Exposé Fait à Gap le 20 Avril 2015 dans le cadre des Conférences d’introduction à la psychanalyse

(…) En quoi la psychanalyse serait-elle autorisée à parler du narcissisme ? Après tout, le concept n’est pas freudien et le narcissisme ne se présente pas comme une pathologie à traiter, mais plutôt comme un trait du cas, et qui peut d’ailleurs se réclamer de n’en n’avoir pas ? On pourrait même penser que son absence totale peut être un handicap. Le narcissisme, lorsqu’il est aujourd’hui critiqué, est accolé à un autre terme, celui de pervers ; « Pervers narcissique » étant le terme soit disant scientifique pour désigner aujourd’hui celui que l’on soupçonne de jouir de son pouvoir.

Pour avancer sur cette question, on va partir du mythe grec auquel Freud fait référence, ce mythe, on le trouve chez plusieurs auteurs (Plotin, Pausanias, Pline…), mais la version la plus connue est celle d’Ovide dans les Métamorphoses. Narcisse fils d’une nymphe et d’un fleuve est parti chasser, il est fourbu, il va alors se reposer. Il arrive près d’une mare qui possède une caractéristique, c’est qu’elle est vierge de toute intrusion, rien ne l’a jamais troublé, même pas une branche. Narcisse se penche au-dessus de la mare pour y boire et là, ce qu’il voit il ne le reconnaît pas, dans son reflet il voit un autre et il en tombe amoureux, « il est dupe » dit Ovide. Soudain il se rend compte que c’est lui, il est sidéré et il brule d’amour pour lui-même. C’est le déchirement, parce qu’en réalisant cela il réalise qu’il ne pourra jamais séparer cette image de son corps pour l’aimer et faire du deux, ne pouvant faire du deux il fera alors du UN dans la mort, il se transformera en fleur, le narcisse.

Alors j’ai repris ce récit pour vous faire entendre deux choses : la première c’est que la dimension mortifère à l’œuvre dans le narcissisme c’est celle qui concerne la mort du désir : Narcisse gélifie la vie, le désir, fige le sujet. Dans la Grèce antique, les narcisses étaient d’ailleurs des fleurs réservées aux rites funéraires. La seconde c’est un paradoxe, c’est que contrairement au mythe, le narcisse de la réalité ne se satisfait pas de son image, car c’est bien son malheur, il lui faut toujours un autre (petit a ou A) pour pouvoir jouir de lui-même, le narcissisme est pris dans une adresse, il a toujours besoin d’un témoin, c’est-à-dire qu’il a toujours besoin d’être certifié par un regard, c’est ce qui le rend extrêmement dépendant et donc – c’est son paradoxe – peu assuré. Hélène Deutsch, une analyste des années 30 écrivait : « Freud émit un jour en petit comité l’opinion selon laquelle nous pourrions considérer comme pleinement heureux le narcisse qui vit en totale indépendance psychique vis-à-vis du monde qui l’entoure. Ce Narcisse heureux me semble une construction purement théorique : car celui que nous rencontrons dans la vie est si dépendant de l’affirmation de son autosatisfaction narcissique, qu’il est bien plus esclave que l’homme gouverné par ses affects »

A partir de cela, on peut proposer une définition originale du narcissisme : le narcissisme c’est se faire/voir. Mais il faut vraiment que vous entendiez tout ce qui est inclus dans cette formule, il y a le « se faire », comme on dit  « se faire baiser », c’est-à-dire que cela implique quelque chose d’une place d’objet, d’une réduction à être l’objet d’un regard ; et lorsqu’un sujet est pris dans cette dynamique du se faire voir, éventuellement du se faire bien voir, il passe totalement à côté de la question de son désir. Parce que lorsque vous êtes en représentation, vous vous mettez au service d’un idéal, pour faire bonne impression, d’un enfant, on dira qu’il est « sage comme une image » et certains le restent toute leur vie. Je pense par exemple à cet homme d’une quarantaine d’années qui présente une inhibition très ancienne, à savoir que pour embrasser une femme sur laquelle il porte son dévolu, il lui faut une garantie, la garantie qu’elle va consentir à ce baiser. Tant qu’il n’avait pas – qu’il n’avait pas quoi ? – qu’il n’avait pas quelque chose qui ressemblait à une autorisation, c’était impossible pour lui, impossible donc de manifester son désir pour elle. Vous voyez ce que cela peut couter cher dans la vie d’un homme, le fait de vouloir rester le gentil garçon bien propre sur lui, l’idéal masculin pour sa maman, c’est-à-dire celui qui ne se conduit pas comme un cochon !  J’espère que vous commencez d’entendre combien je suis en train de vous présenter une face du narcissisme qui n’est pas du tout celle qu’on imagine de prime abord ; ce lien entre narcissisme et inhibition est pourtant un lien tout à fait essentiel.

Freud avait fort bien repéré cette antinomie entre narcissisme et désir ; au fait que ce narcissisme « infantile » comme il l’appelait, était un des freins au travail de l’analyse, un élément de résistance du moi, que c’était une des causes des sorties précipitées des cures, ou alors de l’impossibilité de les commencer, comme dans le cas des névroses dites « narcissiques ». De façons générales d’ailleurs, sans même parler d’interprétations, certaines questions de l’analyste à son patient sont parfois totalement censurées par la dimension narcissique. Ce narcissisme, l’homme Freud en faisait aussi les frais puisque c’était une des raisons qui conduisait ses disciples à préférer leur propre cuisine plutôt que celle de Freud et à prendre le large avec leur conception à eux de l’inconscient, en général désexualisé.

A partir de 1914, il va publier durant 4 ans des textes importants qui traitent de cette question, il y a bien sûr Pour introduire le narcissisme mais aussi Au-delà du principe de plaisir, Le moi et le ça et Psychologie des masses et analyse du moi qui sont tous articulés autour de la question du narcissisme. La fonction narcissique est un des socles primordial de la condition humaine, ce fut donc une question importante pour Freud et cruciale pour la psychanalyse.

Le narcissisme, Freud va donc l’articuler à sa théorie de la libido, pour la simple raison qu’il constate que ce narcissisme se greffe sur cette libido pour jouer sa propre partition. Dans son livre Introduction à la psychanalyse vous trouvez d’ailleurs un chapitre qui regroupe les deux, La théorie de la libido et le narcissisme de même que son texte Pour introduire le narcissisme se trouve dans un recueil qui s’appelle La vie sexuelle. Une des conséquences de cette présence du narcissisme dans l’économie de la libido, c’est qu’il vient faire obstacle à quelque chose d’essentiel : l’altérité dans le désir. Qui j’aime dans l’autre ? Ce qui est moi ou ce qui est autre ?

Restons un petit instant sur la théorie de la libido freudienne dont vous allez voir qu’elle soutient un certain nombre de choses à la fois stimulantes pour l’esprit et dérangeantes… pour notre narcissisme. Le premier postulat freudien sur la libido, c’est d’affirmer qu’il s’agit d’une force constante, autrement dit, « je n’ai pas de libido » comme on peut l’entendre, ne signifie pas absence de libido mais refoulement ou détournement libidinal ; toute la théorie du symptôme chez Freud est bâtie sur ce postulat. Présente dès la naissance, la libido pousse le petit être à rechercher une satisfaction auto-érotique – dont le suçage du pouce est l’exemple le plus flagrant – que Freud qualifie de sexuelle. Pourquoi ce qualificatif ? : « Nous devons étendre la dénomination « sexuel » – écrit-il – aux activités de la première enfance en quête de jouissances locales que tel ou tel organe est susceptible de procurer ». Freud compare la libido à la faim : « la libido désigne la force avec laquelle se manifeste l’instinct sexuel comme la faim désigne la force avec laquelle se manifeste l’instinct d’absorption de nourriture » (1917, Introduction à la psychanalyse, p. 292), on pourra tout de même faire cette remarque que si la nourriture apaise la faim, l’acte sexuel ne fait pas disparaître l’amour, dans le meilleur des cas du moins. Ce qui peut déjà vous indiquer qu’amour et désir ne font pas nécessairement un.

Voici donc le tableau inaugural de la sexualité auto-érotique auquel le sujet va devoir renoncer pour privilégier une libido d’objet, c’est-à-dire une sexualité qui le confrontera à l’altérité. Le narcissisme, lorsqu’il reste fixé sur sa propre personne est alors un  « incident de parcours », et Freud cite comme exemple l’homosexualité. Freud a pu définir le narcissisme comme une bouche qui s’embrasserait elle-même, et cela m’a conduit à me demander si pour lui il existait un lien entre l’oralité et le narcissisme.

Freud sépare donc sexualité et procréation chez le parlêtre et postule que l’enfant n’est pas un être pur mais un petit jouisseur qui satisfait sa libido à sa façon : « Si le nourrisson était capable de faire part de ce qu’il éprouve, il déclarerait certainement que sucer le sein maternel constitue l’acte le plus important de la vie ».  L’autre postulat freudien, c’est qu’il n’y a pas d’unité de la libido à l’origine : « La sexualité infantile, envisagée dans son ensemble, ne présente ni centralisation, ni organisation, toutes les tendances partielles jouissant des mêmes droits, chacune cherchant la jouissance pour son propre compte », c’est dans un second temps, dans le meilleurs des cas, que cette libido va s’unifier sur le versant génital et se polariser sur un objet extérieur au sujet « au service de la procréation » pour reprendre l’expression de Freud. La libido présente donc cette caractéristique qu’elle peut s’investir autant du côté du moi – c’est le narcissisme – que sur un objet extérieur.

Ce qui est important de souligner, c’est que la théorie de la libido freudienne s’est inscrite dès 1904 à contre-courant du discours de l’époque qui établissait une sexualité normale, répondant aux exigences de l’instinct et une sexualité dégénérée qui s’expliquait par des tares familiales, des troubles neurologiques, etc. Vous trouvez cela dans la plupart des manuels de psychiatrie de l’époque, par exemple dans Psychopathia sexualis de Krafft Ebbing. Freud renverse les perspectives : « la pulsion sexuelle existe d’abord indépendamment de son objet », cela le conduit à faire des déviances sexuelles les conséquences d’un accident de l’histoire du sujet, ce qui évidement permet de sortir du clivage entre les normaux et les anormaux, mais aussi de souligner que le sujet ne décide rien, l’hétérosexualité ne se décide pas plus que l’homosexualité ou la pédophilie « Les pervers sont des pauvres diables qui expient très durement la satisfaction qu’ils ont tant de peine à se procurer » écrira-t-il.

Chez les animaux, la vie sexuelle est ordonnée, innée et si nous étions comme eux, elle nous occuperait beaucoup moins l’esprit. Le désir chez l’animal n’existe pas, c’est le besoin qui l’anime, un besoin déterminé par les coordonnés de son espèce, où c’est la perception directe qui commande : une tâche particulière sur le dos de la femelle, une odeur spécifique et crac, l’affaire est entendue jusqu’à la prochaine saison des amours, autrement dit, la réalité de l’animal est organisée par ses organes sensoriels. L’animal ne se pose pas de problème moral, pas de responsabilité, pas de choix à faire, c’est comme ça et il ne sait même pas que c’est comme ça. Chez le parlêtre, la libido sexuelle n’a pas à l’origine, d’objet prédéfini, l’objet sur lequel va se fixer la pulsion sexuelle est une construction, c’est une des grandes découvertes de la psychanalyse sur laquelle les successeurs de Freud ne sont pas revenus.

L’apport de Lacan par rapport à ce constat freudien, ce sera d’affirmer que c’est notre condition d’être parlant qui a cette conséquence, que ce ratage qui n’existe pas chez l’animal, ce ratage à attraper l’objet, est inscrit dans le langage. Charles Melman, un élève de Lacan, résumait récemment très bien cela : « La psychanalyse, si elle a quelque chose à transmettre, c’est à faire valoir ce qui constitue l’humanité, ce qui fait qu’il y a cet étrange animal qui s’appelle l’humain et qu’il doit ce statut au fait d’être soumis, d’être réglé par les lois de la parole […]. Les lois de la parole, cela veut dire que notre relation au monde est réglée par un système qui fait que le désir est exposé à une insatisfaction radicale parce que son objet échappe à toute prise […] » (Charles Melman, La transmission de la psychanalyse).

Pour Freud donc, chez le nourrisson l’auto-érotisme est premier, c’est sur lui que le narcissisme de l’enfant va se greffer dans ce qu’il appellera plus tard un narcissisme primaire normal, « investissement libidinal originaire du moi ». C’est un état ou la libido du moi et la libido d’objet ne sont pas différenciés, « le moinous dit Freudest alors le réservoir premier de la libido ». Dans un second temps, libido du moi et d’objet se différentient mais les avatars de la vie peuvent tantôt privilégier l’une et tantôt l’autre, il évoque par exemple la maladie organique qui se traduit par l’égoïsme propre aux malades mais on pourrait évoquer la passion amoureuse qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser spontanément, relève plus de l’emballement imaginaire du moi, que d’un rapport d’altérité dans le sexuel. Certaines vies sexuelles d’ailleurs, restent essentiellement inscrites dans la dimension narcissique, que Freud désigne sous le terme de « narcissisme objectal ». Don Juan par exemple, pour qui ce qui compte, ce n’est pas de rencontrer une femme mais de se voir et de se faire voir comme un grand séducteur. Au bout du compte, Don Juan ne baise qu’avec lui-même.

La lecture énergétique que fait Freud des deux libidos qui sont en interaction l’une par rapport à l’autre nous conduit aussi à quelque chose qui me semble important : c’est que le premier facteur de refoulement de la libido sexuelle, c’est le narcissisme et cela pour une raison très simple, c’est que le narcissisme s’oppose au sexuel parce qu’il vise un idéal, c’est-à-dire quelque chose du côté du beau, quelque chose qui est littéralement à l’opposé des cochonneries, alors on refoule…

Alors pour avancer un peu plus sur cette question du narcissisme, je voudrai que nous nous arrêtions un instant sur quelque chose qui fait partie de la banalité du quotidien, à savoir l’intérêt que nous avons à nous regarder dans un miroir ! Relevons déjà ce petit paradoxe, c’est que de cette image là on ne se lasse pas. Notre coiffeuse qui passe ses journées devant la glace et qui nous surprend par les petits coups d’œil qu’elle se lance, mais qu’elle se lance pour quoi, que va-t-elle vérifier ? Qu’allons-nous voir dans cette image que nous ne saurions déjà ?  Dalida, la chanteuse, confiait que c’était cet instant du premier reflet dans le miroir, qui allait décider de son humeur.

Et puis il existe aussi un autre phénomène dont vous avez aussi tous fait l’expérience, c’est l’effet de surprise dans le miroir, c’est-à-dire ce moment particulier ou tout à coup vous vous voyez dans un miroir sans l’avoir anticipé, cela produit quelque chose de saisissant et parfois d’étrangeté, de division entre soi et son image avant – on peut dire les choses comme cela – avant de pouvoir l’intégrer, c’est-à-dire de la symboliser. Parce qu’avant cette intégration, cette image est autre, comme Lacan nous en parle dans son texte sur le stade du miroir.

Eh bien la première chose que nous pouvons dire de cette image dans le miroir, c’est qu’elle vient témoigner d’autre chose que d’elle-même, elle n’est pas simple reflet ; c’est bien cela qui spécifie notre particularité humaine, c’est que si certains animaux se reconnaissent dans le miroir, les singes bonobos par exemple, la différence tient en ceci c’est qu’ils n’en n’ont rien à faire. Pas de narcissisme chez l’animal : le paon peut bien faire la roue, ce qu’il vise ce n’est pas l’effet qu’il va produire pour s’auto-satisfaire, pour jouir de son image, dans l’œil de l’autre, ce qu’il vise c’est la femelle pour jouir d’elle. Avouez que c’est très différent !

L’une des originalités de ce texte de Lacan, et c’est comme cela qu’il faut le lire, ce n’est pas de dire que l’enfant se reconnaît dans un miroir dès l’âge de six mois ; c’est de dire que cette étape ne vient pas seulement témoigner d’une performance nouvelle, mais qu’il est un événement dans la constitution de la subjectivité et plus particulièrement de la constitution du moi. Ce texte de Lacan est un texte subversif qui vient balayer l’idée que l’homme occidental se faisait de lui-même, de sa conscience, de son cogito et de l’illusion d’autonomie de son moi. Lacan remet en cause l’idée du sujet auto-engendré, celui qui a la faveur de notre idéologique actuelle et dont je peux vous donner un exemple très simple : regardez un peu comment sont fait aujourd’hui la majorité des faire-part de naissance, c’est le nouveau-né lui-même qui le rédige, ou alors son frère de 3 ans, les parents à la trappe ! Lacan inverse donc la conception de la constitution du psychisme : ce n’est pas une opération interne, relevant d’une maturation, mais une opération externe qui s’inscrit dans notre aliénation à l’Autre.

Avant cet épisode dont nous parle Lacan, l’enfant est déjà en mesure de reconnaître les familiers dans le miroir, il les regarde, il leur tend  les bras, mais pas lui-même. Jusqu’au moment ou ce bonhomme qu’il voyait dans le miroir, ce bonhomme il le reconnaît, c’est lui. Mais contrairement au singe – qui va s’en désintéresser – (Lacan parle alors « d’inanité de l’image »), malgré ses compétences et sa plus grande autonomie.

« L’enfant […] éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété ».

C’est-à-dire qu’il entre en relation avec cette image, il tire satisfaction de cette interaction entre son agitation et ce qui se passe du côté du miroir, cette satisfaction étant à la hauteur du fait qu’il s’y  reconnaît. On peut donc déjà s’interroger : qu’est ce qui fait que ce spectacle produit de la jubilation chez le petit d’homme alors que l’animal qui s’y voit n’y trouve aucun intérêt. Autrement dit, qu’est ce qui prédispose l’enfant à se contempler, qu’est ce qui était déjà présent chez lui pour le prédisposer à jubiler face à cette image ? Car ce n’est pas une opération automatique, ce n’est pas l’effet d’un apprentissage éducatif, un enfant autiste n’y réagira pas de cette façon.

Ce spectacle est repérable dès l’âge de 6 mois, jusqu’à 18 mois, une période ou l’enfant, très immature au niveau de sa coordination motrice, dont le système nerveux est non achevé, est dans une totale dépendance à l’autre, « l’autre secourable » tel que Freud désignait la mère ou son équivalent.

Eh bien ce qu’il faut avoir à l’esprit, c’est que cet épisode n’est pas premier chez l’enfant, il intervient dans un contexte ou l’enfant baigne depuis un bon moment dans le Symbolique, dans le champ de la parole et du langage, il est aussi objet du regard de l’autre. Mais ce Symbolique auquel il a affaire, ce n’est pas seulement celui propre au langage, mais il se tisse aussi à partir de ce que l’enfant perçoit, dans sa sensibilité, dans son ouverture au monde qui l’entoure, et cela dès les premières heures de sa vie.

« Quelqu’un avait posé la question à Lacan : un aveugle traverse-t-il le stade du miroir ? Lacan avait répondu qu’évidement, le stade du miroir est fabriqué dans le champ du langage et pas chez le miroitier du coin. Le miroir dont parle Lacan est instauré d’emblée dans le champ du langage » (Jean-Paul Hiltenbrand, Regard et imaginaire du corps).

L’enfant, donc, jubile devant cette image.

« Cette activité conserve pour nous, jusqu’à l’âge de 18 mois le sens […] qui n’est pas moins révélateur d’un dynamisme libidinal […] que d’une structure ontologique du monde humain qui s’insère dans nos réflexions sur la connaissance paranoïaque ».

Cet événement, sa spécificité, nous révèle que cette image est érotisée, c’est-à-dire que c’est cette image inaugurale qui va commander son érotique personnelle. Bref, le premier amour ce n’est pas la mère, c’est cette image, la seule que l’on n’efface pas.

Ce que Lacan dégage du stade du miroir le conduit donc à renverser nos conceptions spontanées du désir : le dynamisme libidinal n’est pas une force qui provient du fond du sujet comme Freud pouvait l’avancer, éventuellement d’origine organique, mais découle de quelque chose d’extérieur à lui-même.

Lacan précise un peu plus loin que cet épisode ne relève pas d’une reconnaissance de son reflet dans le miroir mais d’une identification ; ce qui est très différent puisque se reconnaître c’est déjà se connaître, c’est se retrouver, par contre je m’identifie à ce qui est autre. Identification  impliquant, nous dit Lacan que le sujet « assume cette image », qu’il l’assume en tant qu’autre.

J’insiste sur un point capital, c’est que cet épisode au miroir se produit chez un être totalement immature, caractérisé par une impuissance motrice et posturale, incoordination des fonctions, discordance des pulsions. Ce manque initial est réel, c’est le Réel du corps insuffisant de l’enfant. C’est sur ce fond de Réel que l’image au miroir va être assumée comme totalité, mais sur un mode anticipatoire. Ce point est essentiel, on va voir pourquoi.

Cette image dans le miroir va devenir la matrice du moi non encore constitué chez l’enfant.  « Forme totale du corps » nous dit Lacan, c’est une image idéale. Pourquoi est-elle idéale ? Parce qu’elle est en opposition avec l’incoordination motrice, le déficit corporel qui caractérise le jeune enfant. Cette forme correspond à ce que Freud appelle ideal-ich ; le moi idéal, gardez ceci à l’esprit, relève de l’Imaginaire, c’est l’imaginaire de la toute-puissance infantile, il est élaboré à partir de cette image du corps propre dans le miroir.

Ce n’est donc pas seulement l’identification à cette image dans le miroir comme constitutive du moi qui caractérise le parlêtre, c’est que cette image est vécue comme idéale, elle est idéale car perçue comme totalité. L’idéal, c’est ce qui ne manque de rien ; mais comme nous sommes des êtres fondamentalement manquants, l’idéal c’est ce qui nous rend féroce, notamment envers nous-même.

Le stade du miroir de Lacan c’est donc le moment où la béance primordiale du sujet, son manque originaire lié à sa prématurité, va être suturé par cette image. C’est un flash narcissique lié à cette illusion de complétude que le sujet ne parviendra jamais à reproduire mais qu’il n’oubliera pas.

Il s’agit donc d’une étape essentielle dans la constitution de la subjectivité, mais tout l’enjeu pour ce petit sujet va être de pouvoir restaurer cette dimension du désir en réponse à cette fermeture produite par le narcissisme « On sort du stade du miroir passif et sans désir […] les être narcissiques ont de temps en temps de petites étincelles mais foncièrement, ils n’aiment pas le désir » (Hiltenbrand -19/5/99). L’enfant va devoir abandonner son narcissisme, c’est-à-dire à l’imaginaire d’une place d’exception, celle qui ne manquerait de rien, pour accepter d’être comme tout le monde, un parmi d’autres. C’est en cela par exemple, que l’entrée à l’école peut être une épreuve pour lui.

Ce renoncement, Freud l’évoque déjà dans son texte Pour introduire le narcissisme où – contrairement à ce qui est souvent affirmé – il différentie bien le moi-idéal que je viens d’évoquer, et l’idéal-du-moi incarné, nous dit Freud, par « les voix », autrement dit par une parole représentant ce vers quoi l’enfant va devoir s’engager, impliquant l’amputation d’un Imaginaire dont Freud témoigne bien dans son texte qu’il reste teintée de nostalgie… ce que Lacan soulignera dans cette jolie formule : « […] dans la relation du sujet à l’autre de l’autorité, l’Idéal du Moi, suivant la loi de plaire, mène le sujet à se déplaire au gré du commandement ; le Moi Idéal, au risque de déplaire, ne triomphe qu’à plaire en dépit du commandement ». Pourquoi se déplait-il « au gré du commandement » ? Parce que l’idéal du moi implique un renoncement, renoncement au narcissisme de la petite enfance, celui d’une perfection non écornée.

Le moi idéal, c’est le moi infantile et l’idéal du moi c’est celui qui résulte du discours de l’Autre, c’est-à-dire « les voix » dont parle Freud, ce qui ne se résume pas au langage, cela peut être un cri ou un regard, tout un ensemble de choses qui témoignent de ce que Lacan appelle « le désir de l’Autre », de l’Autre paternel en particulier en tant qu’il fait autorité pour l’enfant, mais pas autorité en tant qu’autoritaire, mais autorité au sens de reconnaissance, ce qui fait autorité pour lui.

Pour dire les choses autrement, ce passage du moi-idéal à l’idéal du moi, c’est une opération dans laquelle l’enfant va changer d’objet : là ou l’objet auquel il s’identifiait, c’était son propre moi, il y renonce pour en trouver un autre et cet autre objet d’identification, inscrit, lui, dans sa relation à l’Autre, va avoir une conséquence essentielle, c’est qu’il va lui permettre de désirer : désir et idéal du moi marchent main dans la main. Tout cela bien sûr est un processus inconscient complexe, qui se dialectise progressivement et que Lacan a désigné sous le terme de Nom-du-Père.

Si vous relisez ce texte de Freud Pour introduire le narcissisme avec ces éléments dans la poche, vous pourrez alors aussi prendre la mesure d’une chose essentielle : c’est que le sujet est toujours en balance entre son moi-idéal et son idéal du moi, que les choses ne sont jamais acquises une bonne fois pour toute. C’est parfaitement repérable dans le texte et notre modernité en témoigne encore plus que du temps de Freud. Nous sommes en effet dans une culture de l’image de soi, des soucis esthétiques de son image, autant aujourd’hui du côté des hommes que des femmes. Alors, peut-on dire que l’individualisme contemporain ne relèverai-t-il que du narcissisme ? Ce n’est pas sûr du tout. Pour autant, dans le social, cette prévalence du narcissisme conduit à l’inflation des revendications identitaires : arrières petits-enfants d’esclaves, de colonisés, transsexuels, sexe neutre, Wallons et Flamands etc., tous réclament une reconnaissance, mais le problème, si vous m’avez bien suivi, le problème c’est que cette demande de reconnaissance, qui relève de l’Imaginaire, ne produit aucune assise, aucune garantie, autrement dit n’est jamais suffisante : c’est une quête sans fin.

Une autre conséquence de cette prévalence du narcissisme dans notre modernité, vous pouvez la trouver du côté des politiques, inhibés dans leurs actes de peur d’être mal vu ou encore, du côté des parents qui ne peuvent tenir leur place par crainte de se faire détester de leurs bambins, le narcissisme, on l’a vu, inhibe, il empêche l’acte. Le narcissisme c’est donc une impasse, pas pour des raisons morales, mais pour des raisons de structure : un sujet ne peut pas trouver d’assise avec son narcissisme.

J’avais évoqué au début de mon exposé le fait que si Freud s’est intéressé au narcissisme parce qu’il était un facteur qui venait compromettre les cures analytiques ; ce facteur est d’ailleurs peut être encore plus d’actualité aujourd’hui et si Freud en 1939 évoquait le roc de la castration comme ce qui vient mettre un obstacle à ce qu’une cure se termine, aujourd’hui on pourrait aussi parler du roc du narcissisme chez nos patient de la modernité. Alors si le narcissisme est un frein, une résistance aux avancés de la cure – car plus le moi est investi narcissiquement plus les résistances sont fortes – l’analyste pourrait alors être tenté de chercher à l’ébranler pour faire bouger les choses. Le problème, c’est que le narcissisme est un bloc, qu’on ne peut l’attaquer de front, il ne peut y aller que par petite touche, pas plus que ce qui est supportable, Freud appelait cela « le tact ». De toute façon, au bout du compte, si l’analysant ne veut pas renoncer à sa jouissance narcissique, l’analyste ne pourra pas le faire à sa place.

Ne croyez pas d’ailleurs que cette question du tact ne concerne que la place de l’analyste, dans son travail avec les éducateurs, j’insiste très souvent sur l’importance de ménager le narcissisme des parents dont les enfants sont placés par exemple, et de ne pas débarquer chez eux avec notre savoir, notre bonne conscience et notre volonté de les changer.

L’autre difficulté avec le narcissisme, c’est que pour le patient il est difficile à abandonner pour une raison très simple : c’est que c’est un aiguillon. Il nous pousse à accomplir des choses, à produire un effet – et c’est cela qui est essentiel – un effet dont on va pouvoir mesurer concrètement son efficacité sur l’autre. Mais il y a un prix à cela, c’est qu’au regard du narcissisme, on aurait toujours pu être plus brillant : Narcisse est un être persécuté par son narcissisme.

Avec le désir c’est plus compliqué, d’abord le désir c’est un furet, vous ne savez jamais où il se situe vraiment puisqu’il est d’essence inconsciente, il n’est pas positivable, qui peut dire « mon désir fondamental c’est cela ? », et puis il n’est pas toujours confortable, le désir dérange, il divise, c’est d’ailleurs parfois parce qu’on est divisé qu’on peut saisir qu’il est là, et puis il dépend de votre bonne disposition à le prendre en compte, ce n’est pas un aiguillon. Mais le désir diffère du narcissisme sur un point capital : c’est que ce qu’on perd en éclat, on le gagne en assise. Cela ne veut pas dire qu’il faut bannir le narcissisme, on ne peut pas vivre sans, mais c’est sa prévalence qui est un frein au désir.