Exposé à Briançon, Conférences d’introduction à la psychanalyse en mars 2017

Alors pour commencer, je voudrais vous dire que mon titre n’a absolument pas une volonté de provocation ou de polémique, il ne s’agit pas d’infirmer ce que Freud a essayé de défendre, mais plutôt, et c’est un des axes de ce travail, d’essayer à la fois de vous permettre de prendre la mesure des avancés lacaniennes sur la question de la pratique analytique, mais aussi d’essayer de vous faire entendre que la formule lacanienne « C’est à vous d’être lacaniens, si vous voulez. Moi, je suis freudien. » (Séminaire de Caracas, 1980), est vraiment à prendre au pied de la lettre, c’est-à-dire que la fidélité de Lacan vis-à-vis de l’inventeur de la psychanalyse est une réalité et plus je lis Freud, plus je prends la mesure de ceci. J’espère que cet exposé va témoigner de la façon dont Lacan a su vivifier et enrichir la théorie freudienne et notamment dans le champ de la praxis, comme je vais essayer de vous le faire entendre ce soir.

S’il n’existe pas de théorie lacanienne mais des formalisations, sans cesse repoussées, remises sur le travail par Lacan dans ses séminaires, il existe une théorie freudienne du psychisme au même titre qu’il a posé le cadre d’une technique analytique. Néanmoins, du fait de l’objet qui anime la psychanalyse, l’inconscient, du fait du dispositif de la cure elle-même, l’association libre, toute volonté de standardiser la cure contrevient à son objet même et cela, est présent chez Freud lui-même. Mais Freud, j’insiste, était aussi pris par une volonté de faire école et d’être crédible comme scientifique, il lui fallait donc formaliser un certain nombre de choses.

Alors pour entrer dans le vif du sujet, je vais partir d’un épisode très ancien qui s’est produit pour moi lorsque j’ai décidé de m’installer comme analyste après un certain nombre d’années en institution. J’avais reçu une personne qui m’a causé un certain embarras : je n’y comprenais rien ! C’est-à-dire que j’étais incapable de dégager un axe dans son discours. Aujourd’hui, je peux dire que la première cause de cet embarras ne venait pas d’elle mais de ce qu’implique le fait de s’engager dans une activité libérale. Celle-ci diffère d’une pratique institutionnelle en ceci que même si vous recevez seul une personne, dans une institution, vous n’êtes jamais seul : vous avez bien sûr un certain nombre d’interlocuteurs éventuels qui travaillent avec vous, vous avez aussi de façon plus ou moins formulée une attente institutionnelle, un travail à fournir, un compte rendu à rédiger, et enfin, dans la majorité des cas, la personne que vous rencontrez vous rencontre en tant qu’agent de cette institution, peut-être même est-elle adressée par un tiers, par un prescripteur parfois, etc. Autrement dit, en institution, la question de l’implication subjective ne se pose absolument pas comme condition sine qua non, et je précise : ni pour l’un, ni pour l’autre. Un patient à l’hôpital où je travaille, me faisait un jour remarquer que s’il n’avait pas prévenu pour annuler son rendez-vous, ce n’était pas dramatique puisque, disait-il « vous êtes tout de même payés ! »… Le dispositif libéral diffère donc de celui propre à l’institution car il implique un engagement complètement différent par rapport à ce qui se produit, la plupart du temps, en institution.

Cet embarras que j’éprouvais avec ma première patiente, c’est en partie de ce côté-là qu’il se situait : pas d’Autre de l’institution en libéral, pas de légitimité officielle, avec son côté confortable et parfois pesant. En libéral, ce n’est pas en tant qu’agent d’une institution que vous opérez, agent donc interchangeable, mais en votre nom. En cabinet, juste votre désir pour assumer cette place, pour soutenir l’importance de la parole mais aussi celle du silence, juste votre désir pour recevoir des honoraires, sans diplôme et sans résultat garanti.

C’est cet embarras qui m’a donc conduit à m’adresser à un analyste chevronné, un contrôleur, pour y voir plus clair. Au fil de l’échange, cet homme évoque les conditions indispensables pour se dire analyste : d’une part d’avoir mené sa propre cure jusqu’à son terme et, en second lieu, d’avoir pu mener jusqu’à son propre terme la cure d’un patient, autrement dit d’avoir fait ses preuves dans sa disposition à pratiquer l’analyse.

Évidemment, la question qui se pose d’emblée est de savoir ce que signifie le terme d’une analyse, s’agit-il de la levée du symptôme et si oui, de quel symptôme parlons-nous ? S’agit-il du symptôme médical ou de tout autre chose ? Le symptôme médical, nous le connaissons, il se définit au regard d’une norme, aussi dans la clinique médicale la plainte n’est pas obligatoire pour proposer une thérapeutique, un examen sanguin suffit, trop de cholestérol, trop de sucre, un verre de trop et vous voilà médiqué.

L’analyste J le symptôme qui fait tache, par exemple un enfant qui ne fait rien en classe, mais ce qui fait tache pour le sujet lui-même, ce qui fait question, voire symptôme pour lui, par exemple « avec les filles, j’y arrive pas », c’est-à-dire à partir d’un point de non-savoir, pas d’un non-savoir technique, mais d’un non-savoir qui concerne une vérité singulière, subjective, autrement dit, pas n’importe quel symptôme. Et s’il n’y a pas cela qui se dégage, il n’y a rien qui peut s’engager, on ne peut forcer personne à se mettre au travail puisque par définition, tout travail désigne un objet. Vous voyez, c’est très différent de la lecture médicale et ça pose bien sûr beaucoup de problèmes pour un psychologue en institution qui se réfère à la psychanalyse, puisqu’il reçoit des demandes à partir du symptôme médical.

Dans une conférence récente donnée à Manosque, Charles Melman nous l’a rappelé : « Le symptôme concerné par la cure analytique c’est le symptôme du sujet en défaut vis-à-vis de sa vérité subjective. Cette vérité subjective, ce n’est pas celle de l’analyste, ni celle des conventions sociales du moment, ni celle du sujet de la conscience. C’est une vérité qui échappe au patient, mais dont il souffre de ne pouvoir s’y engager ». Autrement dit, la cure suppose une demande, demande liée à un défaut de savoir du côté de cette vérité subjective, car sans cela – et l’exemple des patients venus sur injonction conjugale en témoigne – nulle possibilité de transfert à l’analyste, nulle possibilité d’avancé : on ne fait pas de cure à l’insu du sujet !

La cure analytique par ailleurs, ne doit pas se poser comme condition sine qua non ; la fonction de l’analyste c’est, en premier lieu d’accueillir une parole, pas d’imposer illico presto un dispositif idéal. Certains viennent nous voir parce qu’ils n’ont pas d’interlocuteur, cela ne va pas plus loin, il ne s’agit pas de les éconduire mais de parier qu’un jour peut-être quelque chose d’autre pourra advenir.

Pour un sujet, cet accès à sa vérité subjective ne peut se faire à coups d’exercices, de protocoles, etc., pour la simple raison que le symptôme qui concerne la vérité subjective imprègne totalement l’existence du sujet, dans tous les espaces de sa vie, c’est celui qui détermine son rapport aux autres : amis, partenaires amoureux, famille, collègues de travail et son analyste n’y échappe pas.

La lecture freudienne propose donc un renversement de perspective, à contre-courant du discours médical : le symptôme témoigne d’une vérité inconsciente bâillonnée, celle du désir et cette vérité est plus importante à mettre au travail que d’envisager la suppression du symptôme comme finalité. Dans un texte de 1923, Psychanalyse et théorie de la libido, Freud pose les choses dans les termes suivants : « L’élimination des symptômes de souffrance n’est pas recherchée comme but particulier, mais à la condition d’une conduite rigoureuse de l’analyse, elle se donne pour ainsi dire comme bénéfice annexe ».

Dans d’autres textes, il précisera que ce qui différentie la psychanalyse des autres thérapies c’est qu’elle est la seule à permettre l’accès « au contenu de vérité sur l’être de l’homme » (Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse) ou bien « celle par qui les malades peuvent être le mieux transformés » (la technique psychanalytique), ou encore que le but d’une analyse est « d’enrichir le patient de ce qu’il porte au fond de lui-même » (La question de l’analyse profane). On peut dire qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’éthique du sujet pour la psychanalyse à ne pas vouloir éradiquer le symptôme dans les plus brefs délais, c’est déjà ce en quoi elle diffère d’une psychothérapie puisqu’on pourrait dire que « le bon » psychothérapeute c’est celui qui est performant au regard de l’éradication du symptôme. Dans cette notion de performance ce qu’il s’agit aussi d’entendre c’est combien les choses se situent du côté de son savoir à lui, de sa technique.

Lacan, parmi ses nombreuses formules en avait une, perçue à tort comme provocatrice alors qu’elle est profondément freudienne : « la guérison vient de surcroît », guérison du symptôme comme visée seconde d’une cure, non pas superflue mais secondaire au regard de la première : qu’elle produise des effets dans l’ordonnement symbolique du sujet, c’est à partir de ce point qu’on peut d’ailleurs la distinguer d’une psychothérapie. Que certaines psychothérapies produisent des résultats cela ne fait aucun doute, qu’il s’agisse de suggestion ou de toute autre chose pourquoi le leur contester ? Mais ce qu’on peut attendre essentiellement d’une cure ce n’est pas la restitution d’un état antérieur, qu’on désigne sous le terme médical de « guérison », c’est une mutation subjective. Autrement dit – et j’ai pris cette question pour vous amener à ceci – autrement dit que la parole sur le divan fait acte, qu’il y ait un avant et un après, c’est la définition d’un acte pour la psychanalyse : pas de retour en arrière.

Alors, comment pourrait-on dire les choses ? Une définition possible d’un acte, eh bien peut être qu’il peut être intéressant de situer ce qui fait acte non pas du côté d’un gain mais d’une perte, d’un renoncement, c’est-à-dire qu’à partir du moment où il y a acte c’est que j’ai consenti à perdre quelque chose. Et vous entendez peut-être que si dans une cure l’analyste a une part dans cette possibilité qu’elle fasse acte, on y reviendra, une chose est certaine, c’est que ce renoncement c’est le patient qui doit le faire, on ne peut l’y forcer.

Dans une cure comme ailleurs, qu’une parole fasse acte pour un sujet, ce n’est que dans l’après coup que cela se repère. L’analyste n’est pas toujours en mesure, dans l’actualité de la séance d’anticiper cela et d’ailleurs, le patient lui-même n’est pas toujours capable de saisir lui-même ce qui a opéré, ceci pour préciser et insister – c’est essentiel – sur la part inconsciente de cette dynamique. D’ailleurs, c’est parfois l’entourage qui manifeste qu’un changement a eu lieu : quelque chose s’est déplacé, ce déplacement, j’insiste là-dessus, c’est au niveau du positionnement symbolique du sujet qu’il se situe.

Je vous invite à ce sujet à voir ou à revoir le film de Guillaume Galiène, Les garçons et Guillaume à table qui illustre avec beaucoup d’intelligence les effets d’acte, c’est-à-dire de mutation subjective, qui peut s’opérer par le fait d’une cure. Le titre lui-même, qui reprend une phrase de la mère au moment des repas, contient deux axes essentiels qui vont se déplier dans le film, d’une part la question du désir de l’Autre, et d’autre part la question de la place d’exception au regard de l’Autre maternel et tout l’enjeu du film tourne autour de la question du renoncement à cette place d’objet qu’il occupe pour parvenir à engager son désir, c’est-à-dire renoncer à cette jouissance qui fait aussi son malheur. C’est un des films les plus intelligents que j’ai vu sur ce qu’on peut espérer d’une cure analytique et il est manifeste que cela a été traversé par Galiène.

Alors pour avancer sur cette question de la technique psychanalytique, j’ai souhaité voir du côté des dictionnaires pour mieux articuler mon exposé : c’est « L’ensemble des procédés que l’on doit employer pour un art » (1846), autrement dit, une technique implique deux choses : d’une part la transmission d’un savoir, et il s’agira de voir si la psychanalyse peut se transmettre en tant que savoir et d’autre part l’usage que l’on fait de ce savoir, usage qui implique – il me semble que le mot technique suppose cela – qui implique une certaine standardisation, dans la peinture par exemple il n’est pas rare qu’on désigne les écoles de peinture à partir des techniques qu’elles emploient, on parle des pointillistes par exemple et là encore une autre question se pose : la cure analytique est-elle « standardisable » ?

Dans la pratique analytique, il existe tout de même une règle technique universelle qui vaut pour tous et qui est la condition même pour qu’une cure s’engage, elle tient dans le coin d’une nappe : c’est la règle fondamentale. Alors partons de la façon dont Freud en parle : « Il les exhorte à dire tout ce qui leur traverse l’esprit, même s’ils le trouvent inutile, inadéquat, voire même stupide. Mais il exige surtout qu’ils n’omettent pas de révéler une pensée, une idée, sous prétexte qu’ils la trouvent honteuse ou pénible » (Technique psychanalytique).

Au regard de cette contrainte, il y en a une autre, cruciale pour que le dispositif fonctionne, cette seconde règle est adressée à l’analyste lui-même, Freud la nomme « attention flottante », elle implique que « nous ne devons attacher d’importance particulière à rien de ce que nous entendons et il convient que nous prêtions à tout la même attention « flottante » (…), on échappe ainsi au danger inséparable de toute attention voulue, celui de choisir parmi les matériaux fournis (…) c’est justement ce qu’il faut éviter ; en conformant son choix à son expectative, l’on court le risque de ne trouver que ce que l’on savait d’avance. En obéissant à ses propres inclinaisons, le praticien falsifie tout ce qui lui est offert » (Technique Psychanalytique). En somme, l’analyste est invité à faire abstraction de lui-même ; dans cette avancée dans le brouillard de l’association libre, il n’est pas le partenaire de son patient : il est le partenaire de l’inconscient de son patient, ce qui n’est pas la même chose. Autrement dit, une cure analytique n’existe que parce qu’il y a un analyste pour la faire exister, l’association libre n’en est qu’une partie.

On trouve chez Freud un très bel exemple de cette exigence de l’analyste au regard de la règle fondamentale, il s’agit de L’homme aux rats pour lequel on dispose de documents extrêmement précis, rédigés par Freud, sur le contenu de la cure. Son patient, au cours d’une séance insiste beaucoup pour l’autoriser à ne pas décrire un supplice qui l’obsède et à cela Freud répond : « J’aimerai bien vous aider (…) mais il y a quelque chose dont je ne peux pas vous dispenser, c’est de votre inconscient, de votre vie psychique et de votre résistance, cela m’est impossible ». Freud ne cède donc pas et privilégie la vérité au nom du confort, c’est-à-dire de la jouissance.

Ainsi, l’invitation de l’analyste, celle d’une parole libérée des entraves du bien dire, s’avère alors à double tranchant puisque cette parole, pour peu que l’on s’y soumette – et son non-respect fait aussi partie de la cure – cette parole met à mal tout espoir de se présenter sous son meilleur jour : la cure analytique – contrairement à ce qui est parfois affirmé – n’est donc pas une entreprise narcissique. L’analysant n’est pas sur le divan pour se faire bien voir – et entendez bien toute l’ambiguïté de cette formule, toute la dimension narcissique à l’œuvre – mais pour entrer dans l’ordre de son désir : le but d’une cure ce n’est pas de produire des sages ou des saints, c’est de produire des sujets, parce que c’est le désir assumé qui fait le sujet.

Ce qu’il s’agit vraiment d’entendre, c’est que l’association libre implique un rapport différent au symptôme puisque ce dispositif ne vise pas une parole « efficace », c’est-à-dire une parole qui servirait la cause thérapeutique, mais repose plutôt sur le pari des surprises de l’inconscient et de son désir. Dans l’histoire du mouvement psychanalytique d’ailleurs, certains analystes ont récusé l’association libre au nom de la productivité, Erich Fromm écrit par exemple : « Qu’est ce qui nous garantit qu’en parlant sans restriction il dit des choses pertinentes ? » (Remarques sur les problèmes posés par l’association libre). On entend très bien dans cette phrase comment Fromm privilégie l’utilitarisme aux dépens de la voie d’accès au savoir inconscient par le biais de l’association libre, c’est vraiment un bel exemple de récusation de l’inconscient par un psychanalyste qui d’ailleurs par la suite a pratiqué la direction spirituelle avec ces patients.

Alors pour essayer d’avancer sur cette problématique, je vais partir d’une question cruciale et qui va, je crois, nous permettre d’avancer : qu’est ce qui fait l’efficacité d’une cure analytique ? Qu’est ce qui fait que d’aller parler à un inconnu une à cinq fois par semaine va produire des effets ? Autrement dit, comment la parole peut faire acte ?

L’expérience témoigne que le dispositif de l’association libre ne suffit pas pour faire une cure, certaines personnes ont parfois usé leurs culottes plusieurs années sur les fauteuils et divans d’analystes, en ont produit un savoir considérable sur leur personne sans que cela n’ait produit – dans le meilleur des cas – d’autre effet qu’un dépoussiérage psychothérapeutique. En somme, ce n’est pas du côté d’un dispositif, aussi subversif soit-il, qu’on peut déduire les motifs des progrès issus d’une analyse. Alors, si le procédé analytique ne suffit pas à faire qu’une cure fasse acte, est-ce du côté du savoir de l’analyste que les choses se jouent ?

Dans son premier séminaire publié, Les écrits techniques de Freud, Lacan situe la position juste de l’analyste non pas du côté du savoir mais plutôt sur le versant de « la docte ignorance », il se réfère à cela au livre du cardinal Nicolas de Cusa qui publia au XVe siècle, en plein Moyen Âge donc, « De la docte ignorance », un ouvrage majeur de théologie négative qui tente de façon originale d’aborder la question de la vérité, vérité des « choses divines » et qui pose « la docte ignorance » comme condition de cela, c’est-à-dire qu’il fait du savoir et de l’intelligence ce qui vient nous empêcher d’y accéder : « Toute recherche est comparative (…) tous ceux qui recherchent jugent de l’incertain, en le comparant à un présupposé certain par un système de proportion (…) hors, l’infini, qui échappe, comme infini, à toute proportion, est inconnu » – et il précise un peu plus loin — « la connaissance n’est que nescience. Pour connaître, il faut connaître notre ignorance ». Pour Nicolas de Cusa, la compréhension des choses n’a donc pas de terme, ne peut se poser comme fermée, définitive et ceux qui sont un peu habitués aux formalisations de Lacan entendent peut-être qu’au bout du compte, l’objet de « La docte ignorance », c’est le Réel. Ce que nous dit Cusa, c’est que le savoir troué c’est le savoir vivant et cela est tout à fait repérable dans une cure, qu’il n’y a pas de savoir plein. Freud, lorsqu’il parlait de « l’ombilic du rêve », c’est-à-dire de cette zone d’ombre inaccessible à l’interprétation, parlait de cela, nous ne pouvons jamais lever qu’un coin du voile sur l’inconscient, il ne nous est jamais accessible comme totalité et le but d’une cure ce n’est pas de constituer un savoir totalisant.

L’analyste, nous dit Lacan dans ce premier séminaire, doit se garder de comprendre, « Que le psychanalyste croit savoir quelque chose, en psychologie par exemple, et c’est déjà le commencement de sa perte ». Mais ceci, Freud l’avait déjà formulé dans ses propos sur l’analyse sauvage : « A quel degré de vanité et d’irréflexion ne faut-il pas être parvenu pour révéler à quelqu’un dont on vient de faire la connaissance et qui ignore les hypothèses analytiques, qu’il éprouve pour sa mère un amour incestueux ou qu’il souhaite la mort de sa femme soi-disant chérie, ou encore qu’il souhaite berner son patron » (la technique psychanalytique p. 100).

Un psychologue que je reçois en contrôle, évoquant en séance une patiente, la présente d’emblée par un diagnostic : « elle est hystérique » et raconte que cette femme, qui a fait une tentative de suicide après une rupture amoureuse, où, à cette occasion elle a découvert que son mari menait une double vie depuis plusieurs années. En séance elle dit : « si j’étais violente, je serai allée voir cette femme et je l’aurai insulté ». À ceci ce psychologue se dit alors – à juste titre – qu’il est curieux qu’elle envisage de s’adresser à la femme plutôt qu’à son homme, mettant cela sur le compte de la rivalité hystérique. Pourquoi pas ? Mais – et c’est là que je veux en venir – en liant à l’hystérie ce que lui dit cette femme, il en oublie le principal, c’est de manifester sa surprise, de lui manifester le côté curieux de l’affaire. Il s’est contenté de se conforter en silence dans son diagnostic avec cette conséquence que cela lui a enlevé sa disposition à manifester sa surprise. Pour vous le dire autrement, le diagnostic a mécanisé sa patiente, ce n’était plus un sujet qui évoquait une situation, c’était la mécanique hystérique qui se déroulait…

On pourrait dire, que si l’analyste a intérêt à oublier son savoir universitaire, il y a un autre savoir qui a intérêt à être vivant, présent dans sa pratique, c’est celui issu de sa propre cure, son savoir inconscient, Freud nous dit dans La technique psychanalytique que « l’analyse didactique permet au futur analyste (…) d’acquérir des impressions et des convictions qu’aucun ouvrage, aucune conférence n’eussent été capable de lui donner » (p. 68).

Il publie en 1926 La question de l’analyse profane, c’est un texte dans lequel il défend la possibilité pour un non-médecin de pratiquer la psychanalyse en réponse à l’accusation de charlatanisme portée sur un de ses disciples non-médecin, Théodore Reik. Il faut savoir qu’à l’époque Freud était très isolé dans cette position et aujourd’hui, il n’existe pas beaucoup de pays où la psychanalyse peut être pratiquée par des non-médecins. La thèse de cet ouvrage c’est quoi ? C’est de dire que la pratique de l’analyste relève d’un autre savoir que le savoir universitaire et que ce savoir-là ne s’apprend pas sur les bancs de la faculté : « Quand nous donnons à nos élèves un enseignement théorique en psychanalyse, nous pouvons observer le peu d’impression que nous faisons sur eux au premier abord. Ils accueillent les doctrines analytiques avec la même froideur que d’autres abstractions dont ils furent nourris. Quelques-uns veulent peut-être se laisser convaincre mais il n’y a point de trace qu’ils le soient. Or nous exigeons aussi que quiconque veut pratiquer l’analyse sur d’autres se soumette au préalable lui-même à une analyse (…), quand ils éprouvent effectivement sur leur propre corps – plus exactement : sur leur propre âme les processus dont l’analyse affirme l’existence, qu’ils acquièrent alors, les convictions par lesquelles, analystes, ils seront plus tard guidés ». Au passage, je vous signale que l’obligation d’en passer par la cure pour les personnes désirant pratiquer l’analyste ne s’est pas imposée d’emblée chez Freud, elle n’est apparue qu’en 1910, lors d’un congrès, sous l’impulsion d’un de ses élèves, Ferenczi et fut adoptée par Freud. Auparavant, la seule condition pour pratiquer, c’était d’accepter le postulat de la réalité de l’inconscient ; je pense qu’il faut inscrire cela dans la volonté de Freud de faire école.

Tout l’enjeu de « La question de l’analyse profane » c’est donc de soutenir que la formation de l’analyste n’est pas universitaire mais intimement liée à la cure qu’il a menée pour son propre compte en premier lieu, et que l’analyste doit remiser au placard ses savoirs pour entendre ce qu’on a à lui dire : « Le médecin a acquis à l’École de médecine une formation qui est à peu près le contraire de ce dont il aurait besoin pour se préparer à la psychanalyse (…) la formation médicale me semble un pénible détour pour accéder à la profession d’analyste, elle donne certes à l’analyste beaucoup de ce qui lui est indispensable, mais le charge par ailleurs de trop de choses qu’il ne pourra jamais mettre à profit, et elle entraîne le danger que son intérêt, comme son mode de pensée, soient détournés de l’appréhension des phénomènes psychiques », écrit-il.

Ce sur quoi insiste Freud, ce sont donc les effets de fermeture produits par le savoir universitaire, pourtant, cela ne signifie pas que l’analyste doit se préserver du côté du savoir, la formation du psychanalyste implique cette place d’élève. Alors, qu’est ce qui différencierait un enseignement universitaire d’un enseignement psychanalytique ?

La première différence qui me semble essentielle, c’est qu’un enseignement qui se veut analytique, c’est un enseignement troué, c’est-à-dire qu’il ne vise pas une complétude, et cela vous pouvez très bien l’entendre ou pas lorsque vous assistez à une conférence. Il y a en effet une incompatibilité de structure entre le fait de soutenir la dimension de l’inconscient, celle du Réel aussi, c’est-à-dire de l’impossible, et de proposer quelque chose de bétonné. D’ailleurs Charles Melman va beaucoup plus loin puisqu’il va même jusqu’à nous interroger sur nos interventions entièrement écrites, c’est-à-dire sur notre refus du pari de la surprise, de l’invention au cours d’un exposé en nous servant du texte comme d’un prompteur, il nous dit en quelque sorte que nous n’allons pas jusqu’au bout de ce que devrait être la transmission de la psychanalyse. L’autre chose qui découle de ce savoir troué qu’il s’agit de soutenir comme tel, c’est qu’un enseignement de psychanalyse ne propose pas un guide de conduite mais invite à entendre ce qui importe à celui qui écoute. Cette différence est la conséquence de ce que nous enseigne une cure : c’est qu’il n’y a pas de signification ultime, qu’il n’y a pas de sens dernier, que le dernier mot n’existe pas.

Mais si l’analyste doit oublier son savoir pour pouvoir entendre, alors une question se pose alors : quel intérêt à lire, à assister à des séminaires ou à participer à des cartels ? Autrement dit, à quel niveau peut-on situer l’importance de ce travail annexe à celui de la clinique ? Je vous en propose déjà un – mais je pense que la question reste ouverte – c’est de dire que cet effort supplémentaire nous entame, nous dégage de nos certitudes, il nous protège de la pente dangereuse du savoir pour nous maintenir dans la docte ignorance, le savoir troué dont je parlais tout à l’heure. C’est une réponse possible, mais il y a une question qui concerne, elle,, le travail de contrôle : lorsqu’on va parler à un analyste d’un patient, comment se fait-il que cet « exercice » produit aussi des effets sur notre écoute des autres patients ? Comment définir ce qui se mobilise alors ? Je laisse cela à votre méditation.

Dans un autre texte de ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, intitulé « Éclaircissements, applications, orientations », écrit après l’analyse profane, Freud pousse les choses encore plus loin : « L’activité psychanalytique est difficile et exigeante, elle ne se laisse pas manier aussi aisément que des lunettes qu’on chausse pour lire et qu’on enlève pour se promener. En règle générale, la psychanalyse possède le médecin totalement ou pas du tout. Les psychothérapeutes qui se servent aussi à l’occasion de la psychanalyse ne se trouvent pas – à ma connaissance – sur un terrain analytique solide ; ils n’ont pas accepté toute l’analyse ; mais ils l’ont diluée, peut-être « désintoxiqué », on ne peut pas les compter parmi les analystes ». Je ferais alors le parallèle avec une autre remarque, que l’on retrouve dans l’analyse profane et qui concerne un autre aspect qui ne relève ni de la qualité de sa cure, ni de son expérience ou de son savoir psychanalytique, c’est ce qu’il appelle « l’équation personnelle », « une certaine finesse d’oreille pour le refoulé inconscient, que tous ne possèdent pas dans la même mesure (…) ce facteur individuel jouera toujours un rôle plus grand en psychanalyse que partout ailleurs ». Ce que Freud dégage dans ces deux extraits, c’est la question de l’implication de l’analyste dans sa pratique, pas de demi-mesure nous dit-il, soit on y est, soit on n’y est pas, et de plus, cette façon d’y être rajoute-t-il, n’est pas enseignable, elle ne relève pas d’une détermination ou d’un forçage, c’est « l’équation personnelle », eh bien cela, c’est ce que Lacan formalisera sous le terme de « désir de l’analyste », entendez, désir qu’il y ait de l’analyse, que l’analyse ait lieu.

Cette formalisation nouvelle, impulsée par Lacan du « désir de l’analyste », c’est donc déjà une façon de tirer les conséquences que son savoir ne fait pas l’analyste, qu’il y a quelque chose d’autre à l’œuvre, autrement dit que la psychanalyse ne se transmet pas : personne n’est jamais devenu analyste en lisant tout Freud et Lacan, en assistant à des congrès ou des séminaires. Lacan résumait cela d’une formule : « Il n’y a pas de formation du psychanalyste, il y a des formations de l’inconscient », ce qui, une fois de plus, n’est pas très éloigné de cette réponse que Freud avait donnée à un journaliste qui lui demandait comment devenait-on analyste : « Analysez vos rêves ».

Là où les post-freudiens vont privilégier la technique, l’analyse didactique, le cadre formalisé de la « cure type » et le travail de contrôle afin de favoriser la neutralité de l’analyste, Lacan va d’une part critiquer un tel dispositif en affirmant qu’il entraîne des effets de fermeture de l’inconscient, et d’autre part soutenir que le désir de l’analyste, c’est la condition nécessaire pour garantir qu’une cure fasse acte, c’est-à-dire qu’il conditionne l’implication de l’analyste dans la cure plutôt que sa passivité ou sa complaisance. Cela ne veut pas dire qu’il n’existait pas auparavant et l’on en trouve par exemple de nombreux témoignages dans la clinique freudienne, mais Lacan l’a formalisé et a tenté d’en faire un axe de travail adressé à la communauté analytique, à travers le dispositif de la passe notamment.

La question de la passe c’est la suivante : quel est l’objet qui anime votre désir de pratiquer la psychanalyse ? Question éminemment éthique puisque c’est à partir de cela que l’analyste va s’impliquer dans les cures qu’il conduit. À titre d’exemple, son abandon des séances à durée fixe – ce qui était le standard à l’époque – pour les séances à durée variable, illustre bien la responsabilité que prend l’analyste du moment de la coupure, en dehors d’un protocole, coupure qui peut alors faire sens pour le patient. La scansion, opposée au temps mécanique de la séance à durée fixe illustre bien aussi, me semble-t-il, que moins il y a de protocole, plus il y a de possibilité de poser un acte. Ceci est d’ailleurs aussi valable en dehors du cadre analytique : ceux qui travaillent en institution savent que la fonction des protocoles c’est justement d’éviter à chacun l’embarras de poser un acte.

Alors, souvenez-vous du début de mon exposé et de cette seconde nécessité qualifiant l’analyste qu’avait posé ce contrôleur que j’étais allé voir lorsque je débutais, qu’est-ce que je peux en dire aujourd’hui ? Eh bien qu’elle ne certifie au bout du compte rien du tout si ce n’est qu’avec ce patient-là il a pu tenir cette fonction d’analyste, c’est la seule chose que cela garantisse. Chaque patient, chaque rencontre étant différente. Cette remarque sous-tend quelque chose qui me paraît essentiel, c’est que ce qui nous fait réellement progresser dans notre pratique, ce ne sont pas les patients qui avancent, mais ceux chez qui cela piétine, stagne, ceux qui nous dérangent ou même ceux qui, dès le début, sont bien en peine pour articuler quoi que ce soit. Autrement dit, ce qui, du désir de l’analyste est à l’œuvre est peut-être plus repérable là où il doit inventer au cas par cas, improviser, là où il doit s’adapter, que dans le confort ouaté de « la cure type » et cela est peut-être beaucoup plus d’actualité aujourd’hui que du temps de Freud, nos patients n’ayant plus rien à voir avec ceux d’il y a 100 ans…

La conséquence de tout ce que j’ai raconté ce soir c’est quoi ? Eh bien c’est très simple, c’est que la psychanalyse ce n’est ni un métier, ni une profession, c’est une fonction. Fonction fragile donc, car soumise, dépendante de l’analyste lui-même, c’est-à-dire de sa disposition à la faire exister, dans les cures qu’il conduit, bref, de son désir d’analyste et que ce dernier n’est ni certifiable, ni quantifiable.

L’autre conséquence de cela, qui n’est pas, je le précise, une façon tendancieuse de vous présenter les choses – ce ne sont que des conclusions logiques – l’autre conséquence, c’est la fragilité de la psychanalyse, c’est-à-dire que si elle ne vaut, si elle n’existe qu’à travers l’acte analytique, elle peut alors tout autant disparaître s’il n’y a plus d’analyste pour la faire exister ; ce qui, je le précise, n’est pas le cas d’une technique, quelle qu’elle soit, même très ancienne : il suffit d’en retrouver les ouvrages, les manuels pour la pratiquer à nouveau.

Je voudrais enfin vous faire remarquer ceci, c’est qu’il existe une autre création du génie humain qui peut disparaître et qui ne pourra jamais plus exister à nouveau, c’est une langue. Une langue dite « morte » c’est quoi ? C’est une langue avec laquelle plus aucun homme ne fait la cour à une femme. Eh bien j’espère que j’aurai été suffisamment clair ce soir pour que vous ne voyiez aucun mystère à ce rapprochement puisqu’au bout du compte, c’est tout de même à partir de la parole et autour des effets du signifiant que s’engage et se joue une cure analytique.

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