Organisateurs : Gisèle Bastrenta, JP Beaumont, Philippe Candiago, Noureddine Hamama, Maria Japas, Claude Rivet, Anne Videau

Argument : Peut-on dire que l’exercice de l’autorité a changé de texture ? Que ce soit dans le champ démocratique de la famille ou dans les soubresauts de la vie publique, sociale, économique et politique, les demandes individuelles et les différents groupes sociaux appellent et récusent dans le même mouvement une autorité toujours décevante. Y en a-t-il une qui serait la bonne ?

L’Association Lacanienne Internationale Manosque Alpes-de-Haute-Provence est fondée le 14 avril 2018, à l’initiative de Claude Rivet, Gisèle Bastrenta, Philippe Candiago et Maria Japas, dans l’engagement du respect des buts que l’Association Lacanienne Internationale – à laquelle elle est affiliée – a toujours poursuivis depuis sa création en 1982 par Charles Melman. Son but est de promouvoir la transmission, le développement et l’enseignement clinique et théorique de la psychanalyse, tels que Freud, Lacan, Charles Melman nous les ont transmis et tels que quelques autres le poursuivent. L’association s’inscrit dans le fil des conférences d’introduction à la psychanalyse à Manosque Ste-Tulle, initiées en 2008, qui ont permis que le discours psychanalytique trouve un lieu dans la parole, dans les rencontres et dans le tissage de liens de travail, dans le territoire de Haute Provence. Nous invitons toute personne intéressée par la psychanalyse à se joindre à nous et à venir participer à nos travaux.

Ch. Melman. Alors je vous apporte les éléments d’un travail en cours et qui doit trouver sa conclusion rapide dans une édition qui se fera à Rome en Italie. L’Italie étant sûrement le pays d’élection pour parler de ce qu’il en est de notre rapport à l’autorité, au pouvoir, et à notre évolution à l’endroit de ces instances.

Puisqu’on partira si vous le voulez du constat suivant, c’est que les manifestations cliniques de notre rapport à l’autorité sont parfaitement codifiées et n’ont pratiquement pas bougé depuis que les premiers qu’on a appelé penseurs, philosophes, se sont intéressés à la question et que les relations subjectives à l’endroit de l’autorité mais aussi les relations familiales, les relations politiques sont d’une remarquable pérennité et stabilité. Autrement dit nous revêtons à chaque fois les mêmes habits, nous rentrons dans les mêmes plis, les mêmes détours et pourquoi ne pas le dire, les mêmes malheurs beaucoup plus que le bonheur dans ce qu’il en est de notre rapport à l’autorité. Ce qui mériterait de nous étonner, c’est que si ces expressions cliniques sont d’une remarquable constance, et ne se laissent pratiquement pas mobiliser, on n’invente pas grand-chose en ce domaine. C’est que nous avons affaire à titre d’organisateur de cette affaire, nous avons affaire à un système qui appelle, exige un traitement qu’il faut bien appeler par son nom, c’est-à-dire rigoureux, rationnel, scientifique pour aller au terme de ces métaphores, puisque tout nous laisse penser que nous sommes ici attachés à des contraintes qui se présentent à chaque fois comme inéluctables, insolubles, toujours les mêmes, ne se prêtant donc pas à la fantaisie ni à l’innovation, et que nous en sommes peut-être venus au moment justement, et y compris avec celui de ce qu’on pourrait appeler la crise de la psychanalyse, nous sommes venus au moment où ceci pourrait peut-être enfin être abordé. Je vais donc vous faire sur ce thème, sur ce sujet, je vais vous faire quelques propositions et je vous serai reconnaissant évidemment, de m’apporter vos remarques qui ne pourront que me servir dans ce travail. Il est possible que vous ayez remarqué dans le titre proposé, qu’est-ce que pourrait être une autorité qui serait bonne ? qu’il y a une astuce et qui est donc la suivante : c’est que c’est l’autorité qui décide ce qui est bon et ce qui n’est pas bon ; c’est même un pouvoir qui va extrêmement loin puisque comme nous le savons dans ses exigences, de ce qu’elle pourra considérer comme étant bon, elle n’a pas de limites. On pourrait en effet objecter que ce qui serait la limite, on pourrait dire, naturelle, à l’exercice d’une autorité ou d’un pouvoir, ce serait le corps, ce que je suis capable d’en supporter, d’en éprouver et peut-être justement à cette occasion, de voir si ce que j’en éprouve est bien et donc, est-ce que c’est une bonne autorité celle-là ? Or justement nous avons l’expérience de ceci, c’est que l’autorité comme je viens de l’évoquer, décide de ce qui sera bon pour moi, y compris d’ailleurs que ce corps j’y renonce dès lors qu’est exigé de moi le sacrifice suprême, avec ce paradoxe que Freud, comme vous le savez, a relevé avec la pulsion de mort, ce paradoxe suprême c’est que si cette autorité exige de moi le sacrifice du corps, que j’y renonce, eh bien je pourrai y souscrire avec enthousiasme. Et même — c’est quand même le comble — estimer que la preuve que ce à quoi j’ai affaire c’est vraiment l’autorité qui convient, la vraie, celle qui se distingue de toutes les autres, c’est que justement elle exige de moi ce sacrifice, et mon sacrifice est le témoignage que cette autorité est l’autorité validée, suprême.

Est-ce que cette tentative, dans laquelle je me suis donc engagé, consiste à montrer qu’on peut traiter de l’impossible, voyez un peu l’excès, le ridicule, que ce qui est impossible à traiter consiste, à montrer qu’on peut traiter de l’impossible, puisque c’est ce qui est là dans l’impossible qui décide sans cesse de la validité de mon traitement ? Eh bien néanmoins, il est permis d’en traiter et même sans doute est-ce nécessaire, compte tenu du fait que dans la crise actuelle que nous vivons de l’autorité, nous ne sommes pas certains que ce qui va sortir du chapeau ne risque pas d’être désagréable sinon funeste. Pourquoi est-ce traiter de l’impossible ? Parce que vouloir en traiter c’est du même coup défaire systématiquement ce qui donne son autorité au discours, au propos qui en traite. Il y a donc un court-circuit, une impasse, une espèce de paralysie réciproque et qui est sans doute, je le suppose, la raison de notre exceptionnel retard intellectuel concernant la question de l’autorité. Si moi-même je m’y risque, je m’y autorise, c’est bien entendu à partir de cette expérience qui est la nôtre et en tant qu’elle a été commentée et analysée par celui auquel nous nous référons avec Freud c’est-à-dire à Lacan et dont tous les derniers séminaires justement, ont témoigné que l’adresse, le discours, eh bien n’étaient pas en mesure d’approcher ce qu’il en était de la réalité du pouvoir de l’autorité puisque tout discours, le mien par exemple à l’instant même, ne fait que la confirmer cette autorité, la valider. Ses élèves ont pu voir Lacan leur tourner le dos pour devenir de plus en plus silencieux, et puis faire des graffitis qui peuvent paraître sinon absurdes au moins incompréhensibles au tableau. Quitte aussi à vouloir inventer le type de langage, L’alangue avec un l apostrophe et le a privatif, en tant que celle-ci, L’alangue est devenue celle du poète, c’est-à-dire ne repose plus sur la référence à l’autorité, qui garantit la découpe et l’usage des signifiants. Dire que nous sommes actuellement dans une période de crise de l’autorité, c’est une évidence qui peut inquiéter. Elle est manifeste d’abord dans la défaillance de la rhétorique par lequel un candidat peut se faire valoir, dans la mesure où cette rhétorique a cessé d’être à proprement parler politique, pour passer à un autre registre qui est comme vous le savez, le discours, la référence nationaliste. Le nationalisme ce n’est pas la politique, car la politique est évidemment fondée sur l’idée d’une juste répartition, aussi juste que l’on le voudra, ou que l’on pourra espérer, répartition des biens, des bénéfices, des revenus entre les classes sociales et donc on débat en démocratie, sur ceux que l’on envoie au pouvoir pour assurer la meilleure distribution, serait-elle au bénéfice de telle ou telle classe sociale.

Cela relève du discours en tant que le discours, et nous le savons aussi grâce à Lacan, montre de quelle manière l’asymétrie des places entre maîtres et serviteurs est assurée, est provoquée, est propulsée, cette asymétrie par le discours lui-même c’est-à-dire l’adresse que je peux faire à un semblable dès lors que lui et moi nous nous référons à la même hypothétique autorité qui fait communauté entre nous, communauté sociale.

Le nationalisme ne relève plus du discours puisqu’il suppose l’homogénéisation des partenaires venant tous occuper la même place, tous égaux en tant que fils supposés du même père, tous identiques, tous partageant, paraît-il, les mêmes devoirs et les mêmes bénéfices et, à la figure de l’Autre, celle qui garantit le discours, à la place de l’Autre vient maintenant la figure hostile et menaçante de l’étranger. Nous sommes devenus tous identiques quelle que soit la différence des sexes et des statuts sociaux, dans une communauté se réclamant d’un même père, mais avec le fait que nous n’avons plus affaire dans notre rapport à ce que l’on appelle l’environnement, nous n’avons plus affaire à l’Autre, nous avons rapport maintenant à la figure de l’étranger, figure donc menaçante. C’est ce qui fait que, comme l’expérience à chaque fois le confirme, le discours, non pas le discours, pardon, le propos nationaliste se conclut toujours, est toujours porteur de guerre. Ça appartient à son économie, il ne peut pas en être autrement. Ce moment où nous sommes aujourd’hui, où à la place du discours politique fondé sur la distinction des classes sociales — et je dirai aux disputes et aux conflits quant à la répartition des biens — nous assistons donc aujourd’hui à cette mutation, à cette résurgence qui trouve une illustration frappante dans les figures qui sortent des urnes électorales. Nous voyons les personnages les plus inattendus sortir de l’expression de la volonté populaire et c’est ainsi qu’en Italie pour y revenir, après une grande figure qui a été celle d’un magnat des finances et de l’industrie, Berlusconi, lui a succédé dans l’estime populaire, la figure d’un clown, d’un clown professionnel et dont les propos tenus devant les caméras étaient ceux d’un clown, le nommé Beppe Grillo, avec un succès qui fait qu’aujourd’hui il partage le pouvoir, Beppe Grillo, avec les éléments nationalistes italiens. On se croirait al carnavale, c’est-à-dire ce qui est l’égarement populaire pour trouver une figure susceptible d’être représentative et que ce mouvement puisse conduire à promouvoir pour les plus hautes fonctions, la figure d’un clown professionnel ne peut pas être tenue pour secondaire, pour accessoire.

Proche de nous, nous voyons de quelle façon l’Angleterre est prise dans un conflit concernant ce qui doit faire autorité pour elle, nationaliste, ou européen. Je rappelle que l’Europe a ce caractère absolument inédit d’être une autorité sans visage et sans voix, et on n’a jamais vu s’exercer pour des populations quelconques une autorité qui n’ait ni visage ni voix. Dans les quelques remarques que je vous proposerai, on peut croire que cette nouveauté politique que constitue une fédération de peuples capables de s’entendre et de respecter une autorité qui est invisible, dont on n’a pas vu la face. Vous savez que voir la face de l’autorité suprême ça a pu être considéré comme un événement qui est toujours discuté d’ailleurs… « Est-ce qu’il a vraiment vu sa face, ou n’a pas vu sa face ? » On n’est pas sûr. Eh bien là nous avons une autorité dont là on est sûr. On n’en a pas vu la face parce qu’il n’y en a pas. Mais il n’y a pas non plus pour s’exprimer de voix qui soit partagée, et ceci est évidemment une innovation qui mérite réflexion.

La réflexion qui vient immédiatement après, est bien évidemment cette autre figure parfaitement originale et inattendue et que l’on ne sait pas bien traiter. Celle du président actuel des États-Unis, mais qui nous informe, nous renseigne sur ce qui est en train de se passer concernant notre rapport à l’autorité, c’est-à-dire la duellisation des relations avec autrui. Il n’y a plus dans la relation avec autrui la moindre référence à une autorité ternaire, venant proposer une régulation, serait-elle simplement morale entre partenaires, mais il n’y a plus que la confrontation, pacifique jusqu’ici et qui est supposée aboutir au gain de l’un pour la mise à genoux de l’autre. Ce que les psychanalystes auront tendance à déchiffrer comme étant la prévalence de la relation imaginaire, la prévalence de la relation au miroir, sur ce qui jusqu’ici fonctionnait comme relation ternaire, autrement dit un rapport symbolisé où l’enjeu était symbolisé par la dépendance à l’endroit de ce personnage tiers.

Ces remarques banales que je fais, prennent leurs reliefs du fait que ce qui après tout n’a jamais été non plus pris en compte, et alors qu’avec Claude Rivet et nos amis se met en place ce groupe de Manosque, c’est finalement le rapport à l’autorité des analystes eux-mêmes. Ce que nous savons là-dessus par expérience, c’est que Freud a été accusé d’autoritarisme, de dogmatisme par ses élèves. Et comme nous le savons, l’histoire du mouvement analytique est un tourbillon passionnel autour de Freud. Il m’est arrivé, je l’ai déjà raconté, de rencontrer ou d’aller chercher des contemporains de Freud à Vienne. C’était il y a quelques années, je dois dire qu’ils ne doivent plus être beaucoup, mais j’en ai rencontré. Je leur ai systématiquement demandé à ces gens qui avaient connu la vie intellectuelle de Vienne avant la dernière guerre, systématiquement demandé : « qu’est-ce qu’on disait de Freud ? ». Ce que j’ai entendu à chaque fois, et de la part de gens intelligents et responsables « Freud, très bien mais très autoritaire avec ses élèves, très dogmatique ». C’était intéressant que dans l’opinion intellectuelle de l’époque ce soit le trait qui soit resté. Pourquoi nous interroge-t-il ce trait ? Il nous interroge parce qu’il est bien évident que celui qui venait prôner comme fin de cure la résolution du transfert, c’est-à-dire, jugez du peu, de la vanité, de cette hainamoration, vanité heureuse puisque c’est elle qui permet ce travail d’élaboration susceptible de faire que pour la première fois peut-être et c’est ce que Freud envisageait, ce qu’il souhaitait, c’est que ceux que l’on appelle des adultes par leur état civil cessent d’être des enfants. C’est-à-dire cessent de prendre alibi dans ce qui serait l’autorité déposée dans le grand Autre pour pouvoir se comporter de façon non respectueuse, je dirais irrespectueuse à l’endroit aussi bien d’autrui que d’eux-mêmes. Le respect c’est accepter que l’autre ek-siste, ce qui du coup assure la sienne d’ek-sistence. Autrement dit, qu’il n’est jamais « Tout » et que ce « Tout » n’est ni dans le pouvoir que l’on peut exercer, ni dans la suggestion que l’on peut attendre de lui.

Pour rendre compte de ce que Lacan a clairement établi comme étant la vacuité de l’Autre — comment en rendre compte ? — et dès lors que cette vacuité comme je le faisais remarquer au départ, sape l’autorité du propos qui veut l’établir, comment dès lors prendre en compte cette vacuité, sinon par l’affirmation autoritaire et répétée des quelques concepts qui permettent de l’envisager ? Freud à cet égard dans cette autre tentative passionnante — et je pense que des études viendront orienter, comme je le fais, comme je le tente aujourd’hui — qui montreront l’importance de l’enjeu. Donc Freud a tenté de briser cette barrière, cette limite, qui fait que l’impossible, pour nous on peut que lui baiser les pieds ou alors ces pieds leur marcher dessus « il nous les casse ». C’est notre réaction ordinaire, notre réaction habituelle, sans que l’on se soit encore aujourd’hui aperçu que la révolte, tellement naturelle, le soulagement de la révolte n’a jamais abouti qu’au rétablissement de l’autorité précédente. Sous une forme ou sous une autre, que cette forme soit celle d’une aggravation ou celle d’une modération, ça tourne systématiquement en rond. De telle sorte que la révolte paraît, doit, peut nous apparaître comme une contrainte qui n’est pas moins forte, stupide que celle exercée par l’autorité elle-même. L’autorité et la révolte se soutiennent réciproquement. La question est donc, vous le voyez, je m’effraie parfois à constater l’importance de ces questions… — et qu’est-ce que cela veut dire de tenter de se mesurer à elles ? — mais en tant qu’analystes, nous sommes les seuls à en avoir le moyen, car chacun peut en faire l’expérience.


Il y a quelques jours, la semaine dernière, je discutais avec Safouan à l’Espace Analytique, sur ce qu’il a écrit, ce qu’il vient de publier La civilisation post-œdipienne et qui dit ceci : la référence paternelle est abolie et donc du coup la psychanalyse n’a plus de support pour exister. La remarque que j’ai pu lui faire, c’est que si Freud a rencontré avec cette fréquence impressionnante pour lui, le vœu de mort à l’endroit du père proféré par le garçon dans la cure, alors que ce n’est pas forcément l’expérience que vous pouvez avoir vous-même si vous pratiquez, ce n’est pas du tout une rencontre inéluctable. Il y a de nombreuses autres circonstances qui se trouvent responsables de la castration. C’est même je dirais les circonstances où leur traitement, leur abord est le plus difficile. Un exemple tellement facile : tout le monde sait l’importance du matriarcat dans le bassin méditerranéen. Et dans ce cas de figure, il est bien évident que la représentation jugée responsable et hostile systématiquement, celle du frère qui a été choisi, qui a été élu par la mère. Le rapport au père dans ce cas-là est un rapport plutôt amical et la recherche d’un soutien, d’un soutien contre cette autorité réelle, le frère choisi par la mère en tant que dépositaire du phallus transmis dans la chaîne des générations.

Ce que j’évoque là quand même, je ne sais pas moi, c’est banal. Il y a tellement d’autres circonstances, parfois traumatisantes ou occasionnelles, qui rendent compte de la castration pour tel ou tel sujet, que la figure du père ne peut en aucun cas être considérée comme généralisable. Je faisais donc remarquer à Safouan que si Freud l’a rencontré à ce point dans sa pratique, c’est sans doute sa façon de porter son insistance sur la nécessité pour le sujet de rentrer dans la vie sexuelle. C’est ce qu’il fait avec Dora par exemple. Dora vient avec des symptômes somatiques parfaitement typiques, des bruits de gorge, la toux, comme papa et qu’est-ce que lui propose, Freud ? Freud lui dit : « si tu veux guérir, il y a M. K là qui est tellement sympa. Il est bien sous tous rapports, il est beau, il est jeune, il est riche… qu’est-ce que tu attends ? Ah il est marié ? Bon, on ne va pas non plus en faire un potage… ».

Eh bien c’est peut-être bien parce que Freud procédait à cette injection phallique permanente dans ses cures qu’il a si facilement rencontré chez des patients, chez qui justement et normalement ça faisait problème, une réaction transférentielle qui le désignait lui-même comme une figure paternelle bien sûr. Ça me paraît simple ce que je raconte, ça me paraît quand même vraisemblable.

Quoi qu’il en soit, n’ayant pas d’autre recours que de se tenir ferme aux concepts qu’il avait introduits — parce qu’il n’en avait pas d’autres, il aurait aimé en avoir d’autres, mais qui auraient été scientifiques — mais parce qu’il n’en avait pas d’autres, Freud est donc apparu comme dogmatique, et autoritaire. Pourquoi ne pas le dire, à juste titre ! Sauf que puisque nous avons la chance d’avoir connu une suite valable avec Lacan, eh bien Lacan lui a clairement témoigné que ses propres concepts ne constituaient pas pour autant des signifiants-maîtres, d’abord parce qu’il était pris dans une intention qui tenait au fait que pour lui ce qui faisaient le symptôme et le malaise, aussi bien individuel que dans la culture, c’était le défaut de rapport sexuel. C’était d’une certaine manière le parti de Freud avec son malaise dans la culture, mais pour Freud c’est le rapport sexuel qui devait guérir, libérer de ce malaise. Le pas de Lacan est de montrer que le malaise est à l’intérieur de cette relation, en tant que rapport elle ne peut s’accomplir et donc que sa conceptualisation, à Lacan, venait d’abord s’inscrire dans cette position prise à l’endroit de ce qui faisait symptôme, mais qu’ensuite il s’agissait de montrer que ce qui fait l’agent de cette impossibilité, c’est ce qu’il a appelé le au-moins-un dans l’Autre, c’est-à-dire ce qu’on peut appeler aussi bien l’instance phallique et aussi bien l’instance paternelle.

S’il a montré que c’étaient ces instances dont le parlêtre se rempare, aucun de nous n’a envie d’être seul, aucun de nous n’a envie d’assumer ses responsabilités entières. Eh bien lui Lacan, à partir de ce moment-là, il ne devenait pas le gardien de quoi que ce soit, il devenait le témoin du résultat d’une expérience, celle de la cure et dont il faisait part à ses élèves. Cela n’a aucunement empêché que Lacan soit traité par ses élèves comme étant l’autorité funeste et qui les obligeait au même titre que ça a été le cas pour Freud. Cela nous montre quoi ? C’est que dans ce grand désordre contemporain concernant le rapport à l’autorité et qui comme tout désordre est susceptible d’issue qui ne soit pas obligatoirement favorable, il y a néanmoins dans ce désordre un progrès.

Certes ne pas reconnaître l’élément ternaire dans l’Autre au profit d’une duellisation du rapport n’est pas un progrès. Mais en tout cas dans ce qui est cette crise actuelle de l’autorité, il y a bien sûr avec les diverses figures qui dans l’Autre soient jugées responsables, il y a une tentative, appelons-la par son nom, d’affranchissement — sans que, je dis bien pour autant, l’issue soit prévue — une tentative d’affranchissement dont l’angoisse ou le malaise social qu’elle procure voisinent avec ce que j’évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire la résurgence de communautés faites de semblables identiques dans leur rapport au père et qui s’appellent couramment le nationalisme.

Je raconte volontiers cette question que m’a posée un jeune vraiment prototypique, bien, charmant, on ne peut que lui souhaiter de bonnes choses à ce garçon. Il sort en plus de ce que l’on appelle une bonne famille, bien classique, mais il est là, il fait part de ses embarras sexuels et il dit : « mais pourquoi est-ce que je devrais désirer une jeune fille ? ». Ça fait pas mal d’années que j’entends des tas de choses, c’était la première fois que j’entendais ce genre de question qui ne se posait pas. Ça ne se posait pas parce que pour un garçon désirer une jeune fille c’était écrit. Voyez, j’évoque là l’écriture, parce qu’il y avait dans le grand Autre, cette instance, au-moins-un, et que notre religion appelle l’instance paternelle, cette instance pour dire que : « il y a des garçons, il y a des filles, et il est prescrit qu’ils se désireront réciproquement ». Ce tumulte que nous constatons aujourd’hui avec les affaires de genre, de gender, fait évidemment partie — quoi qu’on pense des expressions, de l’allure et des références de ceux qui s’y adonnent, qui s’y adonnent, le mot est bon, c’est le cas de le dire, des femmes qui s’y a-donne — eh bien témoigne d’une interrogation qui est là ouverte, mal ouverte mais qui est ouverte, et qui met en cause bien sûr ce défaut du rapport sexuel, et donc de la validation de la différence des sexes.

Qu’est-ce que — Jean-Luc Cacciali me posait la question au départ — qu’est ce qui aujourd’hui fait autorité pour un jeune ? Nous sommes tous à des degrés divers touchés par cette question et d’autant plus touchés que pour y répondre combien de fois j’ai eu droit à ces scènes où le père de famille ou la mère de famille racontent comment il est impossible de faire descendre le jeune à déjeuner ou à dîner parce qu’il est devant son écran et qu’est-ce qu’ils doivent lui dire pour qu’il descende ? C’est la question qu’ils posent à l’analyste.

La question ouverte est celle que je viens d’évoquer « qu’est ce qui fait autorité pour le jeune d’aujourd’hui ? ». Il y a une réponse : c’est assurément ce qui fait autorité, ce sont les voies d’accès à la jouissance, les moyens de la jouissance et d’une jouissance qui premièrement n’est pas forcément sexuelle, et deuxièmement qui ne connaît pas de limites, pas d’autres limites que la fatigue, que l’épuisement, ou bien l’état de stupeur ou de coma engendrés par une drogue. C’est ce qui fait autorité, et c’est bien pourquoi les injonctions parentales ont cette faiblesse. Elles invitent l’enfant, le jeune à quoi ? Il faut partager le potage commun et puis l’ambiance n’est pas toujours, on le sait, tellement stimulante… Comment faire ?

C’est aujourd’hui, me semble-t-il et quelles que soient les difficultés que les analystes peuvent trouver dans leurs propres groupements, parce qu’ils rencontrent le fait que la réponse celle de savoir s’il y a une loi propre au langage et quelle est cette loi ? Quelle est cette loi en particulier au regard de la castration, parce qu’après tout la castration précède largement l’invention du Nom-du-Père. Comme je le faisais déjà remarquer la philosophie commence par la question suivante : qu’est-ce que je dois sacrifier pour être un homme ? à quoi dois-je renoncer, quelles sont les jouissances auxquelles j’ai à renoncer pour être un homme ? autrement dit, « quelles sont les bonnes mœurs ? ». Alors on se dispute entre écoles. Les stoïciens ce n’est pas la même chose que les sophistes. L’Académie ce n’est pas la même chose que le Lycée. Comme je le faisais remarquer aussi, le grand modèle et qui a impressionné les théologiens chrétiens, c’est Socrate. Socrate c’était un type absolument épatant. Pourquoi ? Parce que, il ne buvait pas, il ne fumait pas, il ne baisait pas et puis à la guerre il était extra, il était courageux, il n’avait pas froid aux yeux, il tenait sa lance et il se battait sans craindre la mort. Et puis il respectait les lois de la Cité, même lorsqu’elles étaient injustes et le condamnaient à mort. Il a refusé de s’enfuir, les élèves lui ont dit : tu sais c’est facile, on paye le gardien et hop dehors. Non !

À quelles lois obéissait-il ? Ce n’était aucunement celles d’une figure parentale. Est-ce que c’était je dirais le respect de la Cité d’Athènes ? Le respect d’une communauté sans doute, mais pas spécifiquement Athènes. Donc d’où venaient, d’où sortaient ces lois dont Socrate, sur lequel on s’extasie, et que Socrate ne venait même pas donner en modèle. Il ne donnait rien. S’en inspire qui veut. Et comme vous le savez pour réfléchir, on le voyait debout sur un pied ; pourquoi sur un pied ? Parce que pour réfléchir il faut se mettre en déséquilibre. Autrement dit il faut renoncer à ce qui donne l’assise ordinaire, l’assise habituelle.

La question que j’évoque pour nous, comme vous le voyez elle est double. Premièrement et je conclus là-dessus, le temps est-il venu — ce que je crois — de proposer un abord rigoureux, comme l’est la psychanalyse elle-même. Je ne vais pas m’engager dans la question de savoir pourquoi elle n’est pas scientifique, mais un abord rigoureux de notre rapport funeste et dangereux à l’autorité. Est-ce que nous sommes effectivement arrivés au moment où il serait possible de donner à la crise en cours, de lui proposer une autre issue que celles traditionnelles ? Et deuxièmement enfin, s’il y a comme nous en avons les témoignages, des lois qui sont propres au langage, en particulier, je prends évidemment la plus élémentaire, c’est-à-dire le fait qu’il y a à renoncer à l’objet. Ça, ce n’est pas la faute à papa, c’est le langage qui fait ça. Seulement le problème c’est qu’avec la référence à papa, ce renoncement à l’objet nous en faisons un culte. Nous lui accordons notre faveur et notre consentement, nous en faisons en quelque sorte la clé de notre condition. Nous croyons sûrement que nous avons échappé à l’époque des sacrifices, alors que les lois du langage ne nous prescrivent aucunement que ce qui figure pour nous dans l’Autre est enregistré comme castration. Même si ces figures que j’évoquais il y a un instant par exemple celle de Socrate, donne le sentiment qu’il a fait du sacrifice de la jouissance la condition de l’humanité, qu’être un homme ça serait sacrifier la jouissance et en particulier les plaisirs du corps. C’est une interprétation. Et donc, à nous qui comme je le dis souvent, sommes plutôt des gens modestes, nous n’avons pas de formations particulières pour aborder de telles questions. Le seul problème c’est que toutes les formations particulières, elles ratent complètement le coup, complètement. Aucune n’est capable de penser le fait que leur rencontre de l’autorité dans les domaines variés qui sont les leurs relèvent en fait d’un dispositif un, unique. Elles ne peuvent pas. Il m’est arrivé justement à l’École Pratique des hautes Études en Psychopathologie qu’évoquait Anne Videau au départ, d’avoir des débats avec l’un des plus respectables politologues, Marcel Gauchet. C’était, comment dirais-je, passionnant et désespérant. Passionnant parce qu’on arrivait très vite à la limite de ce qui pouvait faire échange entre nous, la limite où chacun allait se renfermer dans les bornes de sa discipline et qu’il n’y avait aucun accès possible vis-à-vis d’un homme cultivé et intelligent de lui faire valoir la dimension où cependant se décide la dimension de l’autorité. Lui dire que même dans notre époque sécularisée, l’autorité a conservé un caractère sacré, vous savez ce n’est pas pour rien que tel ou tel va brusquement découvrir qu’après le président bonhomme que nous avons eu, eh bien que le président doive être jupitérien. C’est à cet endroit où, si les analystes souhaitent contribuer au débat public, ce qui n’est pas obligatoire, Freud l’a fait constamment, Lacan de façon marginale, mais sans trop le dire, mais espérant quand même que les philosophes allaient y trouver du grain à moudre, allaient quand même être accrochés. Ils l’ont été en partie. Mais vous voyez comment et je termine enfin, dans cette expérience, celle de la cure, aux moyens tellement limités, liée à ce que fut ce coup de génie de Freud, est de faire que dès lors qu’on a une adresse dont l’interlocuteur n’est pas figuré, ni figurable, on se trouve automatiquement, spontanément, s’adresser à un tiers, celui qui après tout appartient au dialogue intérieur. Mais le dialogue intérieur, il est biaisé parce qu’au fond il n’est pas articulé. Eh bien dès lors que l’on s’adresse à ce tiers, se déclenche ces mouvements affectifs extraordinaires et cette évolution dont le risque, je me permets de le signaler, est qu’entre l’amour et la haine, il y a non pas une coupure, mais il y a une continuité. Comme chacun de nous a pu en faire l’épreuve dans sa vie privée et d’abord bien entendu infantile, il sait de quelles façons les expressions de l’amour peuvent laisser entendre la haine la plus profonde et que même d’une certaine manière la haine est plus solide que l’amour pour une raison très simple, c’est que l’amour peut changer d’objet. Même la passion la plus forte ne dure qu’un temps et puis on change, la haine non. La haine une fois que vous en avez élu l’objet c’est pour toujours, vous avez enfin trouvé l’objet à haïr et à ce moment-là vous pouvez vous rendre compte que cet objet à haïr est justement celui qui est représentatif de l’autorité, et que selon les schémas classiques, vous n’avez pas d’autres meilleurs moyens pour résoudre votre relation à la dite instance que de vous en tenir à une haine dont il faut bien dire que par la fixité qu’elle délivre à l’objet est forcément abêtissante, imbécile, idiote, conne. Mieux vaut l’amour, puisque lui au moins, comme on le sait il oblige un temps, mais ce n’est qu’un temps, on dit aussi qu’il est volage, c’est pas beau ça, mais enfin il fait partie de ce qui reste au cours de la vie, alors que la haine vous êtes arrêté et je termine puisque je le promets déjà depuis un bon moment, je ne sais pas pourquoi je poursuis… l’un des traits de notre temps, c’est une forme de paranoïa à l’envers, c’est-à-dire que nous sommes dans une relation où l’autorité qui est vécue comme persécutrice, quoi qu’elle fasse, qu’elle se taise ou qu’elle parle, qu’elle agisse ou qu’elle reste inerte, qu’elle soit sympathique ou qu’elle soit déplaisante, qu’elle soit de sexe mâle ou femelle, ce qui vient de l’autorité sera aujourd’hui suspect, et il y aura toujours quelqu’un pour vouloir lui tirer le tapis de sous les pieds. Ça fait partie de notre crise et ça oblige ceux qui tiennent le poste à des exercices bizarres mais qui du même coup ne sont pas forcément déchiffrables. Être persécutés par l’autorité quelle qu’elle soit.

Bon, je ne sais pas mais j’ai l’impression de pas vous avoir épargnés. En tout cas je vous aurais au moins fait partager, si vous l’avez bien voulu, si vous vous y êtes intéressés, les points où nous en sommes dans notre vie de psychanalystes, qui implique non seulement bien sûr la vie de groupe, mais qui implique aussi la vie de citoyen, ce qu’il arrive au psychanalyste d’oublier parfois. Je vous remercie.

Applaudissements

 

Journée inaugurale de l’ALI Manosque AhP – Conférence de Charles Melman – Débats de l’après-midi :

Le 22 septembre 2018 Forcalquier

G. Bastrenta :

Je voulais intervenir à partir d’un point que vous avez abordé ce matin. Je n’y avais jamais pensé c’est ce point sur la question : « qu’en Europe il y a une autorité sans visage et sans voix ». Cela m’a fait penser à ma pratique, je vais raconter une petite anecdote. Cela doit faire une quinzaine d’années, je travaillais dans un centre d’accueil pour toxicomanes et je voudrais préciser que le terme « d’addiction », on ne l’entendait pas encore dans le langage courant. Les écrans arrivaient mais on n’entendait pas ce mot. Dans ma consultation hospitalière, j’ai reçu un couple qui avait trois garçons adolescents, trois jeunes hommes pris dans les écrans. Ce couple d’ingénieurs venait demander dans un lieu pour toxicomanes, comment faire pour qu’ils arrêtent de s’adonner aux écrans. À l’époque ce que j’ai pu penser — penser seulement à la vue de leurs détresses — c’était pourquoi ils ne débranchaient pas le fil, la prise… On ne penserait plus ça aujourd’hui. C’était le début du terme, du terme « d’addiction » et des jouissances virtuelles. Je me souviens de ce couple parce que c’était la première fois et je me suis rendu compte qu’ils référaient cette pratique peut-être à une maladie et qu’ils venaient en rendre compte.

L’autre question que je voudrais soulever par rapport à cela : « Qu’est-ce qui se passe dans une famille quand il n’y a plus une autorité incarnée ? ». Quand la question de l’incarnation de l’autorité et de la voix n’y est plus ?

On a souvent affaire à des jeunes et des enfants qui sont sur le coup d’abandons. Notre pratique clinique autour de la responsabilité du sujet qui consomme des produits, qui est pris par des jouissances d’objet nous oblige à tenir compte du fait qu’aucune limite dans l’Autre n’introduit de tempérance. Le détour que ces sujets ont à faire pour (re)trouver le principe de plaisir qui fasse limite, demande du temps. Il faut noter aussi qu’au moment où nous les recevons, ils sont au-delà, bien au-delà parfois du principe de plaisir. Le spectre des jouissances mortifères, sans limite, peut faire surgir l’urgence et un réveil chez l’entourage…

Ch.Melman :

Le domicile… il y a dans le domicile, il y a quelque chose qui vient vraisemblablement du dominus. Dominus n’est pas un lieu quelconque, le Domicile. C’est-à-dire que le domicile ce n’est pas la chambre d’hôtel, ni la coloc. Il y a dans tout Domicile un invité en plus, même si on ne le voit pas, si on ne l’entend pas, et qui est l’ancêtre de la lignée à laquelle cette famille se rattache. Je crois que le propre des jeunes d’aujourd’hui qui restent devant leur écran, c’est que justement la signification de ce lieu leur manque, pour des raisons diverses. Ça peut-être déjà parce que les parents eux-mêmes ne le respectent pas comme un domicile. Vous savez autrefois il y avait dans les familles romaines un autel dans chaque famille et qui était constamment allumé en l’honneur justement des ancêtres. On peut dire qu’aujourd’hui souvent cet autel est éteint dans nos familles. Et dans la mesure donc où ce lieu a perdu son sens, c’est-à-dire, celui d’un partage destiné à célébrer justement la lignée à laquelle on appartient, il est normal que le jeune le déserte au profit de jouissances qui sont plus assurées, qui sont à sa disposition, qu’il partage avec d’autres de sa génération. Et que ce dont il fasse état ainsi à ses parents c’est — pourquoi ne pas le dire comme ça — c’est souvent de leur propre réalité, c’est-à-dire qu’eux-mêmes se sont détachés de ce que peut signifier un domicile.

Il y a d’autre part cet aspect très particulier de la jouissance avec l’écran. L’écran ce n’est pas du tout une feuille de papier sur laquelle on écrit et moi je vais même plus loin là-dessus mais il faudrait que je puisse mieux assurer cette assertion : « ce n’est pas de l’écriture ». C’est de l’imagerie de l’écriture, comme si ça ne prêtait pas à conséquence et puis ce que l’on efface sur un écran ce n’est pas de l’ordre du refoulement, ça ne fonctionne pas comme un refoulement, c’est de l’annulation.

Donc il y a ces deux aspects pour répondre à votre question, d’une part celle de la dé-domiciliation à laquelle nous avons à faire. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que les jeunes voyagent, bougent, ou qu’ils puissent installer leurs sacs n’importe où, ça n’a pas d’importance, ça ne constitue pas un lieu d’attache, de fixation, de responsabilité, de devoir…

Il y a cet aspect-là, puis il y a, comme je l’évoquais, le problème du rapport à l’écran. C’est-à-dire, comment on jouit avec un écran, l’écran c’est vraiment puissant. Ça, c’est vraiment original. Il n’est pas surprenant de voir si vous allez dans les restaurants, que les parents pour que le bébé se tienne tranquille, le bébé a un an, il y a une tablette devant lui et lorsqu’il se lève de table pour marcher, il marche comme les personnages de ses dessins animés. (Rires) En tout cas les parents sont tranquilles, ils parlent entre eux et il y a bébé qui s’occupe avec sa tablette. Il y a quand même une révolution sociologique qui est importante. Maintenant on voit que le remède ne paraît pas évident. Si les enfants pouvaient répondre valablement, ils diraient à leurs parents : « Je vois que vous parlez sans cesse de vouloir vous séparer, vous vous disputez, c’est quoi la maison pour vous ? » Nos enfants disent souvent nos vérités, je dirais même que c’est pour ça qu’ils sont gênants. Vous êtes d’accord avec ça ?

G. Bastrenta :

Oui… Sur la question de la jouissance aux écrans, c’est une façon fantastique de se mettre hors temps. Des jeunes qui ont beaucoup consommé des écrans, qui reviennent de là le disent, c’est du temps effacé, c’est du temps où il n’y a plus du corps, ils ne sont plus là. Sauf avec les particularités de ce qu’ils peuvent trouver par les écrans et dans leur chambre, de ce qu’ils peuvent rencontrer ! Puisqu’à partir de leur chambre, et par les écrans ils peuvent faire des rencontres.

Ch .Melman :

C’est-à-dire qu’à la question de : qu’est-ce qui fait lien social ? Vous venez de trouver la bonne réponse à la fonction de l’écran. C’est mystérieux ce qui fait lien social. Qu’est-ce qui fait qu’on peut être ensemble avec des semblables et des dissemblables et puis entrer dans une communication voire plus si affinités…

J’ai connu la bizarre histoire suivante : c’était la visite d’un couple parce que leur fils, âgé d’une quinzaine d’années, refusait d’aller au lycée et passait sa vie dans le sous-sol de leur pavillon avec un écran. Dans la journée quand ils n’étaient pas là, parce qu’ils travaillaient l’un et l’autre, il venait se servir dans le frigidaire. Ils avaient dans le sous-sol de la maison leur fils, ce qu’il faisait exactement, ils n’en savaient rien mais il avait une seule activité, il sortait pour aller à un groupe d’étude théâtral. Il faisait du théâtre. Quand il partait là-bas, ils descendaient dans le sous-sol pour savoir ce qui s’y passait et il ne se passait rien. Ils venaient avec une confiance que je trouvais remarquable et touchante, ils venaient me demander qu’est-ce qu’il fallait faire, parce que venir me voir il n’en était pas question pour le gosse. Peut-être même connaissait-il le nom anglais qu’on donne aux psys, c’est-à-dire « schrink ». Qu’est-ce que vous pouvez dire à ce couple qui vient témoigner de sa confiance et vous dire : « qu’est-ce qu’on fait ? »

Tout ce que je trouve à leur raconter c’est d’informer le jeune qu’ils sont venus me voir, que je trouve son cas intéressant et que je peux le voir quand il le souhaite. Bon, « ça ne mange pas de pain » comme on dit ! Le jeune entend tout ça et puis la semaine suivante l’un des parents vient me voir, c’est la mère, pour me dire que cette information ne semble pas l’avoir beaucoup ému et qu’elle est désespérée. Le garçon est reconnu comme surdoué. Il doit suivre des cours par correspondance en étant dans sa cave où il se montre un champion. Qu’est-ce qu’on fait ? Vous lui dites que vous êtes venu me voir, que je ne suis pas complètement surpris par sa réponse mais que la mienne n’a pas changé et que je trouve qu’il serait intéressant que l’on se voie. Succès de cette intervention zéro, nul.

Les choses continuent comme avant. La fois d’après c’est le père qui vient me voir, toujours avec le sentiment que leur gosse est complètement perdu, marginalisé, perdu pour eux-mêmes et perdu pour une vie sociale ou d’adulte. Peut-être même qu’il est délirant, est-il fou ? Les deux parents, des gens intelligents, aimant leur enfant et, par leurs activités professionnelles ils ont eu peu du temps pour s’occuper de lui. Autrement dit, très investi chacun de leur côté par leur profession. Qu’est-ce que vous pouvez inventer ? Il faut inventer dans ce cas-là. Je ne sais plus ce que j’ai pu inventer. Mais le jeune sait que les parents viennent me voir. La fois suivante le père me dit : « Je suis descendu dans la cave pendant qu’il était à son cours de théâtre. J’ai trouvé un dessin curieux que je vous ai apporté ». Il me montre donc ce dessin qui représentait disposé sur le grand axe horizontal, un œuf, mais un œuf à une extrémité cassée et comme s’il y avait une communication ouverte entre cet œuf horizontal et puis un extérieur, je ne sais pas lequel. J’ai autrefois suivi Dolto, j’ai fait des analyses de dessins d’enfant. Je prends le parti de faire le malin. Je dis au père : « c’est un grand progrès ». Et vous pouvez lui dire de ma part que je trouve qu’il fait beaucoup du progrès.

La fois suivante ils viennent tous les deux. Il y a une chose nouvelle, c’est qu’il a ramené de son groupe théâtral une jeune fille et qui vit maintenant avec lui dans la cave (rires) et me dit la mère tout heureuse : « Je l’ai croisé dans l’escalier ! », parce qu’elle n’a pas été présentée, rien « et c’est une fille absolument charmante et nous sommes très heureux ». Succes story… Je les ai revus un peu de temps après. Ils étaient remontés à la surface tous les deux. Ils sont remontés à la surface ensemble. J’ai trouvé que cet « ensemble » pour remonter à la surface était peut-être significatif de ce que devait être la situation familiale antérieure où ce couple, jeune et très sympathique n’avait peut-être pas une vie commune très partagée. Et donc voilà une intervention sûrement étrange. Mais je me suis dit : qu’est-ce qui a marché ? Parce que ça a marché. Qu’est-ce qui a marché ?

G. Bastrenta :

Sur le « qu’est-ce qui a marché », je ne sais. Mais tout d’abord, il faisait du théâtre donc il travaillait, il travaillait le semblant, il était au travail pour le semblant. Par ailleurs, grâce aux allers et aux retours des visites de ses parents chez vous, il y a peut-être un grand Autre qui s’est mis en route, je dirais, dans ce domicile familial. C’est un fait, cette clinique est une clinique où l’on travaille beaucoup avec les autres, enfin avec ceux qu’ils veulent bien se déplacer. Et que le jeune ado, le jeune adulte il est d’abord comme un objet, il est comme un objet dans ce dé-domicile. Il n’y est pas. Pour que la subjectivité réapparaisse il faut beaucoup du temps. Alors pour ce jeune, la chance, c’est qu’il allait au théâtre, qu’il faisait du théâtre. Donc la question du semblant et de son corps était un peu engagée dehors aussi, Ailleurs…

C’est une clinique où il s’agirait peut-être de pouvoir prendre le temps pour que ces jeunes condescendent à vouloir passer de cet Ailleurs (de rêves ; de chimères ; de jouissances d’objet ou encore d’appels…) vers quelques nouages singuliers d’avec le Grand Autre.

Ch. Melman :

Je suis tout à fait d’accord avec votre interprétation. Ça me paraît effectivement exact et y compris le fait que, et ça, c’est je crois également un signe de notre temps, il y a beaucoup de jeunes qui veulent faire du théâtre. Il faut passer par la dimension de la scène et du texte pour avoir accès au Semblant et au corps.

J.L. Cacciali :

Je vous remercie de votre intervention de ce matin. Il y aurait beaucoup des choses à dire. Je vais plutôt poursuivre sur cette question des écrans parce que c’est une question sans doute comme vous le dites de notre temps mais il y a beaucoup des conséquences qu’on ne mesure pas encore. À propos de cette question, qu’est-ce qui fait autorité pour un jeune ? Vous disiez ce matin, ce sont les moyens de jouissances, jouissances pas forcément sexuelles. Alors ce qui nous éclaire beaucoup sur la clinique de l’addiction si répandue aujourd’hui, de la jouissance spécifique des écrans, quelles seraient ces jouissances, qui sont sans doute spécifiques des écrans ? Est-ce que du coup, cette fois-ci, ça ne témoignerait pas d’une addiction qui devient commune, que c’est notre norme à tous, que nous sommes tous ici addict aux portables par exemple et que cette nouvelle jouissance nous a rendus tous addict, c’est notre nouvelle norme psychique. Est-ce que vous seriez d’accord d’aller jusque-là ?

Ch. Melman :

Oui, je vous suis parfaitement.

J.L. Cacciali :

Aujourd’hui dans notre économie psychique à tous, il y a cette dimension de l’addiction qui est liée à cette question de la jouissance spécifique des écrans. Parce que, ne serait-ce que le portable, ce serait une jouissance qui passe par l’écran et que nous sommes tous addict aux portables.

Ch. Melman :

La question que vous soulevez et après le cas rapporté par votre amie, c’est celle du moyen terme. Qu’est-ce qui fait moyen terme ? Entre deux, quel est le terme tiers et qui fait que nous avons assurément un certain lien. Ce qui fait dans le discours moyen terme et qui n’est pas inscrit dans la formule du discours et qui cependant fait que le discours existe. Mais si S1 et S2 ont leur sens, c’est que le moyen terme auquel il se réfère s’appelle l’instance phallique. C’est la surprise de Freud d’avoir découvert que ce qui fait lien social c’est la libido. La question est celle de ce qui fait lien social. Ce même terme, et si dans le discours c’est le phallus, qui dans la mesure où il appartient au Réel, ne figure pas dans l’espace des représentations, il n’est pas dessiné, il n’est pas symbolisé cependant il est là. Il faut qu’il y ait du signifiant-maitre qui s’en réclame et il faut qu’il y ait du S2 qui consent du côté féminin à servir à la jouissance, qui consent ou qui ne consent pas, mais qui va se trouver interpeller au titre du S2.

Le progrès que va réaliser Lacan avec cette histoire à laquelle nous ne comprenons rien et qui nous embrouillent et qui s’appelle le nœud borroméen, C’est que le moyen terme va pouvoir ne plus être uniquement le phallus mais va pouvoir aussi bien être le Réel que le Symbolique, que l’Imaginaire. Ce dont il faudrait commencer à décrire les conséquences sur le type de rapports nouveaux que ça établit et qui sont considérables.

Et le problème avec l’écran ou le portable, c’est donc qu’aujourd’hui ce qui sert comme moyen terme c’est donc un instrument mécanique qui permet, justifie la communication et je dirais sur des territoires et entre des individus. Individus indifférents à leurs origines, voire indifférents à leurs langues s’ils parviennent à s’exprimer dans un pidgin anglais, un anglais approximatif. Un instrument de mise en relation entre les uns et les autres qui est infiniment plus puissant que le phallus, qui n’implique — alors là ! ça a des conséquences uniques — aucun sacrifice de la part des locuteurs. Il y a des conséquences quand on peut se parler avec autrui en sachant que par principe, sans savoir pourquoi, mais que grâce à un instrument qu’on utilise, on peut aboutir à tout se dire et à se déshabiller physiquement, à s’exhiber. Donc on voit que cet instrument qui fascine les jeunes a effectivement une portée considérable.

J.L. Cacciali :

Il ne peut notamment permettre aucun sacrifice et aucun sacrifice de jouissance.

Ch. Melman :

Justement on peut aller jusqu’au bout avec le partenaire, on peut aller jusqu’au bout de ce que chacun tolère, jusqu’au bout de sa propre tolérance. C’est évidemment un monde de relations et d’informations de communautés aléatoires, de « nuages », des images. Des followers ! On s’amusait en disant : « les folles lovers »…

Eh bien des communautés absolument surprenantes et magiques, évidemment aléatoires et qui ne coûtent rien et qui n’ont que des bénéfices et qui peuvent comme toutes les communautés aller au pire.

J.L. Cacciali :

Comme vous le disiez, l’individualisme à la fois chez les jeunes et à la fois comment ils peuvent se trouver d’un seul coup noyés dans une bande.

Ch. Melman :

Bien sûr ! Le fait paradoxal c’est qu’il y aura dans ses bandes, des résurgences d’affirmation identitaires et d’appartenances identitaires et donc de dénonciations comme étranger du gars d’en face. Vous connaissez ça par cœur à Villeneuve et à Échirolles. Du gars d’en face qui n’appartient pas à la même bande et que l’on retrouve de façon absolument comique, si ce n’était pas parfois un peu plus grave, dans les histoires des supporteurs des clubs de football. De quelle façon on vient partager la passion d’une identité purement fabriquée qui repose sur un exploit sportif et où le supporteur du club d’en face est un ennemi. C’est magique ! Si ce n’est que ça illustre de quelle manière, alors qu’on pense s’être débarrassé de la question de la référence au père, de quelle manière la référence à un donneur d’identité — identité devenue sacrée et à défendre — pour laquelle il faudra combattre, où l’on va s’inventer, dénoncer l’ennemi qui nous menace. Autrement dit, cette espèce de comédie en abîme des manifestations du nationalisme qui trouvent là, en quelque sorte, une occasion, un prétexte.

J.L. Cacciali :

À propos du nationalisme, ce matin vous disiez la politique c’est une affaire du discours, alors que dans le nationalisme tous égaux avec le même père, ce n’est plus une affaire de discours. Je voulais vous demander, puisque vous évoquez cette résurgence de l’identité dans les bandes : comment vous situerez la question de la religion ? Puisque c’est aussi tous égaux avec le même père et prêts à aller au sacrifice suprême.

Ch. Melman :

Ce que vous évoquez très justement, c’est une interprétation de la religion parce que la religion est fondée sur la distinction absolue, définitive et sur laquelle elle ne peut pas revenir. La distinction de l’homme et de la femme séparés pour pouvoir être unis et unis parce que séparable. Alors que le nationalisme ne tient aucunement compte de la distinction des sexes. Et d’ailleurs c’est intéressant quand vous voyez les tribunes dans les matchs de foot, vous avez la surprise de voir la proportion de dames dont on ne savait pas à ce point passionnées par ce jeu et je dirais leur engagement, leur expansivité dans l’engagement qui est au moins aussi manifeste que celui de leurs copains d’à côté. Or, je dis bien, si la religion dit que vous êtes de la même famille, c’est en tant que famille il y a. Le nationalisme ne vous dit pas vous êtes de la même famille, il dit vous êtes de la même caserne. Ce n’est pas la même chose.

J.L. Cacciali :

Si la seule limite à la jouissance c’est la limite corporelle, physique, de ce qu’on peut supporter, donc c’est une dimension sadienne ?

Ch. Melman :

C’est une dimension, vous avez raison, typiquement sadienne et vous en avez une illustration dans la façon moderne de traiter les deals et dont le président des États-Unis est aujourd’hui l’exemple. Il a une approche d’autrui typiquement sadienne, une fois qu’il l’a bien agressé, déshabillé, fouetté, déshonoré, menacé, injurié… « dans mes bras mon cher, entendons-nous, allons maintenant profiter ensemble ». Ce qui est étrange c’est que, je me permets de vous le dire : un dieu bon, il faut beaucoup de foi pour y croire. Dire qu’il est coléreux, dire que c’est un dieu de la guerre, voire constater qu’il peut laisser son fils dans l’état que nous savons, là on y croit. C’est un épiphénomène qui n’est pas sans intérêt. On croit au méchant, le bon, oui, ça n’a pas d’intérêt finalement, ça n’est pas intéressant… Le gars, justement un peu sadien, là, ça peut faire sortir du doute. Là aussi c’est un effet sur nous de l’effet du langage dont il serait intéressant de mesurer, de tenir compte. Il laisse ses opposants en taule, ça veut dire qu’au moins l’autorité il l’a ! Là on n’en doute pas à ce moment-là. Il les laisserait, comme ça, s’exprimer, bavasser dans les journaux, à la télé, à la radio… Dans la mesure où il les met en prison, dans la mesure où le journal est interdit, dans la mesure où l’étranger on les zigouille, là on n’en doute pas à ce moment-là.

C. Rivet :

Est-ce que ça veut dire qu’il n’y aurait pas de bonne autorité ?

Ch. Melman :

Ce n’est pas qu’il n’aurait pas de bonne autorité mais c’est que la bonne autorité nous la dénions, nous ne la reconnaissons pas. C’est évidemment pour des raisons structurelles. L’autorité, c’est ce qui impose un Réel, c’est ce qui impose un impossible. C’est ce qui fait limite, c’est ce qui fait mur. Si vous dites : « non, si tu vas au-delà tu te casses la tête contre le mur ». Alors là on reconnaît que c’est bon. Mais si c’est la bonne maman qui dit : mais bon, d’accord, je veux bien, je te comprends, là ce n’est pas son autorité qui serait reconnue. Là, sûrement pas.

C. Rivet :

Le fait de poser la limite là où il ne faudrait pas aller, ça ouvrirait un espace qui autorise à aller dans d’autres champs, c’est en quelque sorte prendre soin du sujet, de lui permettre aussi de poser cette limite pour qu’il survive à son désir d’aller dans le mur. Ouvrir un autre champ parce que ça va ouvrir d’autres champs topologiques, non ?

Ch. Melman :

Vous avez raison de penser que c’est lui donner le désir de ce qu’il y a de l’autre côté, de faire à chaque fois, parce qu’on est des créatures bizarres, de faire à chaque fois de l’entrée dans la vie sexuelle, le transformer en un geste quasiment héroïque. Ce qui est quand même, devrait susciter l’étonnement, c’est comique à devoir le dire comme franchissement d’obstacles et d’interdits. C’est pourquoi le camarade Lacan essaie de signifier que nous vivons comme norme, notre norme c’est une pathologie ignorée. Il y a une chose dans des commentaires de L’homme aux rats, Freud dit même, mais l’inconscient c’est abominable, c’est plein de toutes les horreurs. L’inconscient s’est occupé par tous les désirs, les passions criminelles les plus obscènes, les plus outrancières. Or, soyons simples, s’il est vrai que c’est l’inconscient qui nous commande, c’est ce que la psychanalyse établit, c’est depuis l’inconscient que nous sommes commandés, que la véritable autorité c’est lui, c’est lui qui fait autorité sur nous et là vous pouvez toujours chercher à vous défendre. Si c’est exact, si c’est de l’autre côté du mur qu’on est commandé, du côté qu’on a rejeté, qu’on a refusé et plus on refuse plus on est soumis à l’obscénité, c’est ce que pensait Freud. Il y a quelques petites corrections qui conviendraient là, d’opérer. Autrement dit, on est des salops. Si vous prenez en compte la réalité de l’inconscient, nous sommes fondamentalement des salops parce qu’on est commandé depuis un lieu où ce qui nous commande c’est ça.

C. Rivet :

Peut-être si je peux nuancer un peu… Je me dis que la psychanalyse en prenant en compte cette dimension de l’abominable et de l’abject en parlant sur le divan, d’en faire quelque chose, éviterait peut-être cette sauvagerie de s’exprimer et donc faire autre chose, le sublimer. Justement la bonne autorité ce n’est pas d’autoriser, par exemple avec les enfants, de les laisser un minimum exprimer leurs goûts parfois non civilisés pour pouvoir en dire quelque chose et les amener à remettre à leur place cette sauvagerie en nous.

Je suis peut-être trop optimiste.

Ch. Melman :

Justement, en aucun cas je me permettrais de venir jeter une ombre sur votre optimisme. Tout est bien. Est-ce que la catharsis, puisque c’est de ça dont il est question, à laquelle pensaient les Grecs, est-ce qu’on peut se purger ?

Puisque vous inaugurez grâce à Claude Rivet, un nouveau groupe, j’aurais aimé que ces nouveaux groupes analysent et prennent en compte ce qui fait que dans les groupes qui les ont précédés se sont manifestés dans leur organisation, dans leur vie et dans leur travail, les contraintes qui sont celles de toute vie sociale et qui sont assez désolantes. Dans ces nouveaux groupes, et compte tenu de la leçon qu’ils ont pu tirer de celle des groupes précédents, soit interroger les faits suivants : pour les analystes il n’y a pas de système juridique pour régler leurs rapports, or on verra constamment dans la vie sociale des groupes, des problèmes juridiques surgir. La psychanalyse exclut que le parlêtre, son dernier recours, soit de l’ordre du droit. C’est très important le droit, c’est ce qui fait une autorité, alors même que les autorités physiques sont défaillantes. C’est très important. Il y a du droit. Chez les analystes il n’y en a pas. Ça tient à leur statut normal, ce n’est pas accidentel, ils ne se réfèrent pas au droit pour établir des relations à cultiver entre eux. Mais il y a plus, c’est qu’ils n’ont pas non plus d’autorité policière. La police c’est quelqu’un qui rappelle qu’il y a des sens interdits, qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire. Dans la mesure où la finalité de la cure compte sur la liquidation du transfert, ils ne peuvent se référer à aucune instance de type ni policier, ni juridique, ni politique. La question essentielle est donc : « qu’est-ce qui va faire autorité pour eux ? ». Une autorité telle qu’ils se reconnaissent beaucoup des libertés et qu’ils soient en même temps conformes à ce qu’ils estiment devoir être les lois, non pas applicables, mais les lois agencées de telle sorte que les relations entre semblables ne soient plus fondées, organisées sur ce moyen terme qui est le sacrifice et ce qui est un abus de langage, un abus éprouvé du fait du rapport au langage. C’est dans ce sens-là que c’est un abus de langage. Vous avez, si j’ai bien entendu, dit que les couples ne pouvaient pas tenir dans la confrontation. On peut tenir ensemble en s’engueulant une vie durant. C’est très fort de tenir dans ces engueulades partagées ça n’empêche même pas de s’aimer.

Puisque vous faites des pas en avant avec la création de ce groupe, il me semble qu’il y a aujourd’hui à mettre à l’étude ensemble, quel est l’ordre qu’ils reconnaissent pour se tenir entre eux les psychanalystes ? Vous auriez énormément de surprises y compris pour ce qui concerne la vie privée dont on n’a pas le sentiment que la psychanalyse ait sensiblement modifié les rapports de la vie du couple. C’est ce que je répète souvent, vous avez beaucoup de chance parce que c’est sur les difficultés des générations précédentes que vous pouvez, si vous le désirez, vous avez tellement des moyens pour foncer là-dedans. Beaucoup de choses en ce moment changent, ce que je suis en train d’évoquer fait partie des changements que les psychanalystes pourraient mettre dans les tuyaux et que les jeunes vont chercher chez les psys.

J’ai comme vous à faire à des jeunes qui viennent, qui sont tellement touchants, intelligents et intéressants et que justement ils viennent voir le psy pas parce qu’il y a du refoulement mais parce qu’il n’y a pas du refoulement. Ça c’est inattendu. Ils viennent chercher comment faire, « qu’est-ce que je peux faire pour qu’avec ma copine ça marche, car elle est bien mais elle est féministe, alors ce n’est pas facile », ça n’est pas facile, ça se bagarre. Quel genre de compétition, de compétition phallique ? Là-dessus, il n’y a rien de nouveau. C’est simplement à l’ordre du jour. Dans la vie sociale ils trouvent un job qui leur plaise, pas seulement pour gagner de quoi vivre. À cet égard vous avez affaire à des jeunes fantastiques, des types qui ont des diplômes et qui travaillent comme livreur. Vous voyez qu’il y a quelque chose qui bouillonne, qui s’agite, des tentatives, des recherches. Des recherches de quoi ? De ce que cherchaient les premiers philosophes, quelles seraient les bonnes mœurs ? Non pas quelle serait la bonne autorité.

Pourquoi n’y a-t-il pas de bonne autorité ? Il n’y a d’autorité qu’à partir du lieu où s’organise la soustraction de jouissance. L’autorité ça signifiera toujours l’interdit, c’est pour cela que je dis que la seule crédible c’est la méchante et à partir de ce moment-là vous mettez en œuvre le manège des revendications réciproques, des bagarres, des disputes, des ambitions, des conflits, de l’accumulation de capital, de tout ce que vous voulez… C’est pour ça qu’il n’y a pas de bonne autorité. Il y a de l’autorité et l’autorité ne peut jamais signifier autre chose parce que c’est de la soustraction de jouissance qu’elle se tient, qu’elle est constituée.

Ça impliquerait, en tout cas, une relation au partenaire qui ne soit plus dans le culte de cette soustraction.