n'a peut-être pas lieu, il y a quelque chose qui m'intéresse, cette souplesse que peut avoir une femme.

Jean-Paul Hiltenbrand : Cette souplesse, elle peut en faire preuve, justement parce qu'elle n'est pas figée dans cette logique du fantasme, c'est ce qui lui permet d'emprunter le chemin que lui indique ou que semble lui indiquer, on ne peut pas non plus en parler comme ça, mais un chemin qui est indiqué dans cette relation par cet homme et elle peut s'y acclimater, s'y loger parce qu'il ne faut quand même pas oublier une chose, c'est que le fantasme a des qualités, ce n'est pas simplement un trait qui s'impose, c'est aussi un trait qui vous assure, qui vous garantit quelque part. Donc, qu'elle puisse participer est tout à son avantage d'une certaine manière et qu'elle est obligée de faire des sacrifices pour s'y acclimater. Mais c'est là le problème, c'est que plus elle rentre dans le fantasme du bonhomme, plus elle s'éloigne de la relation et que plus le non-rapport s'ouvre, je dirais, c'est pas son truc, elle n'a pas l'objet a du fantasme, elle ne l'a pas ou alors elle l'a momentanément au travers d'un enfant. Un enfant peut-être un objet pour elle, un objet qui la valorise, qui lui donne une place sociale, qui lui donne le droit de parler : mon enfant, il fait ceci, il fait cela. C'est bien, mais ça ne lui appartient pas. Alors là où vous voyez le mieux ce qui se passe entre une mère et son enfant, c'est dans la circonstance du deuil, c'est des fois tout à fait impressionnant. J'ai vu un jour arriver dans mon bureau une espèce de tenture noire type méditerranéenne et j'apprends qu'elle a perdu son enfant quinze ans avant et qu'elle ne s'en est jamais remise, qu'elle a mis l'habit noir comme les femmes du sud et je crois aussi qu'elle avait des antécédents méditerranéens, elle est restée figée là-dedans, elle avait son objet a qui était un enfant malade, alors là aussi ce n'est pas simple. Un enfant normal vous pouvez le jeter par la fenêtre, un enfant malade non ! C'est une métaphore bien sûr, mais enfin, ça appartient au fantasme hystérique, je veux dire que ce sont des greffes pathologiques, c'est la greffe pathologique de l'objet a, gravissime. Une femme ou ce qu'on appelle une femme est liée à cela, à ce fait qu'elle n'a pas cet objet. Ce qui lui permet à elle, je dirais, de privilégier le lien et non pas le matériel. C'est ce qui lui permet à elle de ne pas se laisser prendre dans le symptôme du bonhomme.

Elle peut emprunter du symptôme de l'homme pendant deux jours et puis dire : maintenant ça va, tu as eu ce que tu voulais, je reviens dans mon espace à moi. Je ne vous ai pas dit qu'évidement tout ça est narcissiquement investi, à la différence du bonhomme qui lui peut l'investir dans une relation sexuelle objectale, génitalisée. Vous voyez tout de suite que quelqu'un qui est identifié à son manque est quelqu'un qui est organisé par l'objectalité, la génitalité, ce sont deux choses totalement différentes qui font que ça devient insupportable dans certaines circonstances : le bonhomme n'y comprend rien, c'est ça le problème.

Olivier Coron : Il y a quand même un point qui me pose une difficulté à partir de votre exposé, c'est de savoir s'il peut y avoir un désir spécifiquement féminin qui ne serait pas articulé à partir de la dimension phallique. Puisque vous essayez de cerner les choses en disant que l'objet cause est du côté de la position féminine... dans ces conditions, est-ce qu'une femme en position féminine peut désirer sur ce versant-là ?

Jean-Paul Hiltenbrand : Elle le peut tout à fait, il suffit qu'elle emprunte pour son désir, ou qu'elle constitue comme cause de son désir le désir de son homme, c'est l'adéquation de la chose. Il lui suffit de s'identifier au désir de l'homme et de prendre le désir de l'homme comme objet de son désir à elle. Et ça marche quelque temps. Enfin, l'essentiel de tout cela, de tout ce bavardage que je vous ai tenu ce soir c'est que vous entendiez combien notre culture est en train de glisser à côté du problème. Une fois que vous avez saisi cela, vous vous méfiez un tout petit peu de toutes les chausse-trappes que nous pouvons rencontrer, c'est clair. L'on n'est jamais prévenu, on a beau avoir tant d'années d'expérience, on n'est jamais paré contre cela même quand on aura parfaitement cadré toute la question de la féminité, du féminin, tout ce que vous voulez, on aura toujours encore du travail sur la planche. C'est un problème de rapport et de forme de désir. Le désir d'une femme, ce n'est pas forcément le sexe, c'est l'Autre, même si l'Autre se manifeste par un désir, elle peut parfaitement l'accueillir. Tu veux faire ça debout sur les mains, pas de problème, si c'est comme ça que ça marche le mieux ! Vous comprenez ce que je vous suggère là, c'est évidemment, ça peut aller jusque dans l'excès. Lisez l'Histoire d'O, je crois que vous avez là l'excès même de cette figure, cette femme va s'employer à aller jusqu'au bout du fantasme supposé de son partenaire. Elle l'a écrit parce qu'elle voyait bien que l'homme était en train de s'éloigner et elle lui a écrit ça comme le dernier acte de soumission le plus extrême. Évidemment ça n'a pas eu lieu, c'est une imagination littéraire qu'elle lui a produite pour lui montrer son fantasme.

Stéphane Deluermoz : question inaudible sur la répétition.

Jean-Paul Hiltenbrand : Oui, c'est une très bonne question, et je vais y répondre brièvement. Si elle est inscrite dans une logique phallique, c'est-à-dire à l'identique de l'homme, évidemment elle va répéter son fantasme. Si elle n'est pas inscrite là-dedans, elle va avoir une ouverture possible et ne pas répéter. La répétition c'est la stupidité humaine par excellence. Vous avez un signifiant et c'est le seul qui vous intéresse et c'est avec ça que vous voulez organiser votre existence et si on vous en enlève un bout, vous allez chercher un bout qui soit synonyme du signifiant qui vous conduit. La signifiance phallique s'impose. Quand Freud a inventé le primat phallique, c'est après avoir écrit son texte sur la répétition, il ne pouvait pas l'écrire avant. Il fallait que tout d'abord, il fonde le primat phallique. C'est très intéressant ce que vous soulevez. C'est vrai qu'une femme n'est pas obligée de répéter forcément son malheur précédent. Elles ont de la chance quand même dans les difficultés qu'elles rencontrent dans nos sociétés, elles ont quand même de la chance, puisque s'il y a une possibilité d'ouverture, c'est bien par là qu'elle va venir. J'ai dit ça à mon référent qui n'a pas aimé du tout, je lui ai dit : « Mais elles ont quand même des avantages, elles ne sont pas cadenassées dans le système, on peut leur laisser un peu de place ». Il n'était pas content !

Annie Delannoy : On va s'arrêter, mais ce que vous dites me permet de glisser la remarque que je voulais faire. Je vous remercie de la façon dont vous avez amené toutes ces questions, enfin ça a été pour moi une façon un peu nouvelle de les entendre même si c'est notre travail, et je trouve effectivement, j'ai vraiment entendu dans ce que vous amenez de cette relation à la promesse, personne ne peut dire ce que définit cette relation à la promesse : comment ça spécifie un statut symbolique mais comment c'est effectivement du côté d'un être où ça manque, et je trouve que la façon où vous l'avez amené, les remarques, permettent vraiment d'attraper ce que vous soulignez : c'est une chance pour une femme d'être dans une possibilité d'invention et il me semble dans une plus grande possibilité de réagir aux contingences de la vie. Voilà c'était juste cette remarque.

Jean-Paul Hiltenbrand : Vous avez tout à fait raison de souligner ce point et il faut que notre culture lui laisse la place. Or dans la loi de l'égalité entre hommes et femmes qui devait être votée, c'est l'inverse. Il n'y a pas loi plus misogyne : si l'homme doit être égal à une femme : bien, mais si la femme doit être l'égal d'un homme alors c'est la catastrophe. Il n'y a pas plus misogyne que cette loi-là. Elle n'a aucune chance en tant que femme. Mais ceci nos contemporains ne veulent pas le comprendre. Je vais enfin pouvoir l'insulter comme un copain. Elle ne pourra rien dire puisque je la traite en égale. Et ça va arriver, je vous le garantis.

Merci beaucoup.