Je vais faire part d’un accompagnement thérapeutique de presque deux ans avec un enfant qui avait, lorsque j’ai commencé à le voir, 5 ans. Ce suivi s’est déroulé à deux endroits, la première année dans un CMP enfants, la seconde année à mon cabinet.

Le suivi au CMP1

Je le reçois la première fois dans le bureau que j’ai aménagé au CMP(1), avec sa mère, sa sœur et mon maître de stage. Je prends rapidement en main l’entretien, sachant que je suis destiné à m’engager dans ce suivi. J’interroge Madame T. sur les raisons qui l’amènent au CMP. C’est une femme sèche, dure, qui semble à fleur de peau. Elle me répond que Yanis ne se contrôle pas, qu’il fait des crises de colère subites où il se met en danger (il saute sur la table), crises qui provoquent chez elle des effets de surprise et qu’elle ne sait comment gérer. Yanis peut en effet se rouler par terre d’un coup, hurler, crier, dans la rue ou au magasin tant qu’on ne lui a pas acheté ce qu’il voulait. A l’école, il est souvent puni, et il lui arrive de pousser des cris d’un coup, sans raison apparente, en classe. J’interroge ensuite Madame T. sur l’arrêt de la prise en charge qu’elle avait commencée(2) avec la psychomotricienne, l’année d’avant. Je souhaite à la fois qu’elle puisse s’exprimer sur cette interruption et insister sur l’engagement nécessaire, si elle souhaite que la thérapie puisse avoir quelques bénéfices. Madame T. dit être, cette fois-ci, déterminée. Yanis, de son côté, dit qu’il ne veut pas venir. Il est proche de sa mère, agenouillé, et essaie d’accrocher une remorque à la voiture. Il n’y arrive pas, demande à sa mère ; elle l’aide. Sa petite sœur, elle, prend toute la place. Je l’installe derrière, sur mon bureau, avec une feuille de dessin et des feutres. Yanis alors la rejoint et dessine sur la même feuille. Dans l’après-coup, son positionnement me semble symptomatique : il se colle, soit à sa mère, soit à sa sœur.

Au second entretien, Yanis s’agrippe à sa mère, et celle-ci essaie de s’en défaire avec agressivité, en le repoussant et en s’énervant. Pour sortir du rapport de force et d’une séparation impossible, je propose alors qu’elle monte(3) avec nous. Je l’installe dans la pièce attenante à mon bureau. Yanis s’installe dans le bureau, s’assoit sur le bord du canapé, se renferme et ne dit rien. Il a le visage figé, fermé. Il ose à peine bouger. Peut-être est-il terrorisé ? C’est aussi ce que je lui dis en début de séance : « J’ai l’impression que c’est difficile de te séparer de ta maman. Tu t’agrippes à elle. C’est pour cela que je l’ai invitée à monter avec nous, parce que sinon, la séparation allait se faire dans la violence ». Il me regarde, toujours aussi fermé.

Je lui dis : « Tu ne voulais pas venir la dernière fois, et cette fois-ci apparemment, tu n’avais pas envie de venir non plus ; peut-être que tu pourrais essayer de me dire pourquoi ». Motus. Je lui propose de dessiner, il fait « non » de la tête. De la pâte à modeler ? C’est non. Je me rends alors compte que je suis en miroir de lui, figé moi aussi. Je me mets alors à bouger, je m’assois par terre, amène vers moi la boite de soldats et commence à sortir de la boite des soldats, un tank, petits objets que je nomme. Je lui propose de jouer avec moi. Yanis alors s’assoit en face de moi et doucement, prend les objets que j’ai sortis. Puis il commence à jouer, prend les avions, prend dans la boite. « Il y a le feu », dit-il. Où y a-t-il le feu ? A la maison(4) ? En lui ? Il met les avions en sécurité sur le canapé et dit qu’il y a un volcan. Il prend un canadair et essaie d’éteindre le feu. Il tire avec les avions sur des soldats. Il prend sur les ailes des avions des soldats qu’il emmène en sécurité sur le canapé, au-dessus de la scène qui se joue à terre. Puis il s’intéresse à une autre boite dans laquelle il y a des voitures, des motos. Il dit, faisant référence à la séance dernière : « Elle est forte ma mère pour être arrivée à accrocher la remorque ». Il installe les motos sur la remorque et me parle de ses frères et sœurs. Il a un grand frère qui ne vit plus à la maison, et une petite sœur. A la fin de la séance, je dis à sa mère : « Je crois que cela s’est bien passé ». Je redescend avec eux, leur rappelle le rendez-vous de la semaine suivante et leur dis au revoir. Je suis soulagé de cette première séance seul avec Yanis, j’ai le sentiment que quelque chose s’est passé, qu’il a accepté de jouer.

La troisième séance, lorsque je viens le chercher en salle d’attente, il dit : « Oh non ! » puis accepte de monter. Je lui demande comment il va. « Ca va ». Je lui demande s’il veut rejouer aux soldats. « Oui ». Je m’installe par terre avec lui, l’aide à accrocher les barrières. Puis petit à petit, je monte sur une petite chaise et vais ensuite m’installer dans un fauteuil. Il me regarde furtivement parfois, met du temps à sortir tous les soldats. Son regard semble à la fois inquiet et inquisiteur. Suis-je digne de confiance ? Peut-on se laisser aller à jouer, à imaginer ? Suis-je en sécurité ? Puis il déploie son jeu doucement. Il y a toujours le feu, le volcan. Certains soldats sont tués. Il y a quatre avions, deux qui ont des armes, et deux qui n’en ont pas. Il faut aussi « de l’eau » pour éviter que cela explose. Puis il sort un soldat qui se fait tuer tout de suite : « Dès qu’il est arrivé, il s’est fait tirer dessus ! ». Je reprends cette phrase. Est-ce de lui dont il s’agit ? Dès qu’il est né, a-t-il subi la violence du père ? Puis il faut se sauver du volcan. Il prend alors dans une autre boite des camions, des voitures, des motos et s’éloigne du volcan. Il joue aussi avec deux motos et me dit que chez lui il en a de toutes les couleurs, « rouge, bleu, violet ». Je lui demande comment c’est chez lui, s’il a une chambre pour lui, ou s’ils sont deux dans la même chambre. Il me répond qu’il est avec sa sœur dans la même chambre, qu’il dort en haut dans un grand lit, et qu’elle, dort en bas. Il ajoute que lorsqu’elle montait dans le lit du haut, elle se cognait toujours au plafond. Enfin, il joue avec des dinosaures. « Il est lourd celui-là, mais pas pour moi ». Il me le tend, ne le lâche pas, je le prends, nous le tenons tous les deux, puis je lui laisse. Il joue aussi avec un serpent qui selon lui existait du temps des dinosaures. Il est replié, comme une « coquille », comme un « escargot ». Comme lui quand il est arrivé la semaine dernière, replié comme une coquille ? Comme un escargot qui a pris le temps pour investir les jouets du bureau, pour qui le déploiement de son je(u) a été très lent ?

A la quatrième séance, Yanis ne veut pas monter tout seul et demande à sa mère de monter avec lui. Elle s’installe à nouveau dans la salle du psychodrame. Yanis entre dans mon bureau et s’assoit sur le canapé. Je m’installe aussi et lui demande s’il veut me dire comment sa semaine s’est passée. Il me dit que non. Je lui demande s’il veut jouer et je lui nomme ce qu’il y a. Il s’assoit à la petite table et dessine d’abord un dragon dont il me dit, lorsque je l’interroge et le fait associer sur ce dragon, qu’il imagine vivre dans un château, avec une princesse qu’il tient prisonnière. Celle-ci veut s’enfuir mais lui veut la garder pour lui. En fin de séance il reprendra ce dessin pour dessiner le feu au bord de la gueule du dragon. Il fait un second dessin dont il me dit qu’il s’agit d’un château. Qui y vit ? Le roi, et la princesse, qui, en réponse à ma question, n’est pas la fille du roi, mais plutôt sa femme. Et des gens qui sont censés « surveiller » le château pour éviter que des « méchants » ne s’introduisent et ne « prennent » et ne « détruisent » tout ce qu’il y a dans le château.

Au cinquième entretien, Yanis ne veut pas monter. Sa mère lui dit : « allez ! Arrête de faire le bébé ! ». Je dis que cette semaine nous y allons tous. Je propose à Naïma, sa sœur cadette de un an et trois mois de s’installer sur mon bureau pour lire un livre, propose à la maman de s’installer sur un fauteuil et à Yanis de jouer. Je demande à la maman comment elle va. Elle me dit que ça va, que c’est toujours pareil et qu’elle ne voit pas beaucoup de changements, ni à l’école, ni à la maison. A l’école elle me parle de la relation de Yanis avec les copains, à la maison, de son intolérance à la « frustration », du fait qu’il « répond », et qu’il se dispute avec sa sœur. Je l’interroge un peu sur l’histoire de Yanis. Elle me dit qu’elle a très tôt voulu avoir des enfants. Elle s’est retenue jusqu’à 18 ans, puis a rencontré « le père de [ses] enfants ». Lui avait déjà deux enfants de deux précédentes unions, et ne souhaitait pas particulièrement en avoir d’autres. Madame T. me dit qu’elle a pris la décision toute seule. Lui ne s’est pas positionné, et a dit que si cela arrivait, cela arrivait… Je comprends alors qu’il s’agit plus pour elle d’un géniteur que d’un père. Puis les violences ont commencé. Sur elle, d’abord et cet homme a été incarcéré deux fois pour violences conjugales. Madame T. me dit qu’elle a voulu partir, une première fois au bout de quelques mois, mais n’a pas réussi. Je lui demande pourquoi. Elle me dit qu’il y avait une « emprise mentale aussi ». Je lui demande ce qui fait qu’elle y soit finalement arrivée. Elle me dit qu’une fois la scène a été si violente, qu’elle a « craint pour [sa] vie » et qu’avec l’aide des gendarmes il est parti de la maison. Je lui demande comment cela se passait avec les enfants. Elle me dit que Yanis, quand il était petit, se prenait des claques sur le visage et que cela l’a aidée à prendre la décision, aussi. Elle me dit qu’il est toujours présent, dans sa vie et dans sa tête, et malgré le fait qu’il soit déchu de l’autorité parentale et qu’il ne puisse plus la voir, il vient de temps en temps pour la voir, sous couvert de rendre visite aux enfants. Madame T. ajoute qu’il dit à ses amis qu’ils sont toujours ensemble, et qu’il l’appelle tous les jours, huit à dix fois par jour. « Avant c’était cinquante fois, jusqu’à ce que vous décrochiez », me dit-elle. Elle le décrit comme un « cas psychiatrique ». Je lui demande de préciser. Elle me dit qu’il est « malade », et que c’est un « pervers narcissique ». Yanis intervient en disant : « Il est méchant », puis plus tard dit : « Il est con ».

Je lui demande si elle a déjà pensé à se faire aider. Elle me dit que oui, qu’elle y pense, qu’il faut qu’elle aille voir un psychologue. Elle me dit qu’elle a pensé à revoir celle qu’elle avait vue à son adolescence. Je l’interroge alors sur les raisons de cette rencontre. Elle me dit qu’elle a eu une adolescence difficile, qu’elle a été adoptée. Je lui demande si c’est elle qui avait demandé à voir un psychologue ; elle me répond que non, qu’elle n’était « pas là-dedans » et que c’est à l’initiative de ses parents adoptifs, parce que cela se passait mal. En fin d’entretien, j’apprendrai qu’elle connaît ses géniteurs, sa mère, et son père qu’elle a « eu la chance de rencontrer avant qu’il parte ». De l’émotion est présente dans sa voix.

Pendant ce temps, Naïma joue avec le téléphone portable de sa mère et Yanis avec les playmobils. Il entoure de playmobils des figures de dinosaures et de monstres imposants. S’agit-il d’une figure paternelle ? Je demande à Madame T. comment Yanis était avec son père. Elle répond : « Yanis me protège beaucoup, donc il est plutôt méchant avec son père ».

J’explique à Madame T. le travail que je fais avec Yanis ici. Je lui dis qu’il joue et qu’avec les enfants le travail thérapeutique peut passer par le jeu. Elle acquiesce, en ajoutant que les enfants ne peuvent pas toujours « décrire leurs sentiments ». Je lui dis aussi qu’il faut du temps pour que la confiance s’installe, et que ce n’est pas toujours facile pour Yanis de se séparer d’elle. Je lui dis que c’est la raison pour laquelle je la fais monter avec lui quand la séparation est difficile en bas, pour éviter que cela se fasse dans la violence. Je lui dis aussi qu’on fera un point régulièrement. Elle est d’accord. Je lui dis que cela m’a semblé important qu’elle puisse parler d’elle et de l’histoire de Yanis, qu’il était à l’écoute. De manière assez défensive, elle me répond : « J’ai toujours beaucoup communiqué avec mes enfants, donc ils n’apprendront rien de nouveau ici sur moi ». Est-ce une manière aussi de dire que, moi, je n’apprendrai rien de nouveau sur elle ? Je la sens en effet réticente à déployer, à associer… Je lui dis : « Par contre, eux, peuvent aussi réagir et dire certaines choses du fait qu’on est dans ce lieu particulier, comme la fait Yanis tout à l’heure(5) ». Madame T. en convient. Je lui demande aussi si elle a des questions à me poser… Elle me répond : « pas forcément ». Je laisse du temps et du silence se déployer. Je regarde Yanis jouer. Madame T. regarde aussi Yanis jouer. Pendant l’entretien, celui-ci est venu plusieurs fois dans les bras de sa mère. Elle le tient comme un bébé, lui sourit, et l’embrasse. C’est un moment de tendresse, qu’elle accueille. En fin d’entretien, je dis à Yanis qu’on va s’arrêter. Il me dit : « Non, pas encore ». Je lui dis : « Ce n’est pas toujours facile de se séparer. Mais on se retrouve la semaine prochaine ». Madame T. propose à son fils de l’aider à ranger ; il semble ravi. Elle lui demande où vont les choses. Yanis le lui indique, commençant à bien connaître les lieux.

Naïma me dit au revoir et je dis que je descends avec eux, qu’on va se dire au revoir en bas. Yanis me répond : « Non, tu restes là, dans ta cachette ». Je lui dis : « Mon bureau est une cachette ? » Ce lieu est-il investi comme un endroit où il peut se cacher de sa mère, confidentiel, où il peut délivrer certaines choses ou bien comme un lieu où il pourrait se protéger de son père violent ? Le fait qu’il me dise de rester en haut signifie-t-il qu’il pourrait penser dans son fantasme que je vienne prendre une place auprès de sa mère ? Qu’il veut rester l’homme de sa mère ? Suis-je identifié au père ?

Au moment de se dire au revoir, je tends la main à Yanis, mais il s’en va. Je lui dis au revoir et il me répond : « On s’est déjà dit au revoir ». C’est fragile.

A l’entretien suivant, Yanis monte seul. Je lui pose plusieurs questions auxquelles il ne répond pas. Il y a de l’agressivité de son côté. Je la ressens. Je me sens nié, mis de côté, et bien seul ! Je décide de nommer ce qui se passe : « Tu ne veux pas me répondre ». Je laisse Yanis déployer le jeu. J’ai des difficultés à comprendre ce qu’il dit car il parle un peu dans sa barbe, et tous les « t » sont transformés en « k ». Cependant, il joue pendant une demi-heure avec des voitures et des motos qui se cognent, qui se renversent, qui se tamponnent violemment. Il met toutes les voitures et moto sur la même ligne et avec le pistolet donne le départ. Toutes les voitures sont en panne ! Puis il les balance avec grande force et l’une d’entre elles vient heurter mon pied. Il y a toujours le feu. Les pompiers sont appelés en renforts ! Je décide de reprendre avec lui ce que j’ai entendu la semaine précédente lorsque sa mère était présente à l’entretien. Je lui dis que sa maman a dit qu’elle avait rencontré son père, qu’elle souhaitait avoir un enfant avec lui. Qu’elle était donc tombée enceinte et qu’il était né. Et qu’ensuite avec son père cela avait été sûrement très difficile, entre sa mère et son père et entre son père et lui. Que j’avais entendu qu’il avait dit qu’il était « méchant » et « con ». A ce moment-là, Yanis quitte son jeu et me regarde intensément. J’ajoute que peut-être il en veut beaucoup à son père. Et que j’ai entendu aussi qu’il voulait protéger sa mère et que quand son père venait, c’était compliqué. Je lui dis aussi que l’arrivée de sa petite sœur n’a peut-être pas été facile, qu’il était tout seul et qu’il a fallu partager l’attention de sa mère, et sa chambre ! Que j’avais entendu aussi que « bientôt il aurait sa chambre ». En redescendant, il me dit : « La souris est passée » et me montre sa bouche et la dent manquante. Je lui demande ce qu’elle a apporté. IL me répond : « un sou ». Combien ? « Un euro ». C’est la première fois qu’elle passe ? « Oui ». Et pour la première fois Yanis me quitte avec un sourire, et en me serrant la main.

Nous nous revoyons trois semaines plus tard, après les vacances de Noël. Il monte sans trop sourciller tandis que sa mère est sollicitée par une psychologue pour un rendez-vous. Il s’installe. Je m’assois, et lui souhaite une bonne année 2016. Il me dit que dans deux jours c’est son anniversaire. C’est la première fois qu’il me parle spontanément avant de jouer. On discute un peu des cadeaux qu’il a demandés à son anniversaire et des cadeaux de Noël qu’il a eu. Alors que je parle du père Noël, il me dit qu’il n’existe pas et que sa mère le lui a dit.

Il s’intéresse à un livre de sorcières. Il me demande de lire une histoire. A la lecture, il me dit, en me parlant d’un personnage du livre, qu’ « il dit toujours non ». Je lui demande pourquoi il dit toujours non. « Parce qu’il est méchant ». Le mot « méchant » a déjà été employé pour parler de son père. Nous continuons la lecture de l’histoire, ainsi que d’autres histoires. Pendant la lecture, il est à côté de moi, et s’esclaffe à plusieurs reprises, lorsque l’histoire le fait rire. Il se détend manifestement et n’est plus du tout fermé comme il l’était au début. Au bout d’un temps, il me dit qu’il souhaite jouer. Je lui dis qu’il n’aura pas le temps aujourd’hui, mais qu’il peut faire un dessin s’il veut. Il préfère alors que nous lisions une autre histoire. Je lui lis une autre histoire. A la fin de la séance, je prends le temps de lui donner en main propre le rendez-vous de la semaine prochaine sur un petit papier.

Il attend un peu en salle d’attente. J’attends avec lui que sa mère arrive. Sa mère lui demande si c’était bien et ce qu’il a fait. Il répond qu’il a lu des histoires. Je dis au revoir à sa mère. Qui me sert la main de manière plus douce que les fois précédentes, où elle me serrait la main fermement et dans un mouvement sec, de haut en bas. Elle semble se détendre elle aussi. Une confiance s’installe, tranquillement. Une fonction tierce aussi, paternelle, avec un homme en qui il peut, peut-être, se laisser aller à entrer en relation, à être en lien sans avoir peur, sans être sur ses gardes…

La relation évolue lentement entre Yanis et moi avec des allers-retours, des moments d’ouverture et de fermeture de son côté, comme en témoigne la séance suivante qui se situe début février. Il a toujours besoin de prendre un livre pour monter dans le bureau. Lors d’une séance il prend un livre très grand et lourd. Je lui dis qu’il peut demander de l’aide. Il n’en veut pas. Là haut il se cache derrière le livre en disant : « Crouvé ». Je lui demande comment il va, mais il ne répond pas. Je lui rappelle ce que je lui avais déjà dit la semaine précédente et ajoute que je trouve agressif de ne pas avoir de réponse quand on pose une question. Je lui dis que s’il ne veut pas jouer, parler, répondre à mes questions, je ne peux pas l’aider. Je prends alors un livre qui me semble de circonstance, qui raconte l’histoire de Loulou qui se cache dans son terrier car il a peur du loup, je m’installe à côté de lui et commence à lire. Caché derrière son gros livre, il jette un œil de temps en temps. Je propose que peut-être est-il un peu comme le lapin, qu’il se cache parce qu’il a peur, qu’il a eu déjà très peur quand il était petit, que c’est peut-être toujours un peu le cas. Peut-être aussi qu’il aime faire ce qu’il veut, qu’il ne veut pas trop se livrer, demander de l’aide, parce que cela le mettrait dans une position de dépendance… Parfois il continue à dire : « crouvé » ou « n’importe quoi ». Il reste caché derrière son livre. La lecture du livre terminée, je lui dis : « Peut-être que tu ne veux pas que je te trouve… Si tu te caches ». Il sort alors la tête et dit : « Je veux jouer à cache-cache ». J’invente alors un jeu de cache-cache avec des playmobils. Chacun tour à tour nous cachons notre playmobil dans la pièce pendant que l’autre compte. Il n’accepte pas l’arrêt de la séance. Il sort de la pièce et je lui demande de m’attendre, le temps que j’écrive sur la petite carte le rendez-vous de la semaine suivante. Il s’arrête et repart, et finit par descendre seul. Je le retrouve en bas et je lui dis calmement mais fermement : « Je ne suis pas d’accord ».

La semaine suivante, et celles qui vont suivre, Yanis va se cacher derrière le livre qu’il aura emporté dans mon bureau, et je vais donc inventer un nouveau jeu pour rester en lien avec lui : je joue à la petite bête qui monte, qui monte, en posant mes doigts sur la couverture du livre et en les faisant monter doucement. Yanis se cache de plus en plus. Il ne veut pas jouer, pas dessiner. L’imaginaire semble en panne. Ces séances sont aussi marquées par une transgression de la règle que je lui ai demandé de respecter : il descend systématiquement en bas seul sans m’attendre. Début mars, la fin d’une séance me marque particulièrement : il prend la boite des playmobils et la renverse sur mon bureau avant de s’enfuir en courant. En bas, il me tire la langue et me traite de bébé. Dans l’après-coup, je lis la fonction de ce renversement de la boite comme un discours : « c’est le bazar sur ton bureau comme cela l’est dans ma tête, et c’est à toi de ranger tout cela ». La semaine d’après, je lui proposerai cette hypothèse.

Fin mars, lors d’une séance, Yanis accepte de monter sans difficulté, et me semble être en lien avec moi. Il fait un dessin : il y a un bateau et un pirate, puis entre un « monstre des mers », puis un autre bateau de pirates – il y en a cent. Puis arrivent pleins de « monstres des mers » avec la « bouche en sang », à force de manger des pirates. Puis un orage éclate, et de grosses vagues dangereuses montent sur le bateau, d’un côté et de l’autre. La mère semble donc bien dangereuse, qu’elle puisse dévorer ou déborder, noyer le petit pirate(6). Yanis a dessiné, parlé, et cela me semble marquer une rupture par rapport aux séances précédentes. Les séances d’après – où Yanis ne veut ni dessiner, ni parler – vont être marquées par la répétition du jeu suivant : il m’attribue une voiture, et avec la sienne, tape violemment contre la mienne. Il veut savoir aussi laquelle des deux voitures va le plus loin. Des mouvements de rivalité semblent se rejouer là, mais de mon côté, je me sens épuisé par ces jeux où les voitures se cognent répétitivement. Je lui dis que ma voiture a mal, qu’elle pleure et qu’elle a besoin de se reposer. Il me répond que ce sont les filles qui ont peur et qui pleurent, pas les garçons. Je m’étonne. Je lui dis qu’il me semble que les garçons aussi peuvent avoir peur, mal et pleurer et j’ajoute que par contre, il y a une différence entre les filles et les garçons, et lui demande s’il sait laquelle c’est. Il ne sait pas, je lui explique alors que les garçons ont un zizi, et que les filles n’en ont pas. Je lui demande ensuite de me nommer qui est fille et qui est garçons dans sa famille. Il me dit que sa mère est « fille et garçon en même temps ». Je lui réponds : « C’est impossible ». Il dit alors : « C’est une fille, ma sœur aussi, par contre mon père est un garçon, comme moi ». J’ajoute que pour avoir un enfant, il faut une fille et un garçon, un homme et une femme. Et c’est parce que ses parents s’aimaient qu’ils ont eu deux enfants. « Oui, mais après ils ne se sont plus aimés parce que papa volait, boivait, et que quand il était énervé, il tapait maman ». L’échange se poursuit, à mon grand contentement. Nous abordons ce qui se passe à l’école : il tape les filles parce qu’il les « adore trop » et il est puni. Il essaie d’échapper aux punitions. « Les filles connaissent mon caractère ». Je l’interroge à ce sujet. « Mon caractère c’est de dire des gros mots, d’insulter et de taper, comme mon père ». En redescendant, je lui dis que s’il vient me voir, c’est peut-être pour parler de la violence que lui a vécue pour éviter de la répéter, de taper lui aussi. Il me répond : « Si je viens te voir, c’est pour qu’on se tape tous les deux(7) ». C’est ici, me semble-t-il, de l’intégration de la Loi dont il s’agit, à la fois de l’interdit de l’inceste (« les filles, je les adore trop »), et de l’interdit du meurtre (taper, insulter…). D’ailleurs, avant de sortir de mon bureau, il avait lancé : « Comme tu n’as pas le droit de me punir, je peux faire tout ce que je veux ». Réponse : « Non, ce n’est pas parce que je ne punis pas que tu as le droit de faire tout ce que tu veux dans mon bureau ». Il rétorque : « C’est mon bureau ! » Cette séance, très riche sur le plan des échanges verbaux, sera une des seules de tout le travail thérapeutique. Yanis n’est le plus souvent pas enclin à parler. La symbolisation de ses éprouvés, de son fantasme se fera par le jeu essentiellement, par le dessin parfois.

Ainsi, à ce jeu répétitif que j’ai accepté un temps, où les voitures se cognent l’une contre l’autre, où les voitures font la course, vont se substituer peu à peu des scenarii avec pour support les playmobils. Comme cette séance de début mai, où il met en scène, avec des playmobils et des animaux, l’histoire d’un buffle qui se fait manger après une bagarre avec un lion, un serpent, serpent qui est d’ailleurs invisible(8). Et il y a un humain qui vient calmer l’agressivité des animaux qui sont sortis de leur cage. Serait-ce le thérapeute ? Puis Yanis me demande s’il peut inventer une histoire sans livre. Je dis que c’est une très bonne idée. La voici : « Il y a un fantôme qui fait peur à tout le monde. D’abord dans la forêt, il rencontre une petite fille, puis il se dirige vers un village et la petite fille va prévenir le village de l’arrivée du fantôme. Avant de partir, Yanis, pour la première fois, me fait une pichenette sur la main. Je me dis que c’est le début d’un contact nouveau, mais qui indique par sa forme (la pichenette est un effleurement de la main) qu’il a besoin d’y aller doucement, par pallier. Pour la première fois aussi, Yanis joue en me tournant le dos. C’est à mon sens là encore un tournant dans la thérapie : est-ce le passage d’un transfert négatif (où Yanis m’a à l’œil) à un transfert plus positif (où il commence à m’avoir à la bonne)(9) ?

Nous arrivons en fin d’année scolaire. Voici une des dernières séances au CMP, mi-juin. Yanis me dit qu’il se bagarre à l’école. Il met en scène le jeu suivant : un bonhomme qui a 6 ans n’a peur de rien. Il me demande si c’est possible. Je lui dis que non. Ce bonhomme se bat avec un grand musclé qui peut porter des chevaux et des cerfs. Puis il se bat contre un autre qui veut le tuer et qui a une hache. A l’école, Yanis me dit qu’il « attaque » les filles, les copains. Je pense à la violence qu’il a subie et je lui parle de ce mot « attaquer ». Il me dit que son père « lui mettait des claques sur la tête » lorsqu’il passait, sans raison. Peut-être que lui-même s’est senti attaqué, et qu’il a fallu se défendre en attaquant soi-même. Puis je rappelle l’interdit de taper, je rappelle la Loi. Yanis est-il identifié à la toute-puissance paternelle, à « ce grand musclé » qui « veut le tuer » ? La fin de la séance est difficile. Yanis veut cacher des objets, je dis non, il quitte la salle. Je lui demande qui décide de la fin de la séance, puis j’arrête la séance.

La réunion avec l’équipe sociale qui s’occupe de la famille a lieu fin juin. Il est décidé, au vu des progrès de Yanis, et du chemin qui reste à parcourir, de poursuivre une année la prise en charge. Celle-ci se fera à mon cabinet.

Le suivi à mon cabinet, ou la difficile transition

La première séance à mon cabinet se passe en présence de sa mère. Yanis ne veut pas parler, et veut partir. Il ne veut pas dessiner non plus. Il demande les playmobils. Une fois sortis, il les jette dans la boite. Puis il me demande : « Pourquoi tu me regardes comme ça ? » Je lui réponds : « Je me demande ce qui se passe pour toi là, en ce moment, peut-être es-tu en colère ? Mais quoi qu’il en soit, je ne suis pas d’accord que tu casses les playmobils ». Il continue à jouer un peu et se rassoit. Je demande si son attitude est faite pour que je dise à sa mère que je ne veux plus le voir, que je le rejette. Il ne dit rien et se bouche les oreilles. Je dis à a mère que si cela doit continuer et qu’il ne veut vraiment pas venir, au bout d’un moment, il faudra voir. Je sens qu’elle accuse le coup. Je discute un peu avec elle de la rentrée de Yanis qui est rentré au CP et qui apprend bien. Je lui pose la question de ce qu’elle aimerait voir changer chez son fils, et je me rends tout de suite compte que cette question est maladroite. D’ailleurs, à sa réponse, Yanis fait du bruit avec les playmobils. Je pose la question de son père. Elle me répond qu’il ne le voit plus. « S’il veut revoir les enfants, il doit faire les choses dans les règles. Il ne veut pas respecter les règles, c’est difficile avec l’autorité ». J’arrête la séance et dit que je reverrai Yanis seul la séance d’après. Je pense en effet que son attitude est en lien avec la présence de sa mère en séance. Yanis proteste. Mais sa mère dit que, vu comment cela s’est passé aujourd’hui, elle préfère ne pas être là. Yanis s’en va sans me dire au revoir.

La séance d’après, il arrive en se cachant derrière sa mère. Elle lui demande de s’excuser pour la dernière fois. Lui file en salle d’attente et demande à sa mère de venir avec lui. Elle refuse. Yanis s’excuse. Mais sa mère négocie pour qu’il entre dans mon cabinet et le menace de punition. Elle lui dit que c’est son temps à lui, et que lorsqu’elle aura trouvé un psychologue pour elle, elle ira seule comme lui. Yanis lui demande quand ce sera. Elle répond qu’elle est en train de chercher. Finalement il entre et s’affale sur le fauteuil. Je lui demande s’il veut jouer avec les playmobils ou avec les animaux. Il choisit les premiers et met en scène un jeu de policiers et de voleurs. Je joue le voleur qui s’enfuit. Il dit qu’il veut s’enfuir aussi dans la salle d’attente. Je reprends ça avec lui. Puis il entre dans le jeu. Le voleur se cache –tout comme lui d’ailleurs se cachait aussi au CMP – puis les policiers le retrouvent. Le voleur a un fils à qui il a donné les clefs. Le voleur s’enfuit de nouveau et se retrouve dans un bateau. Un requin policier l’attrape et lui fait mal. « Il le tient et lui fait mal ». Je parle à la place du voleur : « Tu as le droit de m’arrêter mais pas de me faire mal ». Il me demande de rejouer la scène. Je mime la douleur que le voleur ressent face au requin policier. Yanis semble très intéressé. Peut-être passe-t-il par mes éprouvés dans le jeu pour s’approcher aussi des siens, de ce qu’il a pu vivre… J’arrête la séance là-dessus. Il sort sans ranger les jouets, et ne me dit pas au revoir. Pour autant, un fragile transfert semble se renouer, des regards ont été échangés pendant cette séance. La séance a été marquée par des « putain » prononcés à plusieurs reprises par Yanis, assez fort. Il fait peu de doute qu’ils sont adressés à sa mère. Je lui demande ce qu’il en est. Il me répond : « Je m’en fiche ». Je note aussi qu’il a jeté encore parfois les playmobils. Il accepte mieux la règle que je rappelle à chaque fois et semble l’accepter peu à peu : il va d’ailleurs chercher ceux qu’il a jetés.

Alors qu’il a vécu entouré de figures tutélaires du côté du pouvoir, du rapport de force, Yanis semble faire l’expérience de l’autorité de la parole, de l’inter-dit(10). Je note aussi que malgré tout, quelque chose est en train de se renouer avec moi, mais ces deux séances montrent à mon sens la fragilité du transfert et l’attachement incestueux à sa mère.

La séance d’après, il se souvient du jeu mis en place la séance précédente. C’est un point que je note, par rapport au transfert et à la continuité que le travail thérapeutique lui permet d’éprouver. Un voleur a cambriolé une banque et s’enfuit, rattrapé par des policiers et des animaux féroces (lions, tigres). Le voleur se cache mais est retrouvé. Je joue le voleur. Ce dernier est encerclé. Le fils du voleur vient à sa rescousse avec une voiture ; ils s’échappent. Le fils conduit, puis c’est le père qui conduit à nouveau. Ils tombent dans l’eau Un requin essaie de manger le père et le fils. Je fais mine d’avoir mal. Je joue aussi la peut du fils par rapport au père. Une partie du jeu se développe dans l’eau. A un moment donné, le père et le fils perdent les clés du bateau (Yanis les jette dans la boite à animaux). Puis il fait évoluer le jeu : sous le bateau se trouve un scorpion. Le père va voir ce qui se passe et se fait surprendre par le scorpion. Yanis me demande de prendre le voleur et de le faire s’échapper de la gueule du requin. Est-ce la fonction de l’analyste qui est là convoquée par Yanis, à savoir l’aider, grâce à cette fonction tierce, à apaiser ses angoisses orales d’être dévoré par l’Autre maternel ?

Ce jeu du voleur à la fois encerclé par des policiers et qui arrive toujours à s’échapper va donner lieu quelques séances plus tard à une interprétation analytique de ma part : Yanis dit qu’il y a un passage (qui permet au voleur de s’échapper). Je reprends alors : « Il y a un passage. Il y a un pas-sage ? Je suis pas sage ?) A ces mots, Yanis se retourne brusquement et me regarde intensément : c’est comme s’il venait de saisir l’équivocité du langage ! A la fin de la séance, Yanis veut faire une blague à sa maman et se cache sous le divan. Sa mère entre dans le cabinet et dit : « Je vais être obligée de dormir là ». Je remarque ainsi ce déplacement : Yanis se cache de sa mère et non plus de l’analyste. Les gros mots à l’adresse de sa mère ont quasiment disparu, et Yanis va peu à peu trouver, au sein des séances qui vont suivre, un apaisement où il va pouvoir jouer, ranger et se séparer de l’analyste tranquillement.

La séance d’après, Yanis arrive et dit : « J’ai quelque chose à te dire ». « Je t’écoute ». Il s’allonge alors sur le divan, et dit : « Il y a un passage, je suis pas sage ». Quelle surprise ! Quelle émotion aussi ! De la douceur s’installe. Je lui demande s’il m’aide à ranger : « Non je range déjà toute la journée à l’école et je suis fatigué. Mais je rangerai la semaine prochaine ». Au moment de se dire au revoir, il me serre la main pour la première fois longuement. L’agressivité a diminué et a laissé place au plaisir de jouer, avec les playmobils et avec les mots.

La séance d’après, le décor reste le même : il y a toujours la terre ferme (symbolisée par le tapis), la mer (le parquet entre le tapis et le divan), et le divan sur lequel se réfugient les voleurs avec leur trésor. Les voleurs y montent grâce à l’hélicoptère qui à un moment est en danger de se crasher dans la mer du fait d’un des animaux marins qui s’accroche à lui. Un des animaux de la jungle qui avait sauté de la terre ferme jusqu’au bas du divan (sur la couverture y descendant) met une patte dans la mer. Yanis dit : « Il voulait tremper sa patte ». A la fin de la séance, Yanis se souvient de la parole donnée la séance précédente et m’aide à ranger. Je lui dis : « Tu tiens ta parole, c’est important. Je peux te faire confiance ». Avant de partir, je dis deux mots à sa mère pour la rassurer, lui dire qu’à mon sens, on fait du bon travail.

Les vacances de Noël arrivent. La séance de reprise a lieu début janvier, après une interruption de trois semaines. Yanis est mutique. Il n’enlève pas son manteau, ne veut jouer à rien, reste calme et silencieux sur sa chaise. Il ne répond à aucune de mes questions. J’accepte ce silence et reste moi aussi assez silencieux. Il me demande au bout de 25 minutes « quand on part ». J’arrête la séance. Sa mère, le voyant sortir rapidement et avec son manteau, se demande ce qui s’est passé. Je lui dis simplement qu’il peut y avoir aussi des séances comme celles-là.

Les séances d’après, marquées de nouveau par la mise en place de scénarii avec les playmobils, me permettront dans l’après-coup de me dire que cette séance de reprise était isolée, qu’il était nécessaire de l’accepter comme tel, mais aussi d’en lire une fonction parmi d’autres : n’était-ce pas un temps trop long pour Yanis, trois semaines sans se voir ? Peut-être avait-il besoin de me m’apprivoiser à nouveau, en douceur. Un jour, cependant, il arrive et me dit qu’il veut… dessiner. Il s’installe au bureau et dessine un dragon rouge et une dragonne bleue qui se crachent du feu car ils sont ennemis. Il se trouve que le dragon rouge dépasse sur l’aile et les jambes du dragon bleu. Dans le ciel, il y a des nuages et de l’orage. Je pense à lui et à sa mère. Je me dis que la colère est aussi un moyen pour ce dragon rouge de se séparer de cette dragonne qu’il chevauche. Je lui demande ce qu’il dessine. Il me répond que c’est deux dragons qui se crachent du feu. Je lui dis : « Je pensais que le dragon bleu était une dragonne, car elle n’a pas de queue ». Il répond : « Elle a aussi une queue » et la dessine. Je lui dis alors « Ce n’est que chez les dragons ». Il me regarde alors intensément, comme à chaque fois qu’il semble interpellé par ce que je lui dis…

Nous arrivons à la fin de la prise en charge. Une des dernières séances est marquée par la mise en place d’un jeu dont le scénario est le suivant : des animaux de la jungle ont blessé des êtres humains. Ces derniers sont emmenés à l’hôpital par les pompiers pendant que des policiers s’occupent d’arrêter et d’emmener ces animaux dans un zoo. Un policier est en charge du lion ; Yanis dit : « C’est pas parce que tu es le roi de la forêt que tu as le droit de me faire mal ». Je dis : « C’est bien vrai ça ». Que peut-on dire de ce scénario ? Tout d’abord, Yanis s’occupe des blessés, les emmène à l’hôpital, contrairement d’ailleurs au début de la thérapie où les playmobils blessés étaient jetés, laissés à l’abandon. Peut-il prendre soin des autres, du fait de ce que la thérapie a soigné chez lui ? Par ailleurs, il est remarquable que l’inter-dit soit posé par Yanis lui-même, de manière ferme et tranquille. Cette phrase n’est d’ailleurs pas sans faire écho à celle que j’avais dite au début de la thérapie : « Ce n’est pas parce que tu n’es pas puni ici que tu as le droit de faire n’importe quoi ». Enfin ce qui me semble intéressant de remarquer dans cette dernière séance, c’est que chaque lieu (jungle, hôpital, zoo) est bien déterminé et trouve une place au sein du cabinet. Les playmobils sont aussi bien rangés, les blessés à l’hôpital sont couchés et alignés les uns à côté des autres. Ceci me renvoie, en contrepoint, à une des ses premières séances où Yanis avait renversé tous les playmobils sur le bureau au CMP et était parti en courant. Peut-être que c’est un peu mieux rangé dans sa tête…

La dernière séance aura lieu la semaine suivante. Yanis, à ma grande surprise, ne veut pas venir seul dans mon cabinet. Il tire sa petite sœur par le bras. J’observe cela, pendant que la mère dit à Yanis de ne pas commencer s’il veut aller au parc après. Mais rien n’y fait. Alors je décide de faire autrement et j’invite tout le monde, pour cette dernière séance, à entrer. Yanis joue aux palymobils tranquillement, pendant que sa petite sœur dessine. Madame T. est assise en face de moi et observe comme moi ses enfants, en silence. Un certain apaisement règne… Chacun trouve sa place. Je demande à Madame T. si elle pourrait me rapporter le dessin que Yanis avait fait un jour en séance et que je l’avais laissé emporter chez lui, après une négociation qu’il avait gagnée. La mère ne se souvient plus lequel c’est et Yanis et moi lui rappelons son contenu. Il s’agissait des deux dragons. Puis la petite sœur de Yanis se lève et Yanis vient prendre alors cette place laissée libre au bureau. Il commence un dessin pendant que sa petite sœur joue à la pâte à modeler. A ma grande surprise, Yanis essaie de reproduire le dessin que j’ai demandé ! Il me le laissera, celui-là, en fin de séance.Avant de partir, je lui demande, hors de la présence de sa mère qui était sortie, s’il souhaite continuer le suivi. Il me dit qu’il n’a plus envie de venir voir le psychologue tous les samedis matins. Là encore, cette séance, où chacun peut trouver une place au sein de mon cabinet, me semble pouvoir être mise en perspective de la toute première séance, qui s’était déroulée en présence de Madame T., de Yanis, et de sa petite sœur. Car à l’époque, Yanis était passé des jupons de sa mère à ceux de sa sœur, si je puis dire ainsi, en allant dessiner sur la même feuille qu’elle !

Je reverrai une fois Madame T. pour l’entendre au sujet de sa demande que Yanis poursuive le suivi. Je maintiendrai ma position en lui disant les progrès que Yanis me semble avoir accompli. Elle insiste sur le fait qu’à l’école ce n’est pas encore cela, mais je lui réponds que la thérapie n’est pas destinée à rendre un enfant… parfait. C’est même tout l’inverse ! Je lui dis aussi que Yanis a émis le souhait d’arrêter et qu’il me semble très important, aujourd’hui, de l’entendre. Je lui dis que Yanis a appris à jouer, à développer son imaginaire. Elle me dit qu’elle en a vu les effets à la maison, car Yanis se moquait beaucoup de sa sœur lorsqu’elle inventait des histoires avec ses jouets, et qu’à présent, non seulement il peut jouer avec elle, mais il peut aussi jouer seul. Je lui dis aussi que grâce à la confiance qu’elle m’a accordée, et à la régularité du suivi, Yanis a pu peu à peu faire confiance à un analyste homme, et développer cette fonction paternelle(11) nécessaire à son développement psychique. Pour illustrer la confiance qu’il avait en l’analyste, je lui dis qu’il pouvait me tourner le dos pour jouer – une manière de se loger dans mon attention – sans crainte de représailles, ce qui n’avait pas été possible pendant longtemps(12). Quant à la fonction paternelle, je lui dis que j’ai pu remarquer que la séparation avec sa mère était plus facile au moment d’entrer en séance, mais que le moment de se séparer de l’analyste était aussi possible, alors qu’au CMP, il courait jusqu’en bas sans m’écouter. Les transitions, c’est-à-dire aussi la perte, ont pu être travaillées. Je lui dis aussi qu’il peut jouer sans crier(13), sans jeter. Puis, je lui demande comment cela se passe à la maison, et notamment la manière dont elle réagi. Honnêtement, elle me dit que de ce côté-là, cela n’a pas évolué et qu’elle peut répondre encore avec beaucoup d’agressivité. Je ne lui cache pas, puisqu’elle se plaint de l’agressivité dont Yanis peut fonctionner encore à l’école, que les enfants s’identifient « aussi » aux réactions de leurs parents… Elle en a conscience. Je lui demande où elle en est de son suivi à elle. A ma surprise, elle me répond qu’elle a pris des renseignements pour commencer au mois de septembre… prochain(14) ! Pourquoi n’a-t-elle pas commencé en septembre dernier ? L’accompagnement de Yanis aurait-il fait office de thérapie pour toute la famille ? Mais à ce compte-là, n’a-t-il pas aussi fait écran à la possibilité pour elle de commencer un travail, Madame T. se reposant finalement sur l’analyste de son fils ? Ainsi, ne pas répondre à sa demande de continuer la thérapie avec Yanis, c’est, me semble-t-il, paradoxalement, répondre à une double nécessité : d’abord, cela me permet d’entendre la parole de Yanis, qui veut arrêter. Ensuite, cela peut permettre, du fait du manque créé par cette non-réponse, de l’espace laissé libre, que s’ouvre pour Madame T. le désir de faire un travail pour elle, qui lui permette à la fois de revenir sur son histoire et de trouver un étayage dans l’éducation de ses enfants.

C’est ainsi que s’achève le suivi thérapeutique avec Yanis, qui, me semble-t-il, a permis que s’élabore pour lui une demande. Combien de fois ne m’a-t-il pas demandé, dans le jeu, de l’aider à séparer ou rassembler des pièces de playmobils ? Là aussi, cela fait écho à cette phrase dite en début de thérapie : « Elle est forte ma mère pour être arrivée à accrocher la remorque ». Yanis peut aussi, aujourd’hui, grâce aux expériences répétées de la thérapie, s’appuyer sur le Nom-du-Père pour avancer, et non pas uniquement sur une mère « forte ». Au final, ce travail aurait-il permis pour Yanis de nouer quelque chose, autrement dit de faire une place plus importante à l’Imaginaire et au Symbolique, là où le Réel semblait tout écraser ?

(1) Le CMP enfants constitue un de mes deux stages de fin d’études.

(2) Madame T. était venue une première fois au CMP l’an dernier où Yanis avait fait quelques séances avec la psychomotricienne, mais le suivi n’avait pas tenu.

(3) Mon bureau est à l’étage, il faut passer une porte, monter les escaliers froids et noirs et quitter donc le rez-de-chaussée où l’ensemble des professionnels travaille. Ceci ajoute à la difficulté.

(4) il y a eu une information préoccupante faite en 2014 par une voisine de la famille, suite à des cris et des violences. Des violences sur les enfants, mais aussi entre voisines, avec des dégradations de boîtes aux lettres. Beaucoup de passages à l’acte, où Madame T. criait, buvait, laissait les enfants seuls. Quant au père, il a été déchu de l’autorité parentale, a été incarcéré et a écopé d’une mesure d’éloignement, pour des violences conjugales et familiales très importantes.

(5) Je fais référence à sa réaction lorsque Madame T. a parlé du père de Yanis.

(6) Ces angoisses de dévoration de la part d’animaux marins sera rejoué maintes et maintes fois, notamment l’année suivante, à mon cabinet.

(7) Phrase qui fait écho au jeu répétitif dont j’ai parlé.

(8) Ce serpent invisible viendrait-il symboliser le phallus ?

(9) Selon le mot de Lacan.

(10) Cela fait référence aussi à cette séance au CMP où il m’avait dit que puisque je ne pouvais pas le punir, il pouvait faire ce qu’il voulait.

(11) Fonction paternelle qu’on voit à l’œuvre dans cet inter-dit énoncé par le policier à l’endroit du lion, mais qui vient aussi se substituer à cette figure toute-puissante d’un père violent, qui fait la Loi, au lieu de la représenter.

(12) Il faut se rappeler toutes ces séances où il était caché derrière un livre, ce dernier faisant d’ailleurs écran à la rencontre, ou celles où il était assez loin de moi, me faisant face.

(13) Les insultes à l’endroit de sa mère ont disparu, comme j’apprendrais d’ailleurs plus tard, lors d’un entretien téléphonique avec l’institutrice, que les petits cris qu’il émettait au sein de la classe ont disparu.

(14) Elle avait dit à Yanis, lors d’une séance, en septembre, qu’elle cherchait quelqu’un pour elle.