Conférence pour l'introduction à la psychanalyse

Une petite remarque préliminaire : je vais vous parler de la névrose obsessionnelle, et comme vous l’entendrez dans mon propos, j’en parlerai beaucoup plus comme la névrose obsessionnelle au masculin ; mon propos aurait mérité d’autres développements pour traduire un certain nombre de choses au féminin, sachant que — puisque nous travaillons plus particulièrement cette année sur l’observation de l’Homme aux rats — au temps de Freud la névrose obsessionnelle était beaucoup plus marquée du côté masculin. Il semblerait que là aussi il y ait une parité qui soit en cours d’effectuation. Et d’ailleurs je vous en dirai un petit mot de cet égalitarisme, mais néanmoins du coup vous pourrez corriger chaque fois, ou je le ferai, à certains moments sur ce point, que je parlerai plus particulièrement de la névrose obsessionnelle du côté masculin.

La névrose obsessionnelle nous est très familière, elle est une composante de notre culture, de notre civilisation. Ce que nous entendons par culture, civilisation, c’est le type de rapport que nous avons avec nos prochains, avec les objets et avec les lois. La névrose obsessionnelle a ses rapports à elle bien particuliers qui laissent une empreinte profonde, mais pas unique, il y a évidemment d’autres façons de considérer la civilisation, dans notre lien social. Nous connaissons le caractère de contrôle, de maîtrise, de pondération des obsessionnels, tant en ce qui concerne leurs rapports aux autres, aux objets, qu’à leurs propres émotions. Ces caractères se sont répandus dans notre civilisation, qui assurent plus que jamais la maîtrise et le contrôle de la production et de la diffusion d’objets et de services, ainsi que la répression des affects hostiles des individus. La fréquence et la diffusion de ces caractères nous donnent une idée du succès de société dont jouit la névrose obsessionnelle par-delà son souci de discrétion et son devoir de grisaille. En effet, hormis lorsqu’elle s’exprime par des rites extrêmement handicapants, comme par exemple de vérifier des fermetures pendant des heures, la névrose obsessionnelle reste discrète et de lecture difficile.

Il a fallu la sagacité de Freud pour s’intéresser à ces manifestations apparemment absurdes et en proposer une lecture qui peut avoir des effets de résolution. Bien plus, derrière ces constructions de la pensée insensée, illogiques en apparence, comme cette compulsion de l’Homme aux rats qui l’obligeait à devoir rembourser une dette à une personne à qui il ne devait rien, en respectant un circuit complexe, derrière ces constructions abstraites ce sont les amours et les désirs des obsessionnels pour leurs parents, pour leurs proches, pour leur femme ou pour leur homme qui se sont révélés à la lecture. C’est ce que nous allons examiner de plus près ce soir à partir de ce que la psychanalyse permet comme lecture de ces symptômes, au-delà des surprises qui surgissent. Ainsi pour l’Homme aux rats, dès les premières séances, il va être question de l’amour pour une dame vénérée par le patient. Cet amour n’a rien de banal, que ce soit la source qui nous en informe ou que ce soit sa nature. Dès la deuxième séance, le patient Ernst Lanzer parle de son maître-symptôme qui l’a motivé à consulter Freud, qui consiste en des pensées obsédantes que le patient n’arrive pas à chasser. Ces pensées sont relatives aux pensées d’un supplice entendu de la bouche d’un officier pendant des manœuvres militaires, et que le patient va raconter avec les pires réticences à Freud. L’idée obsédante est venue la première fois pendant le récit initial par le capitaine cruel de ce supplice qui met en jeu des rats dans la région anale. Il pensa que ce supplice pourrait être appliqué à la Dame qui lui était chère et qu’il aimait par dessus tout. Bien sûr il réprouva cette idée, il la réprouva par sa formule magique aber, mais, que va-t-il imaginer là ? À cette idée s’adjoint par la suite une autre idée, tout aussi horrible, à savoir que son père lui-même pourrait être soumis au supplice. Ainsi, pour ce qui concerne cette curieuse construction du remboursement de la dette du colis à la postière, elle comporte la lutte obsédante entre un ordre et un contre-ordre, et la pensée à refouler. Il se devait de suivre pas à pas tout le parcours que les idées lui imposaient, suite à ce que le capitaine cruel lui ait dit : « Tu dois rendre l’argent au Lieutenant A », le commandement a surgi dans son esprit : « Ne pas rendre l’argent sinon cela — c’est-à-dire le supplice — arrivera au père ou à la Dame », à quoi s’ajoutait un contre-ordre : « Tu rendras les trois couronnes quatre-vingts au lieutenant A ». De fait c’était le capitaine qui s’était trompé en disant : « Tu donneras l’argent au Lieutenant A », ce qu’il savait très bien — il allait devoir le rendre à la postière — mais ce savoir ne changeait rien à l’affaire.

Sans reprendre les tenants et aboutissants de ce symptôme fourni par le patient à Freud dans le temps de sa cure, je vais souligner ce qui concerne principalement l’amour et la haine que le patient a pu vouer tant à la Dame qu’à son père. De fait, Freud fut le premier surpris que le patient associe dans ses pensées les deux personnes qu’il dit aimer le plus au monde à des idées aussi horribles et aussi hostiles. Et même si le patient se défend et lutte contre ces idées et en fait même l’objet de sa demande de cure analytique à Freud, ces incohérences ne manquent pas d’aiguiser la curiosité du psychanalyste mais, comme le dit Freud, la technique psychanalytique correcte impose au médecin de réprimer sa curiosité et de laisser le patient choisir librement les thèmes qui se succèdent au cours du travail. Pour suivre ce travail d’association libre de près, nous allons prendre la sixième séance.

La sixième séance, vous pouvez la retrouver en ceci qu’elle commence par ceci que l’Homme aux rats dit qu’il a « peur que ses parents devinent ses pensées », mais c’est surtout dans cette séance que nous voyons se développer les questions sur l’amour et la haine pour le père et la Dame, ainsi que sur la mort du père, puisqu’au fil des séances qui précédaient celle-là, certains paradoxes logiques apparaissent. Pour l’Homme aux rats l’un de ceux-ci est que les craintes qu’il n’arrive un malheur au père, le supplice, soient aussi présentes alors que le père est décédé depuis quelque temps déjà, plusieurs années. Alors, il commence cette sixième séance en parlant de sa crainte de ce « devinement » des pensées pour ensuite en venir à ce premier souvenir de cette thématique, de ce qui concerne la mort de son père alors que son père était alors bien vivant. À l’âge de douze ans il aimait une fillette, mais il s’est avéré qu’elle n’était pas aussi tendre avec lui qu’il l’aurait souhaité. L’idée lui vint qu’elle serait plus affectueuse avec lui s’il lui arrivait un malheur. Et quel malheur pourrait-il bien lui arriver ? La mort de son père. Idée que bien sûr il tente d’écarter de son esprit sur le moment, et plus tard également puisqu’il ne reconnaît aucun souhait de mort à l’égard du père quand Freud le sollicite là-dessus. Freud le titille sur ce vœu de mort, sans succès, sauf qu’il obtient le souvenir de deux autres épisodes équivalents. Six mois avant la mort du père, il a alors une vingtaine d’années, et il était déjà amoureux de la Dame en question, non seulement il était amoureux mais il échafaudait comme ça un certains nombre de projets, et ces projets étaient donc contrariés, ces projets d’union, pour des raisons pécuniaires, et la pensée lui vint à l’esprit que « par la mort de mon père je deviendrai peut-être assez riche pour l’épouser », à la suite de quoi lui vint la contre-pensée, puisque toutes ces idées obsédantes sont suivies de contre-idées, de contre-commandements, ici donc cette contre-pensée, c’est que son père le laisserait sans héritage afin que la perte si terrible pour lui ne fut compensée par rien. Et troisième idée de mort sur le père, cette fois la mort était présente puisque son père était malade et qu’il redoutait à juste titre qu’il puisse décéder, il s’est donc dit à ce moment-là : « Je suis sur le point de perdre ce qui m’est le plus cher au monde. » À cela une pensée s’opposa : « Non, il est une autre personne dont la perte serait encore plus douloureuse », il s’agit évidemment de la Dame.

Avant d’interroger le patient sur les rapports dans ses souvenirs entre le père et la Dame aimée, Freud s’intéresse au vœu de mort à l’égard du père, qui soulève une protestation vive et sincère du patient. Freud commente en disant que ce souhait est ancien et refoulé. Tout au long de la cure les souvenirs sont nombreux, qui témoignent de l’attachement de ce garçon pour son père. Il dit qu’ils étaient les « meilleurs amis du monde », ce qui n’est pas à mettre en doute et même à retenir comme un des ressorts de la névrose. La relation qu’il avait avec son père faite d’amitié, de complicité, était plutôt rare à l’époque de Freud alors qu’elle s’est banalisée aujourd’hui. Freud non seulement retient cet amour pour le père, mais il en fait aussi l’argument qui rend compte du refoulement de la haine. C’est justement cet amour si intense qui est la condition du refoulement de la haine. Il nous est facile de faire cohabiter consciemment amour et haine pour des personnes qui nous sont plus ou moins indifférentes, mais cela est plus difficile pour les personnes aimées. Nous avons tendance à unifier nos sentiments et bien sûr à refouler la haine pour que nous nous présentions sous notre jour le plus aimable, sauf en certaines circonstances où cela s’inverse. Pour Freud cet amour empêche à la haine de rester consciente. Ce n’est que dans l’inconscient que la haine a une existence d’où elle peut resurgir par instants comme un éclair. Après avoir donné ces explications psychopathologiques à son patient, puisque Freud travaillait comme cela — ce qui se pratique un peu moins maintenant de cette façon — puisqu’il expliquait, il faisait un commentaire psychopathologique au fur et à mesure des associations du patient ; donc Freud lui explique ce que je viens de vous dire, que l’amour ça permet de refouler la haine, mais ça n’entraîne pas la conviction du patient, qu’il laisse poursuivre sur une voie apparemment sans rapport avec ce qui vient d’être dit. Le patient passe à autre chose et parle de la Dame. Or la Dame en question, « celle que j’ai préférée en pensée à mon père, je l’aimais beaucoup, mais je n’avais jamais éprouvé pour elle les désirs sensuels qui me hantaient dans l’enfance. En général, mes tendances sensuelles étaient dans l’enfance beaucoup plus fortes qu’à l’époque de la puberté ». Là retenez ce passage, il dit qu’il aime cette femme, mais que pour ce qui est d’un élan sensuel avec elle, il n’y a vraiment pas grand-chose. Eh bien là, nous approchons du cœur du réacteur nucléaire de la névrose obsessionnelle. Il a dit qu’il était un garçon très sensuel, qui s’est aventuré sous les jupes d’une de ses gouvernantes, et là il précise que cette Dame tant vénérée ne suscite pas d’élan sensuel chez lui. Pas de désir pour la Dame qu’il aime. C’est ce que souligne Freud : « La source qui alimentait sa haine et avait rendu celle-ci inaltérable était évidemment de l’ordre des désirs sensuels. Dans l’assouvissement de ceux-ci son père lui avait paru gênant. Un tel conflit entre la sensualité et l’amour filial est absolument typique. » Vous reconnaissez là bien sûr la théorie œdipienne de Freud, du père obstacle à la réalisation de la sensualité. Le patient écoute les explications de Freud et objecte que son « amour pour le père devrait lui permettre de surmonter cette haine », c’est au fond ce que lui dit Freud, mais sans entendre qu’il peut très bien le surmonter en refoulant mais que la haine est toujours là. À quoi Freud lui rétorque qu’il n’est pas possible de tuer quelqu’un in absentia, ce que l’on peut entendre de deux façons. Quand le père était vivant le souhait de mort étant refoulé, il ne pouvait pas le critiquer et en venir à bout. Et autre interprétation, le vœu de mort inconscient a survécu à la mort du père, faute justement d’être accessible à la conscience.

Voilà pour ce qui concerne les éléments de cette sixième séance qui nous permet de repérer à la fois le conflit amour/haine mais aussi le conflit amour/désir, et la place que prennent ces deux personnages aimés et haïs que sont le père et la Dame. Cet amour a des caractères bien particuliers tant lorsqu’il est tourné vers le père que vers la Dame. L’amour pour le père est celui d’un ami, d’un complice, d’un copain, avec qui une certaine connivence s’est nouée. Cet amour est inconditionnel, c’est-à-dire qu’il continue au-delà des griefs adressés au père qui seront même, au nom de cet amour, refoulés. Des griefs, nous en trouvons un certain nombre au cours de cette observation, des griefs donc qui portent sur sa conduite dans la société puisqu’il va lui reprocher d’avoir contracté une dette de jeu et de ne l’avoir jamais payée, et surtout il lui reproche sa conduite avec les femmes. Et cet amour, en plus d’être inconditionnel, est infini puisqu’il continue au-delà de la mort. Vous me direz que cela est banal d’aimer un mort après sa disparition, mais Freud prend soin de noter combien chez Ernst Lanzer cet amour était intense, qui rendait le disparu présent dans ses pensées, au point de rester un lieu d’adresse au quotidien. Dès qu’il y avait quelque chose qui lui paraissait intéressant, il disait : « Ah ! Cela, je vais le raconter à père. » Cet amour inconditionnel et infini concerne aussi la Dame, qui révèle d’autres facettes de cette inconditionnalité puisqu’il apparaît que notre jeune homme l’aimait envers et contre tout. En effet, non seulement cette femme était pauvre, en mauvaise santé, stérile, mais de plus elle ne paraissait pas manifester d’intérêt particulier pour lui. Avouez que ça fait beaucoup ! Et quand il vient en parler à Freud, cela fait déjà dix ans qu’il l’aime ainsi, à la folie, en silence, et que cet amour fait obstacle à une quelconque issue de sa vie amoureuse, ce qui est cuisant chez ce jeune homme à la sensualité particulièrement développée. Comme le souligne Freud concernant ce qui lui a été proposé par sa mère après la mort de son père, eh bien sa mère lui a donc proposé d’épouser une riche parente éloignée. Freud commente ce qu’amène le patient, ce plan monté par sa famille et qui lui a été rapporté par sa mère : « Ce plan de sa famille réveilla en lui un conflit : devait-il rester fidèle à son amie pauvre ou bien suivre les traces de son père et épouser la jeune fille, belle, distinguée, riche, qu’on lui destinait ? » Pour ne pas résoudre ce conflit, Freud nous dit qu’il tomba malade. Cette maladie fait voler en éclat certaines évidences. Vous connaissez l’adage qui dit : « Mieux faut être beau, riche et en bonne santé que moche, pauvre et malade ». Mais ce jeune homme reste attaché, son destin avec, à un objet qui contrevient à tous les clichés de la réussite sociale et amoureuse. Ce curieux choix, Freud l’associe aux reproches que le jeune homme fait à son père d’avoir renoncé à l’amour qu’il avait pour une jolie jeune femme pauvre, pour épouser sa mère qui représentait un parti intéressant sur le plan financier et professionnel. C’est là pour le jeune homme la faute du père. C’est la faute du père qui alimente à la fois sa haine inconsciente et son devoir de réparation du dommage qu’il aurait causé à cette pauvre femme dont il était amoureux et à la gent féminine en général, puisque d’une certaine façon il se fait le chevalier blanc de cette Dame et de toutes ces dames qui auraient à souffrir comme ça de cette domination masculine.

Voilà pour ce qui concerne ce conflit amour/haine. Pour ce qui concerne le conflit amour/désir, si l’amour est infini et inconditionnel, le désir lui est fini et conditionnel. Nous avons vu que le jeune homme aime la Dame mais n’a aucun désir sensuel pour elle, ce qu’il ne l’empêche pas d’avoir un désir sensuel pour d’autres femmes, comme cette belle jeune fille qu’il croise dans les escaliers qui le mènent au cabinet de Freud et qu’il croit être sa fille de Freud. Mais que se passe-t-il alors ? Voilà, il croise une fille, elle lui fait de l’effet. Va-t-il lui faire la cour ? Va-t-il attirer son attention d’une quelconque façon ? Non. Le conflit qui conduit à la répression de son désir sensuel ressort dans un rêve où il voit celle qu’il croit être la fille de Freud devant lui, mais elle a deux morceaux de crotte à la place des yeux. Freud commente très brièvement ce rêve : « Il épouse ma fille non pour ses beaux yeux mais pour son argent. » Nous avons ici affaire à un désir conditionnel, il est attiré par une jeune fille, qu’il trouve belle et qu’il suppose riche, de bonne famille, cultivée, c’est-à-dire qui est pourvue de ce dont il manque, tant individuellement que familialement. Puisque, dans son histoire familiale, qui est détaillée dans le récit de la cure, il ressort que son père est de condition fort modeste, et qu’il a épousé une femme de bonne famille. Mais celle-ci avait elle-même été recueillie comme une orpheline, non pas qu’elle fût orpheline, mais les parents ne pouvaient pas s’en occuper, et donc elle a été placée chez un oncle et une tante qui étaient assez fortunés, et ce point-là est resté comme une trace indélébile, marque de la pauvreté au milieu de cette richesse. Et dans son fantasme, Lanzer est attiré par cet objet brillant socialement qui est une belle jeune fille de famille aisée à laquelle il attribue la richesse et la bonne famille, alors qu’il s’agit d’une couturière qui fréquente l’immeuble de Freud.

Dans son rêve nous voyons surgir deux autres objets pulsionnels à l’attrait puissant, le regard et la crotte. Le regard nous renvoie à l’enfance sensuelle de ce garçon qui à l’âge de six ans avait déjà une attirance poussée pour aller voir les parties génitales des jeunes femmes qui vivaient dans la maison, jouissance scopique qu’il vivra par la suite, et quant à la crotte Freud l’associe à l’argent pour ce qui est de ce rêve dans la mesure où le rêveur associe la jeune fille à la richesse qu’elle n’a pas. Il est tentant d’en déduire que c’est lui qui la veut riche, quoiqu’il s’en défende et il l’affirme haut et fort par son amour pour la Dame pauvre ? Cet objet est ainsi ambivalent puisqu’il s’associe aussi bien à ce qu’il y a de plus dégoûtant — la merde — qu’à ce qui est réputé avoir la valeur la plus universelle, l’argent. La condition de ce désir paraît aussi être cet objet positivé, présent dans la réalité qu’est la jeune fille riche, mais il est aussi cet objet négativé, répulsif, qui va être cause du désir, et là il y a un distinguo à faire, puisqu’en général quand on parle d’objet du désir on pense à un objet qui et positif, qui brille, enfin qui attire, et c’est un des grands apports de Lacan que d’avoir considéré que l’objet petit a est l’objet qui cause le désir, et comment cet objet-déchet est particulièrement représentatif de comment un objet peut causer le désir, c’est-à-dire qui va laisser à désirer précisément. Il apparaît très bien au fil des séances, qui permettent de retracer les grands traits de l’histoire familiale de ce patient, que la pauvreté native du père comme de la mère, dont ils ont été tirés par une solidarité familiale, mue beaucoup plus par un sens du devoir que par de l’intérêt ou du désir pour la personne de ces enfants, est venue prendre place dans l’inconscient de ce patient pour constituer chez lui un nouveau devoir. De sorte que son objet conditionnel est en rapport avec ce que chacun peut avoir, peut posséder comme petit plus, que ce soit l’argent ou tout autre attribut qui permet de briller socialement. Mais il existe chez lui ce destin particulier, cette complication que ce désir conditionnel est refoulé et son symptôme laisse ainsi croire qu’il a fait vœu de pauvreté. Il faut garder à l’esprit que, lorsqu’il vient consulter Freud, il est en fin d’études et n’a pas encore de situation, c’est-à-dire qu’il est virtuellement pauvre, même s’il bénéficie encore de la richesse de sa mère.

De sorte que son amour pour la Dame, qui lui fait sacrifier un objet conditionnel qu’il n’a pas encore, lui fait donner à la Dame ce qu’il n’a pas. Et vous savez, ou vous ne savez pas, que Lacan a défini l’amour, c’est-à-dire l’amour inconditionnel, comme le don de ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Cela vaut tout à fait pour notre patient même si inconsciemment il y a encore une donnée à prendre en compte. Pourquoi est-ce préférentiellement l’objet fécal qui prend cette place éminente dans la névrose obsessionnelle ? Eh bien parce que cet objet a la propriété de participer à un échange très particulier avec l’Autre et avec l’Autre maternel en particulier. D’une part c’est lui qui, des quatre objets petit a que sont la voix, le regard, le sein et les fécès, entre le plus tardivement en jeu dans les échanges avec l’Autre, et d’autre part il est un objet qui se trouve dans le corps, objet que l’enfant va devoir céder, va devoir se déposséder en respectant certaines conditions de propreté pour pouvoir se socialiser. On demande aux enfants d’être propres pour pouvoir rentrer à l’école notamment.

Prenons un exemple contemporain. C’est un jeune garçon, troisième et dernier enfant d’une fratrie, derrière deux sœurs aînées, et ce garçon est très manifestement le chéri de sa maman, de sa maman méditerranéenne, pour vous situer le contexte culturel dans lequel la naissance d’un mâle peut être beaucoup fêtée, fêtée en tout cas de façon beaucoup plus manifeste, voilà en tout cas c’était exprimé, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure que c’était le petit chéri de sa maman. Chez ce garçon, ce statut d’enfant roi entraînait quelques excès, quelques débordements, et parmi ceux-ci il se déroulait un petit drame périodique dans cette famille, un petit drame périodique à savoir que ce garçon devenait de plus en plus instable, de plus en plus colérique, ce qui rendait les repas familiaux infernaux. Toute la famille savait pourquoi il se dandinait comme cela sur sa chaise et lui disait : « Va au cabinet », « Non, pas envie ». Jusqu’à ce que, au bout de quelques jours, sa majesté veuille bien aller sur le trône pour céder son royal cadeau, au grand soulagement de tout le monde. Pour ce qui concerne ce garçon, son statut de possédant de l’organe dont la moitié de l’humanité est dépourvue, joue dans cette économie qui lui fait conserver dans son corps une autre partie de lui-même qu’il ne va céder qu’après avoir arraché à l’Autre les demandes les plus fermes, il était passé maître dans l’art de susciter la demande de l’Autre, « Va au cabinet ». On le suppliait vraiment. Cette économie est toujours en bonne place dans une névrose obsessionnelle et réapparaît dans tous les secteurs de la vie relationnelle et amoureuse. Avec l’Homme aux rats, nous voyons les embarras pour rentrer dans une vie amoureuse. Les obsessionnels vont en général un peu plus loin dans cette expérience que l’Homme aux rats, qui lui aussi aurait pu aller plus loin certainement s’il n’était pas décédé durant la Première guerre mondiale. Mais voilà, considérons maintenant ce que peut devenir cette économie-là de la demande, de la demande d’amour dans une configuration conjugale et familiale avec cette dichotomie et en même temps cette intrication entre amour inconditionnel et désir conditionnel qui sont toujours présents.

Prenons un autre exemple clinique, à savoir un homme qui est venu en analyse pour une fatigue dont il repérait l’origine du côté de sa vie relationnelle, et surtout dans le travail. Cela restait quelque chose d’assez flou et énigmatique. Il lui semblait donc qu’il en faisait trop, mais quoi ? Après un certain temps d’analyse, il fait un rêve qu’il juge d’emblée important : Il est en réunion de travail, dans laquelle il est posé un problème difficile dont il s’avère qu’il est le seul à avoir une réponse. Puis il est appelé auprès d’une femme qui a pour particularité d’avoir un vide, un trou, mais un trou comme dans un tableau de Magritte, voyez c’est quelque chose qui est très abstrait, très épuré. Elle a un trou dans la région du bassin, c’est-à-dire là précisément où se situe le sexe. Il va énormément associer sur ce rêve dont il parle encore parfois quelques années plus tard. Pour en dire quoi ? Eh bien justement qu’il s’estime pourvu, possesseur d’un plus, d’un plus qui est autant le savoir, puisque le rêve parle de cette situation de compétition de savoir pour résoudre un problème, et ce plus est autant un savoir que cet organe dont les femmes sont dépourvues. Et à partir de ce rêve il peut préciser ce qui le fatiguait tant, à savoir qu’autant dans son travail, que dans sa vie familiale et conjugale, il se débrouillait, il se débrouille toujours, pour faire monter les enchères de la demande, pour ensuite arriver comme le Chevalier Blanc, le sauveur qui va « démerder » la situation, comme il dit. Il emploie très volontiers ce langage métonymique de l’objet anal, alors que son langage pour le reste est particulièrement châtié. Aussi dit-il, plus que d’autres, même si la formule est largement employée, de situations difficiles et conflictuelles qu’elles le font « chier ». Voilà qui éclaire sur cette formule énigmatique, qui associe la séparation de cet objet répugnant à une action pénible et coûteuse. C’est donc qu’il garde en sa possession un objet dont il va jouir jusqu’à la douleur avant de s’en séparer en manifestant les plus grands regrets.

Et c’est là de façon lacanienne cette fois que nous nous retrouvons au cœur du réacteur nucléaire de la névrose obsessionnelle. De garder cet objet, d’en jouir, vient gravement perturber l’ouverture de son désir, de sorte qu’il se retrouve la proie permanente de tiraillements générés par les demandes qu’ils suscitent et se fait un devoir de combler, demandes de l’Autre. Par chance pour cet homme sa femme ne rentre pas dans cette économie inflationniste de la demande. D’autres n’ont pas cette chance, ils se retrouvent dans une relation avec une personne qui va être aussi attachée à demander, que l’obsessionnel est attaché à répondre à cette demande. C’est la spécificité de l’oralité, que d’aller demander un objet que il ou elle n’a pas. Cette configuration est d’autant plus répandue que l’économie qui la sous-tend participe à la tendance égalisatrice qui règne dans notre vie politique et sociale. Nous vivons actuellement dans un idéal égalitaire qui prône le partage des savoirs, des biens, des statuts, des droits qui transforme chacun tour à tour en créditeurs et en débiteurs d’une infinitude de dettes, qui s’avèrent insolvables tant individuellement que collectivement. Cette remarque ne veut pas dire qu’il n’y a pas de dettes à payer, mais que ce qui constitue le fondement des dettes, à savoir cette tentative de recouvrement du manque que l’on trouve dans l’amour infini, inconditionnel par la dispensation des objets du désir fini, conditionnel, comptable, est voué à l’échec. Voyez, de prendre des objets comme ça qu’on peut compter pour aller boucher le trou de la demande d’amour, eh bien ça ne peut pas marcher. Il ne peut pas y avoir de relation bi-univoque entre un ensemble infini et un ensemble fini, il y a une incommensurabilité.

Ce qui peut vous paraître là bien abstrait a des conséquences bien concrètes dans notre vie sociale et dans la vie des ménages particulièrement. Vous savez qu’il n’est pas rare que dans les couples une dispute chronique soit alimentée par une comptabilité tatillonne qui porte bien sûr sur l’argent apporté à la maison, sur la charge de travail de chacun, à quoi peut s’ajouter un compte pénibilité, ainsi qu’une comptabilité des signes de reconnaissance des mérites et des talents de chacun, etc., puisque la liste est infinie. Il n’y a certes pas que les obsessionnels pour s’embêter la vie sur ce terrain-là. Mais que se passe-t-il quand l’obsessionnel amoureux de sa dame, se met en ménage avec elle, ce qui n’est pas arrivé à « L’homme aux rats ». Eh bien comme l’a remarqué Freud cela part d’un mauvais pied puisque la sensualité n’est pas au rendez-vous, elle est refoulée cette sensualité. Si bien que c’est du côté de la demande inconditionnelle que va se porter le débat avec cette conséquence dans nombre de cas, mais pas tous, que ladite demande va prendre des proportions considérables et même s’accompagner de cette haine dont Freud a très bien repéré le caractère refoulé. Ce qui donne dans les cures des récits métonymiques des moindres détails de cette lutte quotidienne sur les comptes des frustrations et des insatisfactions de chacun. Récits interminables tant dans le temps de la séance que dans celui de la cure, si aucune métaphore ne vient les ponctuer. Ainsi le récit de la dispute du week-end se fait-il avec les mêmes précautions oratoires, les mêmes détails, et va jusqu’à l’émission d’une hypothèse que l’autre a peut-être été agressif, en colère, avant de se terminer par une reprise sur lui de la culpabilité du dysfonctionnement conjugal. C’est ainsi que dans ce refoulement, non seulement l’obsessionnel va refouler sa propre agressivité, mais il va aussi refouler l’agressivité de l’autre, de son partenaire dans cet échange, ce qui fait qu’il ne va rien reconnaître là-dedans du discord, qu’il va prendre la faute sur lui. Et c’est là dans cette culpabilité qu’est son immodestie la plus complète, puisque c’est quelqu’un qui se présente comme étant coupable, modeste avec son devoir de grisaille. Il se positionne comme s’il avait le savoir qui viendrait à bout de ce discord qui existe avec sa compagne, ou son compagnon si c’est une femme, et que ce pauvre être si faible ne possède pas. Tant qu’il est dans ce type de raisonnement, dans un rapport au savoir où celui-ci, dès lors qu’il serait donné, distribué équitablement, viendrait boucher les trous qui naissent immanquablement dès lors que les humains échangent des demandes, c’est-à-dire des paroles entre eux. Mais la pente naturelle du symptôme obsessionnel est d’en rajouter du côté d’un don du savoir, de rationalité, de comptabilité et de morale. Et au fur et mesure qu’il en rajoute, sa culpabilité croît. Cela a été repéré par Freud, c’est-à-dire que plus l’obsessionnel va du côté de la moralité, plus sa culpabilité va s’accroître, ce qui est quand même un paradoxe qui mérite d’être soulevé. Et sa culpabilité croît, sauf sur un point, qui est en fait son principal péché, c’est son immodestie, l’immodestie de son projet de penser qu’avec son savoir et avec ce qu’il possède, eh bien il va pouvoir combler ce trou.

En posant ainsi l’impasse du symptôme obsessionnel, la psychanalyse peut déjà nous éviter de tomber dans ce panneau qui consisterait à rentrer dans cette comptabilité pour en dégager un sens, en dégager une morale, mais néanmoins il y a à la prendre en compte cette comptabilité dans sa visée qui est de vouloir combler le trou de la demande d’amour infini. Lacan en est venu à dire qu’il y a dans l’inconscient un comptable qui essaye de tenir les comptes de la jouissance, mais un comptable qui se perd dans ses comptes. La psychanalyse permet en prenant en compte l’inconscient, comme le fait Freud, de séparer le Réel et le Symbolique qui sont collés ensemble avec le mastic de l’objet anal. Cette séparation s’opère en se sortant du sens et en ouvrant la lecture du symptôme à sa signifiance et à sa littéralité. Donc c’est un point que je vous signale comme ça pour sa très grande importance, que dans le temps de cet exposé je ne peux pas développer, mais c’est avec cela, donc, que la cure peut amener à découvrir des trous là où justement ces trous sont bouchés, masqués par cette utilisation de cet objet. Et vous avez dans l’observation de L’Homme aux rats un travail remarquable sur cette signifiance et cette littéralité, notamment si vous suivez toutes les occurrences du mot « rat », enfin du mot « Ratte » en allemand, puisque Freud a retrouvé comme ça un certain nombre de locutions comme « Spielratte » pour parler de quelqu’un qui est pris dans le jeu, on dit « rat de jeu » en langue allemande, ou encore ce terme de « Rate » qui est le taux qui se rapporte à une dette. Ou encore, et là, nous rentrons non seulement dans la signifiance mais vraiment dans la littéralité, encore ce mot magique que Freud va décortiquer, ce mot magique qui servait à conjurer les mauvaises pensées, les pensées impies de l’Homme aux rats, ce mot donc… un néologisme « Glejisamen » dans lequel il y a une association du prénom de la bien aimée qui s’appelait Gisela, et cette formule religieuse bien connue « amen ». Sauf que la césure que découvre Freud renvoie à toute autre chose, au « Samen » qui est le sperme. Cette sensualité refoulée réapparaît dans cette formule que « L’Homme aux rats » entendait comme étant une formule plutôt pieuse, de vénération de Dieu et de sa dame.

C’est par ce jeu littéral qu’un obsessionnel peut accéder, produire une métaphore de l’amour qui va le faire passer de la position de l’aimé, de l’aimé pour cet objet qu’il possède dans son corps à celle de l’aimant, c’est-à-dire du manquant, du désirant. C’est par cette voie qu’il peut accéder à cette sensualité que « L’Homme aux rats » avait très bien repéré comme lui faisant défaut dans sa vie.

Voilà ce que je voulais vous amener ce soir sur ces difficultés foncières, donc, qu’un obsessionnel comme l’Homme aux rats, peut rencontrer dans les rapports entre l’amour et le désir.

Voilà maintenant vous pouvez avoir des remarques, des questions… !

Question : …ce serait dans une cure que quelque chose du trou peut s’entendre

P. Arel : C’est préférentiellement dans le dispositif de la cure, puisque ce que Freud a découvert, inventé, ça n’avait jamais été dit de cette façon-là, de façon aussi systématisée, aussi précise. Il n’y a rien à ôter pour lire les névroses obsessionnelles d’aujourd’hui à ce que Freud a amené il y a plus d’un siècle maintenant. Cette lecture reste valable, on peut y rajouter quelque chose, mais ça fonctionne, ça tient ce que Freud a pu dire à ce moment-là. Maintenant ça ne veut pas dire qu’il n’y a que des analystes qui peuvent entendre cela heureusement, c’est-à-dire que dans l’entourage des obsessionnels vous avez certaines personnes qui vont entendre ça comme une maladie, et de plus en plus, parce que nous avons vu que si, avant, la névrose obsessionnelle pouvait être plutôt abordée avec un discours religieux, maintenant elle est abordée avec un discours scientifique, médical. On n’appelle plus ça une névrose obsessionnelle, on appelle ça des T.O.C. Mais du coup il n’y a strictement aucune lecture de ce que je viens de vous déplier ce soir. J’ai insisté sur le côté familier de l’économie obsessionnelle parce que j’espère que vous avez entendu l’ubiquité de cette économie psychique obsessionnelle dans notre vie sociale, dans ce souci d’égalité. Les obsessionnels sont les champions de l’égalitarisme et de cette volonté de vouloir partager comme ça des attributs qui ne sont pas dits comme tels, mais on entend bien que c’est cela qui est en jeu, qu’ils ont des attributs phalliques. Si quelqu’un a quelque chose qui peut susciter le désir, l’envie, eh bien il faut le partager ce truc-là. On ne va pas faire qu’il y en ait qui l’aient et que d’autres ne l’aient pas. Donc toute notre vie sociale est imprégnée de cette économie psychique là, et ce qui est loin de nous aider dans la lecture ça peut faire un facteur de difficultés supplémentaires dans la mesure où ce n’est pas repéré comme pathologique puisque ça appartient de notre normalité. Cela est vraiment un point important et du coup c’est un point de refoulement absolument généralisé. Ce qui fait d’ailleurs que pour certains il y a une espèce de soulagement à ce qu’il y ait un diagnostic médical qui soit posé parce qu’il n’y a plus à s’interroger, comme ça a pu se faire naturellement dans les familles, dans les entourages, dans le couple lorsque vous avez affaire à quelqu’un qui a un symptôme comme ça. Jusqu’à quel point on va se dire bon il est malade, on ne va pas l’embêter avec ça et jusqu’à quel point on va l’interpeller et lui demander des comptes, la responsabilité de son inconscient. Voyez qu’il y a des enjeux éthiques fondamentaux à aborder les choses de cette façon-là.

Question : …si on le déresponsabilise est-ce que ça n’exacerbe pas la demande de l’Autre… le rapport du symptôme à la demande…

P. Arel : Si, si tout à fait, c’est-à-dire que l’on peut voir dans certaines configurations comment certains obsessionnels se débrouillent pour susciter de la demande chez l’autre, et de la demande les concernant eux, et que du coup ce soient les autres qui se mettent en charge d’aller trouver des solutions. C’est un peu différent du patient qui lui pense […] à son propre savoir, en disant c’est moi qui sais mieux que les autres. Mais on trouve aussi dans ce souci d’aller susciter de la demande chez l’autre, on peut trouver aussi ce type de configuration, et si une majorité de l’entourage rentre là-dedans ça peut verrouiller complètement la situation. C’est dire aussi comment un symptôme névrotique comme celui-là prend forcément une dimension sociale. C’est obligatoire, et vous voyez comment il y a quand même tout un […], il y a des discours, il n’y en pas qu’un : il y a ce discours médical maintenant qui est là présent depuis quelques décennies, et qui monte en puissance véritablement. D’autant plus que l’on a pu obtenir certains résultats avec la psychochirurgie, donc c’est une façon de dire voilà c’est dans le corps, mais dans une impasse complète, c’est-à-dire que par rapport à ce qui est dans le corps mais d’une autre façon, cet objet cessible là, c’est-à-dire que la cession de l’objet ce n’est pas seulement justement de faire chier l’obsessionnel, mais d’entendre la métaphore de ce « faire chier » et de faire que ça sorte du corps complètement pour qu’on arrive sur des enjeux symboliques, sur des enjeux de discours. Cela c’est du boulot, parce que dans ces récits métonymiques comme ça, où nous sommes noyés dans des détails de ceci, cela, « elle m’a dit ci et j’ai dit ceci ça, et il s’est passé ça, etc. », où jamais c’est le cœur de ce conflit, parce que c’est un conflit qui tourne autour du phallus et de l’objet a qui est là dans ses relations familiales ou conjugales, eh bien ce truc-là pour qu’il y ait un accès à ça, ça demande déjà souvent un gros, gros travail analytique. C’est-à-dire que le symptôme est parfaitement énigmatique. Ce que Melman dans son séminaire, que je vous recommande très vivement d’ailleurs, ce séminaire au cours duquel pendant deux ans Melman a commenté, a fait une lecture extrêmement large de toutes les occurrences ouvertes par les quelque soixante pages de Freud sur L’homme aux rats. Ce qu’il amène sur cette économie c’est tout à fait remarquable.

Question : Qu’entendez par un manque de sensualité… ?

P. Arel : Eh bien sous la forme d’une attirance sexuelle, c’est sa sensualité de petit garçon, donc quand la gouvernante lui dit « tu veux venir sous mes jupes » il y allait. Enfin ça ne se passe pas dans toutes les familles comme ça, donc là il y avait une liberté, il y avait quelque chose de ludique autour de la sensualité. Alors qu’après, vous voyez, il est là à penser jour et nuit à cette dame qui est quelqu’un d’extrêmement lointain, vraiment de très lointain puisque…

Question : Dans le passage à l’acte…

P. Arel : …Il croise la couturière dans l’escalier de l’immeuble de Freud, là il est émoustillé, elle lui fait de l’effet cette jeune fille, elle lui fait de l’effet et tout de suite après il y a ce rêve, le désir il est enfoui à ce moment-là.

Question : …le rapport du symptôme avec le social…

P. Arel : C’est, comme beaucoup de monde qu’il a besoin de l’autre, il ne peut pas s’en passer. Voyez c’est pour cela qu’il s’agit en même temps de ramener ces questions dans leurs enjeux les plus quotidiens et les plus universels aussi dans la mesure, il y répond à sa façon, mais il pose des questions qui sont plus présentes que jamais sur ce qui est de la réussite sociale, d’être partageur ou pas. Puisque nous voyons bien que dans notre lien social en voie de laïcisation, c’est une question qui n’est pas mieux résolue qu’avant, entre cette question des inégalités et des rapports homme/femme. Puisque cet égalitarisme ne soulage en rien, voire même aggrave le conflit qu’il peut y avoir entre homme et femme. Mais en tout cas c’est une question que l’on trouve dans son inconscient. Lacan disait qu’un symptôme collectif, on ne peut rien en faire, strictement rien. C’est-à-dire qu’on ne peut lever un symptôme qu’individuellement. C’est-à-dire qu’individuellement il est possible par l’accès à cette signifiance et à cette littéralité du symptôme, il est possible comme ça, justement, de lâcher cette chose très curieuse, qu’est cet objet qui a un versant imaginaire, cette brillance phallique, un versant symbolique, tout ce qui peut se dire sur ces échanges, et puis un versant réel qui concerne ce côté profond de la jouissance de chacun, de sa jouissance corporelle, et comment il est martyr de cette jouissance, du fait de garder cet objet par-devers lui dans son corps. Il est soumis à un feu continu comme ça, à une souffrance continue dont il pourra se dégager. C’est ce que l’on peut attendre de tout effort civilisationnel, c’est-à-dire de tout discours civilisationnel, de toute symbolique civilisationnelle, de nous dégager un peu du corps, de pouvoir médier un certain nombre de nos échanges par la parole.

Question : Comment le système organise nos rapports avec l’extérieur de manière à ce qu’il n’y ait pas de manque …avoir une télé allumée en permanence… un téléphone…

P. Arel : C’est-à-dire que s’ils s’enferment dans cette pulsionnalité, puisque là vous parlez de la « pulsionnalité » scopique avec la télévision, ou la « pulsionnalité » anale qui va être de garder comme ça, ne serait-ce que de rester cloîtré à la maison. Je pense à un obsessionnel, comme ça, qui a des rites de fermetures de portes, de robinets, il est en train de s’isoler. Mais il ferme aussi ses écoutilles, il n’entend plus ce que disent les autres. Et cela, c’est une involution, c’est un garçon qui a une pathologie particulière, parce qu’il est aussi persécuté, il est aussi dans une paranoïa sensitive, et le symptôme lui permet de sortir de sa paranoïa. Mais en même temps, pour l’instant, ce qu’il affirme par ce symptôme c’est que non, il ne veut rien lâcher. Il est en train à la fois de s’isoler et en même temps d’aller solliciter les autres pour qu’ils lui apportent une réponse. Il est très illustratif de ceux qui peuvent savamment susciter de la demande chez l’autre pour qu’il vienne résoudre son propre problème.

Question : le souci d’égalité… peut-il renforcer l’enfermement

P. Arel : Tant qu’il reste dans cette visée que lui a l’objet qui, s’il était équitablement distribué, tant qu’il reste là-dedans, et en même temps regardez ce qui arrive à l’obsessionnel. C’est quelqu’un de gentil du coup, puisqu’il est partageur, il a le souci de… de par le refoulement de son agressivité… sa politesse. Ce qui vient le navrer et le désoler ensuite c’est de voir comment il peut faire le vide autour de lui, faute de…, parce qu’en même temps il va être dans un refus de l’échange petit à petit. Il a cet idéal égalitaire, mais en même temps il est dans un refus de l’échange, c’est-à-dire que, avec sa procrastination, quand il veut faire son gros cadeau, ça n’intéresse plus personne. Et il ne comprend pas l’agressivité qu’il peut déclencher chez l’autre, cette réponse du Réel, cette réponse qui lui vient de l’autre elle est souvent agressive. Et dans la conjugalité lui qui essaye d’aplanir les angles, de répondre à la demande de l’autre par cette comptabilité, en disant, « tu vois j’ai fait ça, et t’es pas contente, enfin qu’est-ce qui se passe ? » il est là donc dans l’impasse même de son symptôme de par l’attachement qu’il a à la matérialité, enfin de ce qu’il pense être la matérialité de son objet. Parce qu’il n’est pas plus égalitaire que les autres finalement, puisqu’inconsciemment il s’estime plus égal que les autres. C’est lui le meilleur et c’est lui la plus belle et c’est ce qui va agacer sa compagne.

Question : la névrose propre au masculin…

P. Arel : Parce que cette inégalité homme/femme était beaucoup plus affirmée du temps de Freud, et jusqu’à l’époque de Freud, alors que maintenant nous sommes avec ce souci d’égalité et de parité… Et c’est justement cela que précisément la possession ou non d’un organe pénien, n’a rien à voir avec l’affaire, c’est que des femmes peuvent s’estimer aussi bien possesseures de cet objet, et du coup de vouloir, comme ça, le partager tout en s’estimant plus égales que les autres.

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