Les institutions de prise en charge des enfants, qu’elles aient une vocation soignante, éducative, pédagogique (type CATTP, IME ITEP, …) semblent converger vers le même constat : elles mettent en place de plus en plus souvent des dispositifs individuels. Elles sont pourtant bâties sur un modèle de prise en charge en petits groupes, bienveillants, pour des raisons tout à fait valables et qui ont fait leurs preuves. Ces choix reposent sur des notions comme l’appui identificatoire possible sur l’autre, la réassurance identitaire, la portance de la dynamique groupale, la possibilité pour l’adulte de s’adresser au groupe, etc. Beaucoup de choses ont été élaborées et écrites sur tous ces sujets.

Dans ce cadre, il est tout à fait classique que les soignants, les éducateurs, repèrent qu’ils ont à accompagner un enfant pour qu’il se trouve une place, dans, ou à la périphérie de ce groupe. Il est également attendu que cela puisse se faire de façon heurtée, difficile, que cela prenne du temps.
Mais voilà que nous constatons dans la pratique, que nous entendons dans les synthèses ou les analyses de la pratique, que pour tel enfant, ce n’est pas possible : il ne tient pas dans le groupe. Ce qui est sous-entendu comme une évidence, c’est que dans le groupe, il y aurait à y tenir. Ce groupe, comme lieu de micro-expérimentation du social, est donc aussi le lieu où se produisent des tiraillements entre des motions qui mettent le sujet en tension, qui l’entament. Ces motions sont également très bien repérées.
Le Malaise est clairement identifié dans le propos de Freud. Il y a une incompatibilité entre l’expression pulsionnelle, le principe de plaisir, et les principes fondateurs de la civilisation. Il y a une mise en place à faire qui se déploie tout au long de l’enfance : comment s’y prendre avec sa demande, sa pulsion, comment trouver une façon de faire primer autre chose, de canaliser les pulsions ? Freud parle de la constitution de la libido comme instance canalisatrice des pulsions.
La libido est pacifiée par le remaniement œdipien et sa résolution, qui débouche sur une identité sexuée. Pour le dire autrement, se trouver une place dans le social, cela va avec la résolution œdipienne, c’est-à-dire accepter l’abri d’une place, certes castrée, mais du coup engagée dans l’ordre symbolique. L’enfant devient un parlêtre sexué, capable d’une vie pulsionnelle compatible avec une circulation dans le social.
Que se passe-t-il alors pour ces enfants qui ne tiennent pas en groupe ? Pour eux, cela ne semble pas relever d’un rejet, comme étape nécessaire à la Bejahung. La seule présence dans le groupe provoque chez eux des réactions si importantes, des souffrances si manifestes, que nous finissons par leur proposer des « temps individuels », c’est l’expression couramment usitée.
Même si, le plus souvent, ces « temps » sont moins difficiles à appréhender pour le soignant et pour l’enfant, ils ne sont pas faciles pour autant. Ils présentent tout de même l’intérêt évident de permettre aux soignants de se sentir moins maltraitants.
On peut évoquer le cas de ces enfants qu’il faut maintenir au sol pendant une heure, hurlants, écumants à la suite d’une altercation où d’une frustration liée à la présence d’un autre enfant. Une inutile bataille qu’on ne peut lâcher parce que l’enfant, littéralement hors de lui, s’attaque à tout ce qui est à sa portée dès qu’on le lâche. Il casse tout, frappe tout le monde, lui y compris. Il faut le tenir et courir le risque paradoxal de lui faire mal alors qu’il s’agit de le protéger.
La question qui découle est la suivante : au-delà de ces situations de crise, en quoi le fait de mettre ces enfants en présence d’autres enfants serait-il insupportable pour eux ?
Pour préciser, Il ne s’agit pas d’une angoisse liée à la perception de l’altérité comme on la rencontre chez des enfants psychotiques, ni encore d’une angoisse qui émerge lorsqu’apparaît un élan affecté vers l’autre, comme chez un autiste. Là, l’autre est bien repéré, reconnu, mais ce n’est pas un rival, non plus, qui pourrait être préféré et qui met en alerte un enfant névrosé. Avec ces enfants, nous ne reconnaissons rien de tout cela.
Ces enfants seraient-ils alors en passe de devenir allergiques à leurs congénères ? Allergiques au sens d’une sur-réaction au désagrément que cause la présence de l’autre qui prend le statut d’une sorte de corps étranger allergène.

Ce qui apparaît, c’est que l’autre devient plutôt un obstacle, du seul fait de sa présence. Autrement dit, tant qu’il ne vient pas déranger la jouissance, tout va pour le mieux. Seulement, dans un groupe, si petit soit-il, il faut composer avec le fait que l’autre soit, lui aussi, mu par un désir, qui sans arrêt vient faire objection au sien propre. Le seul fait de la présence de l’autre, vectorisé par son désir, engendre que les directions s’entrecroisent ou se font obstacle. C’est la collision. Pas de négociation possible, c’est lui ou moi. Il se dégage à chaque fois cette impression d’un enjeu vital lors des crises.
Un autre point remarquable est que, lorsque le travail est réorienté vers un soin individuel, cela peut devenir plus simple, mais rien ne garantit que ce type de crise n’ait pas lieu. Nous évoquons jusque-là l’insupportable semblable, mais le sexe où l’âge de l’autre en présence ne paraît être d’aucune influence. Le seul fait de repérer qu’il est animé par son désir semble être l’élément prépondérant.

Allergie est un terme très récent (1906), proposé par Von Pirquet, biologiste allemand, qui compose ce terme à partir du grec allos : autre, et de ergeia : énergie. (ergeia lui-même dérivé de ergon : action, travail, mais aussi œuvre.)

La clinique de ces enfants évoque un parallèle possible avec le concept médical de l’allergie. La notion d’allergie comme « réactivité excessive et altérée » décrite par Von Pirquet, permet de mettre l’accent sur le fait que la clinique donne cette impression d’une réactivité organique, d’un rejet sans causalité d’ordre inconscient. Une réaction épidermique, excessive, à quelque chose qui est autre. On entend dans l’étymologie construite par Von Pirquet : à l’énergie de l’autre.
L’allergie à l’autre constituerait une sorte d’enflure pléonastique. L’allergie est déjà une réaction concernant l’autre dans son étymologie même.

C’est-à-dire que, s’il s’agit d’une allergie qui a à voir avec le désir de l’autre (comme venant faire potentiellement objection au mien), on pourrait le formuler comme un insupportable, non pas du côté de l’autre de l’axe a      a’, mais de l’Autre comme vecteur du désir. Ce n’est pas seulement le semblable qui est allergène comme on pourrait le repérer intuitivement, c’est le fait que ce semblable soit parlant, vectorisé par son désir, c’est-à-dire pris dans un commerce avec l’Autre.
Ce que nous repérons dans la clinique, c’est qu’au fond, de la crise ils ne veulent rien dire et, surtout, rien entendre. C’est « ta gueule », qui nous revient le plus souvent. À travers l’autre, c’est l’Autre qui est visé : il faut que l’Autre se taise. Comme si ces enfants voulaient seulement et à tout prix que se réalise quelque chose du côté de l’individu et que rien qui émane du sujet ne saurait être entendu. Que le sujet se taise.
On ne peut que constater l’intérêt d’une telle clinique par rapport aux enjeux du social actuel. Comme si nous avions là une clinique paroxystique des effets du social dans ce qui circule de plus dévastateur sur le plan subjectif. L’individu tout entier tourné vers la jouissance, dans un mouvement massif d’abrasion de la dimension subjective, désirante, rencontre des difficultés d’ek-sistence qui le mènent aux limites de résistance de sa structure psychique. Nous prenons actuellement la mesure du fait que ce type de mise en place peut conduire vers une évolution psychotique si nous ne parvenons pas à réamorcer une composante subjective avec eux.

Viser un réamorçage subjectif constitue un objectif de soin, d’accompagnement, bien ambitieux pour nos structures, pourtant nous sommes là dans une perspective classique de la psychanalyse. Que pourrions-nous proposer d’autre ?

Dans cette ambition, donc, une lecture possible de la clinique au quotidien peut s’appuyer sur la question de l’acte. L’abrasion du sujet implique que, pour ces enfants, il ne saurait y avoir d’acte de leur part. Si, après-coup d’un événement, un soignant, un éducateur, tente de revenir sur une difficulté qui s’est présentée à eux, il est frappant de constater que pour eux, c’est comme s’il ne s’était rien passé. Dans certains cas, l’événement peut être reconnu comme ayant eu lieu, mais ils n’ont rien fait. On peut l’entendre littéralement : n’y a pas eu d’acte de leur part. Si une causalité est évoquée, elle est toujours du fait de l’autre. C’est l’autre qui a déclenché tel ou tel événement qui leur a été insupportable. L’autre semblable, dans un champ forcément paranoïaque, est cause d’une réaction, d’un agir. Pas d’un acte.
Le pari que nous pouvons faire, c’est de tenter de traduire cet agir. Nous opérons une sorte de changement de statut forcé en considérant un agir comme un passage à l’acte, à traduire, à interpréter dans le transfert. Pour donner un court exemple : un enfant fugue à la suite d’une altercation avec un autre et à son retour, plutôt que lui asséner la tirade moralisatrice à laquelle il s’attend, nous le félicitons d’avoir réussi à éviter d’être violent avec l’autre enfant. Tout dépend alors de la finesse du soignant pour trouver le bon moment pour parler et de la capacité de l’enfant à accepter que l’on parle… Nous découvrons alors parfois que malgré l’apparence d’une grande imperméabilité, on peut trouver avec un enfant des coordonnées qui peuvent lui servir de point d’appui. Il faut dire encore que l’élément déterminant de toute l’opération, c’est le transfert. Ce n’est qu’à la condition d’un ancrage transférentiel particulier qu’un tel forçage peut avoir lieu. Il s’agit là d’une question essentielle, puisque le seul fait que nous puissions constater les effets de l’engagement d’un enfant dans le transfert suffit à faire objection à son leurre d’indépendance d’individu.
À l’inverse, les perspectives sont beaucoup plus fermées lorsque l’enfant reste arc-bouté pour soutenir un rapport à l’autre exclusivement pris dans son axe imaginaire.

La clinique ouverte par le travail avec des enfants agités, agressifs, dont on dit qu’ils ont des troubles du comportement ou encore une intolérance à la frustration, engage de manière aiguë à une réflexion sur la nature de leurs douleurs et sur les voies d’un travail possible avec eux. L’expression extrême de cette nouvelle clinique que nous rencontrons dans les institutions, rend très vives les questions soulevées par notre social actuel, notre modernité qui décale les enjeux et les zones de résistance.
Si l’organisation des structures de prise en charge est à mobiliser, si l’orientation des soins évolue vers l’individuel, pour autant nous pouvons tenter d’éviter le leurre de l’individu. La confrontation à l’agitation, à l’agressivité qui masque parfois le désarroi extrême du sujet rend l’accompagnement de ces enfants difficile à décrire, difficile à orienter. Il nous faut probablement être particulièrement vigilants et clairs sur des points fondamentaux de la pratique : le fait de continuer à tenter de s’adresser au sujet reste un enjeu vital et une tâche bien difficile, mais nous n’avons trouvé aucune alternative.