Mon propos part d’une interrogation : y a-t-il une continuité entre psychose maniaco-dépressive (P.M.D) et troubles bipolaires ou bien avons nous affaire à deux entités séparées qui se distinguent radicalement quant aux statuts et aux destins de l’affect et de la représentation ?
Il convient de revenir à la description de la folie maniaco-dépressive telle qu’Emil Kraepelin l’a spécifiée notamment dans la huitième édition de son grand traité de psychiatrie de 1913 où il en donne une clinique complète et définitive qui a fait référence jusqu’à la fin du siècle dernier. Emil Kraepelin n’est pas un auteur avec lequel nous entretenons une grande familiarité, mais c’est plutôt un monument de la clinique qu’il faut visiter ou tout du moins c’était encore le cas dans la formation d’un jeune psychiatre il y a peu.
Il se trouve que j’ai rencontré l’œuvre de Kraepelin il y a quelques années par l’intermédiaire d’un de ses textes et que ce fut un choc tant sa lecture est édifiante. Le texte en question s’intitule Cent ans de psychiatrie(1). C’est un récit sans concessions qui évoque en 1917 ce qu’a été l’aliénation mentale et son traitement, à tous les sens du terme, au siècle précèdent et ce que doit devenir la psychiatrie. C’est un témoignage sur l’inhumanité du sort réservé aux aliénés et un vibrant manifeste pour la création d’une psychiatrie clinique et scientifique. Il propose à cette occasion une série de réformes concernant le soin proprement dit et l’organisation des lieux d’accueil qui constitueront la base de la prise en charge moderne des patients.

Nous avons à évoquer cette formalisation pour des raisons structurales d’abord, comme nous le verrons, mais aussi parce que la postérité de ce travail concerne désormais notre pratique quotidienne. Aujourd’hui la P.M.D a disparu ou plutôt elle est effacée derrière le spectre des troubles de l’humeur, au premier rang desquels les troubles bipolaires ou encore bipolarité, institutionnalisé depuis 1980. C’est à Kraepelin, et à ceux qui sont venus à sa suite, que nous devons la fortune de ces diagnostics si aisément posés aujourd’hui, parfois dès la première consultation, alors qu’ils seraient censés engager une vie entière. Le premier point à souligner, et qui est au cœur de notre questionnement, est que le taux d’incidence de la bipolarité ne cesse de croître sans commune mesure avec la prévalence remarquablement stable de la P.M.D au cours du XXe siècle. D’autre part comment une pathologie connue de fort longue date, comme l’histoire de la médecine en atteste et si spécifiquement individualisée, a-t-elle pu se dissoudre dans un ensemble qui regroupe des situations cliniques hétérogènes et pour lequel les termes de trouble ou de spectre ne sont finalement pas si mal choisis. Ainsi Arétée de Capadocce à la fin du premier siècle après JC note : « les mélancoliques deviennent facilement maniaques surtout lorsqu’ils ont cette disposition invétérée en eux et lorsque la manie cesse la mélancolie recommence de sorte qu’il y a passage et aller-retour de l’une à l’autre selon certaines périodes ». Nous avons donc là une description extrêmement précise dès la période antique et telle que nous l’avons connue jusqu’à récemment.

Je vais donc évoquer le destin de la manie et de la mélancolie et leur conception à partir de Kraepelin, en présenter les signes cliniques et enfin en proposer une lecture analytique pour apporter quelques éléments de réponse. La conception classique d’Arétée de Cappadoce va se perpétuer jusqu’au XVIIIe siècle où se produit un premier changement majeur puisque le délire devient l’élément princeps de la folie dans une appréhension fondamentalement unitaire de cette dernière. S’opère alors un premier démantèlement de cette affection avec d’un côté la manie considérée comme le délire général et de l’autre la mélancolie comme un délire partiel, qu’Esquirol nommera lypémanie ou passion triste. Jusqu’au XIXe siècle la mélancolie va être considérée comme une maladie de l’entendement et puis, pratiquement au moment où est inventé le terme de psychiatrie, la folie maniaco-dépressive est reconstituée par deux auteurs qui la décrivent à peu de temps d’intervalle. En 1854 Jean-Pierre Falret va proposer la dénomination de folie circulaire et la même année Jules Baillarger décrit la folie double forme. Ces auteurs se démarquent donc nettement de toute conception une des psychoses et vont définir la P.M.D comme une forme à part entière de maladie mentale. Quelle en est la définition communément admise à partir de cette période ? C’est un ensemble de symptômes physiques, intellectuels et moraux toujours identiques à eux-mêmes dans les différentes périodes se succédant dans un ordre déterminé de sorte que si l’on constate certains d’entre eux il est possible de prévoir l’évolution ultérieure, trois périodes sont à distinguer : la manie, la mélancolie et l’intervalle libre formant un cercle complet. Ceci est la grande description des aliénistes français classiques que la formalisation de Kraepelin va complètement bouleverser.
À partir de sa mise en place systématisée doit être opérée, selon ce dernier, un changement complet de paradigme qui vaut toujours aujourd’hui. Pour lui il est indispensable d’œuvrer à la constitution d’une psychiatrie clinique et le terme n’a pas pour lui l’acception que nous lui donnons, par exemple quand nous nous décrivons comme des cliniciens ou quand nous affirmons notre souci de nous appuyer sur la clinique. Ce dont il s’agit ici consiste en la mise en œuvre d’une méthodologie scientifique de recueil des données, avec l’appui de tests introduits dès cette époque, avec comme critère déterminant et fondamental, l’évolution. La conséquence logique et immédiate implique de bannir les descriptions nosographiques puisqu’elles consistent en une collection de symptômes et de syndromes qui se révèlent selon les auteurs éminemment variables. Donc à la description qualitative qui visait à regrouper en série les symptômes pour en faire des syndromes, privilégiant la dimension structurale, sont substitués le primat d’échelles quantitatives et le critère décisif de l’évolution. Voici édictée le fondement des futures classifications telles que nous les connaissons désormais, qui s’appuient sur un score en lieu et place du texte du patient.

Quel est l’objectif d’Emil Kraepelin ? Il entend trancher la querelle théorique qui oppose, notamment en Allemagne, les Psychiker et les Somatiker. Les premiers considéraient que les affections mentales étaient liées avant tout à des facteurs psychiques et moraux, avec en arrière-plan la dimension de la faute morale dont ne subsiste dans sa version laïcisée que le registre de la culpabilité. Cette dernière notation est d’importance puisque la réduction à la portion congrue des facteurs psycho-dynamiques dans la détermination du symptôme lié à notre rapport au Réel, et ce au profit des causes fonctionnelles ou organiques et donc du concept de maladie, aurait pour but de nous exonérer de toute culpabilité, confondant au passage responsabilité dans la genèse du symptôme et singularité irréductible de ce dernier. Les Somatiker, nous l’auront compris, sont donc les tenants d’une organogenèse exclusive pour laquelle Kraepelin prend donc ouvertement parti. Il s’attelle alors à une refonte radicale de toute la nosologie avec pour conséquence que seules trois affections peuvent relever d’une origine psychique : l’hystérie, l’unfallsneurose (névrose accidentelle) et les névroses de guerre. Pour le reste, il y a des maladies mentales définies par leur évolution, démentielle ou non démentielle, et qui sont la plupart du temps endogènes, héréditaires et organiques et c’est le cas pour lui de la folie maniaco-dépressive. Il y a donc un refus assumé de tout recours à une quelconque psychopathologie puisque les affections endogènes ne sont pas liées au milieu, à l’éducation, aux discours ou aux évènements de la vie. Il aura cette phrase : « nous n’y pouvons rien, qu’il (l’aliéné) s’amende lui-même, s’il nous gêne et s’il ne guérit pas nous avons le droit de l’exclure. ». C’est une prise de position tout à fait claire et il faut se rappeler qu’il est contemporain de Freud, étant tous deux nés la même année. Kraepelin écrira d’ailleurs un livre très critique sur la psychanalyse. Dans sa conception il ne saurait y avoir de sens au symptôme et nous verrons comment cette question va faire retour pour lui. Les dimensions d’organicité et possiblement d’incurabilité se trouvent ainsi mises au premier plan avec dès lors l’absence de nécessité d’écouter la parole du patient, comme il l’écrira : « l’ignorance de la langue du malade est en médecine mentale une excellente condition d’observation. » Nous savons que sur ce point il semblerait qu’il ait été tout à fait entendu par certains.

Mais de quel Kraepelin parlons-nous puisqu’en réalité il y en a plusieurs ? C’est avant tout un homme tourmenté par la frustration, habité par un sentiment de ratage et une envie de revanche qui exacerbent ses ambitions et son besoin de reconnaissance par ses pairs. Il va d’abord suivre un enseignement en psychologie auprès du Professeur Wundt avec un intérêt plus que limité pour la psychiatrie. Cette discipline n’est qu’un pis-aller pour lui et son seul avantage est d’être un bon moyen pour allier la psychologie avec un métier alimentaire, écrivant d’ailleurs dans ses mémoires qu’il n’avait aucun goût ni aucun talent pour la pratique médicale ! Son intérêt se porte en fait vers la psychologie expérimentale, c’est-à-dire pour lui expérimenter les effets de certaines substances sur l’organisme et établir des échelles. Cependant il s’intéresse également à ce qu’il nomme le langage de rêve. Il entend mettre en avant sa structure auquel il consacrera une monographie en 1906, notant que dans ce langage il y a un relâchement tout à fait spécifique des associations qu’il rapproche des troubles du langage dans la démence précoce. L’atteinte centrale concerne essentiellement l’ordre de la représentation, Vorstellungen est ainsi un terme essentiel pour lui, signifiant majeur également dans l’élaboration de Sigmund Freud, révélant, à la suite de la lecture précise de Jacques Lacan, la prééminence de la logique du signifiant dans les formations de l’inconscient. Kraepelin va suivre ensuite l’enseignement du Professeur Van Guden, le psychiatre de Louis II de Bavière, qui lui trouvera un certain nombre de postes. Il sera ainsi amené à travailler avec le Professeur Fleschig, le psychiatre de Daniel Paul Schreber, qui le trouve peu impliqué dans le travail et leur différend conduira au renvoi de Kraepelin. Sa carrière est à l’arrêt et il va se mettre pour des raisons alimentaires à écrire ce grand traité de psychiatrie qui va avoir un succès retentissant. Nous l’avons dit il s’intéresse peu au texte du patient et même recommande de s’en défier. Pourtant, en même temps, il va se faire indirectement l’avocat de la subjectivité de l’aliéné et ce n’est qu’un des paradoxes nombreux dans sa vie et son œuvre. Dans cet ouvrage Cent ans de psychiatrie, il plaide avec force pour une refonte totale des conditions, déplorables alors, de l’hospitalisation. Il va faire l’apologie d’un mouvement initié en Angleterre, qui a à cette époque pour mot d’ordre « no restrain », c’est-à-dire pas de contention, pas d’isolement, pas de barreaux aux fenêtres et la possibilité d’une correspondance libre et de visites de proches ! Nous pouvons noter au passage qu’il n’a à ce jour par encore été suivi sur toutes ces recommandations. Il est aussi un des précurseurs de la politique du secteur puisqu’il affirme que les patients à leur sortie doivent bénéficier, dans les meilleurs délais, de consultations régulières afin d’apprécier l’évolution et donc choisir le traitement le plus approprié. Nous devons noter que sa conception du soin n’est donc pas de nature idéologique mais se déduit de son élaboration sur la nature du trouble. Sa conception endogène des affections psychiques coexiste avec un intérêt très vif pour les autres cultures et les variations d’expression symptomatique dans celles-ci. Il va ainsi au cours de ses différents voyages jeter les bases de la psychiatrie interculturelle en établissant des recueils sur comment se pratique la psychiatrie, mais aussi l’abord des aliénés, aux États-Unis, à Java et en Égypte notamment. Il va également écrire un texte sur le déracinement qui témoigne d’une réelle acuité sur un processus crucial en ses conséquences dans notre époque contemporaine. Il affirme ainsi que « le déracinement est une question essentielle et qui va nous donner des aperçus sur le développement d’une future science que nous ne connaissons pas encore mais que nous pressentons qui sera la psychiatrie sociale ». Nous entendons au travers de ses préoccupations un positionnement plus subtil ou au moins plus complexe que ne le laissent supposer certains de ses propos. Quelques mots encore avant d’entrer dans la partie clinique. Il y a un domaine où il sera d’une constance acharnée c’est dans la lutte contre l’alcoolisme et la syphilis. Il mettra au point une machine dans les établissements où il travaille pour distribuer du Kraepelinsekt, un mousseux sans alcool, et il écrira au ministère de la défense pour demander que tous les officiers de l’armée passent un test de dépistage de la syphilis, ce qui sera assez mal perçu. Il éprouvera un véritable dépit devant le peu d’écho recueilli par ces propositions et l’inimitié de ses collègues. Sa belle âme, esseulée dans son combat pour la pureté et l’intégrité de l’organisme face à un monde méprisant, se donnant lui-même en exemple d’abstinence accomplie, le vivra comme une disgrâce, révélant chez lui un fonds interprétatif.
Ce qui est remarquable c’est qu’en dépit de sa défiance vis-à-vis de la lettre du texte de l’aliéné ses travaux démontrent que c’est un sémiologue et un clinicien hors pair. Il reproche à l’École Française de multiplier les syndromes alors que lui-même va intégrer dans le spectre des troubles de l’humeur l’entité clinique la plus stéréotypée, la mieux isolée, d’une stabilité telle dans la distribution des séquences que la régularité de certains prodromes permet de prévoir effectivement les phases de décompensation. Ces troubles constituent désormais pour Kraepelin un ensemble extrêmement vaste qui comprend la folie circulaire, la manie seule, la mélancolie seule, les cas d’amentia, les folies intermittentes et également les colorations pathologiques de l’humeur légères et très légères, périodiques ou permanentes, qui sont des constitutions personnelles, soit non évolutives soit au contraire qui représentent les premiers stades de la maladie. De plus il affirme que ces différentes formes pathologiques, auxquelles il adjoint les états mixtes associant manie et mélancolie qu’il est le premier à décrire, peuvent se relayer et faire passer d’un état à un autre par des transitions insensibles. Le terme « coloration de l’humeur » est presque poétique alors qu’il est tout sauf anodin puisqu’il est le point de pivot crucial. D’un côté nous avons une clinique extrêmement systématisée inscrite dans une temporalité spécifique et découpée en séquences se répétant quasi à l’identique pour un patient donné, de l’autre c’est l’institution arbitraire d’un champ caractérisé par un continuum qui va de la très légère altération de l’humeur jusqu’à la mélancolie stuporeuse ce qui est en contradiction avec la clinique et fait disparaître la notion pourtant effective d’intervalle libre. Il avait mis en avant l’évolution comme l’élément crucial mais il ouvre son texte par la nécessité du repérage d’un petit cercle de troubles, on retrouve ici le signifiant circulaire, qui va donner son unité à ce polymorphisme clinique tout en disant qu’il est impossible de déterminer des types évolutifs simples, périodiques et circulaires. Dès lors nous pouvons affirmer qu’en individualisant ainsi la folie maniaco-dépressive il signe alors l’acte de décès de la psychose maniaco-dépressive. Comment se fait-il que cette expérience clinique avec ses particularités ait pu ainsi s’effacer au profit des troubles bipolaires et que ces derniers appartiennent désormais au triumvirat des diagnostics surreprésentés, bipolarité, troubles du développement et autisme type asperger avec cette dimension commune de pouvoir constituer des points d’identification ?

Avant d’essayer de donner quelques éléments de réponse, il convient de souligner quelle a été la postérité des travaux de Kraepelin. Ils sont à la base du manifeste néo-kraepelinien visant à affirmer ce que doit être une psychiatrie scientifique moderne. Ce texte de Gérald Klermann proclame en 1978 que la psychiatrie est strictement une branche de la médecine qui doit se servir des outils scientifiques notamment les échelles et donc bannir toute interprétation mais surtout toute lecture des faits de structure. L’objet de la psychiatrie ne peut qu’être univoque : déterminer la cause biologique de la maladie mentale. C’est le credo qui s’est donc imposé à la suite de Kraepelin et qui reprend pour une large part ses recommandations.

Entrons maintenant dans la clinique proprement dite. Quels sont donc les signes pathologiques que Kraepelin met en avant ? Ce qui est remarquable est que, s’il met au premier plan la dimension endogène de cette affection, son travail fait entendre que c’est un trouble qui affecte avant tout le langage et qui va se manifester par une atteinte tant de la dimension de la représentation que du fantasme. De plus, ce qu’il nomme trouble de l’humeur se révèle bien plus fondamentalement dans son propos une impossibilité de pouvoir être affecté. En effet les premiers symptômes sont le trouble de l’attention et le trouble de l’aperception entraînant une incapacité transitoire à comprendre le monde, et partant un empêchement pour participer de ce monde, c’est-à-dire du monde de la représentation, avec un éloignement et une mise à l’écart. Kraepelin cite le propos d’un patient : « ça se dépose partout comme une brume ». Ici il faut lire son propos précis : « l’appréhension et l’attention ne sont pas accompagnées du jaillissement rapide et abondant d’images mnésiques qui nous permettent de rattacher immédiatement ce que nous avons perçu à des cercles familiers de représentation ». C’est donc pour lui avant tout une atteinte du champ de la représentation et donc du champ de la signification, signification qui peut être légèrement obscurcie ou complètement abolie provoquant alors la stupeur, la perplexité anxieuse jusqu’à la confusion et l’état crépusculaire. Il faut noter, et c’est un point important, que dans sa présentation il ne distingue pas manie et mélancolie. Ce sont donc des signes cliniques présents dans les deux séquences. Même s’il les oppose, on va entendre au fil du trajet que manie et mélancolie ne sont pas deux affections qui se répondraient, qui seraient symétriques l’une de l’autre ou le pendant de l’une de l’autre mais bien deux modalités d’un même type de processus. Ensuite il évoque les altérations de la mémoire plus au moins marquées logiquement liées à cette atteinte de l’ensemble du processus de représentation. Viennent alors les grandes catégories symptomatiques qui sont au nombre de quatre : les erreurs sensorielles, le trouble des associations, altérant la volonté, le délire et l’humeur. L’humeur n’est donc pas l’élément central dont découleraient tous les symptômes. Le premier type d’erreurs sensorielles est de l’ordre de la déréalisation, là encore aussi bien dans la mélancolie et dans la manie. La description est saisissante et évocatrice : « …l’entourage leur paraît modifié, les visages sont doubles, obscurs… leurs propres traits sont noirs dans le miroir… ils voient des lueurs, une vapeur blanche, des sentiments, l’ombre, une forme dans le coin, les êtres humains se métamorphosent et ressemblent à des apparences de formes ».
C’est un phénomène de déréalisation avec une atteinte spécifique de la dimension imaginaire se traduisant par une décomposition plus ou moins complète du champ spéculaire, l’apparition de phénomènes de réduplication témoignant des modalités de constitution de l’image spéculaire au travers de l’aliénation à l’image du semblable dont notre image est la doublure. Les autres types d’erreurs sensorielles sont les perceptions erronées du type illusion à savoir essentiellement des hallucinations acoustico-verbales, très variées mais toujours avec ce côté de péjoration, de dégradation puis de néantisation. Elles s’accompagnent d’hallucinations cénesthésiques, notamment olfactives et volontiers d’une hypocondrie. Kraepelin va s’appliquer à détailler plus particulièrement les troubles des associations : « Contrairement à ce qui se passe chez la personne saine, le déroulement des représentations n’est plus dominé par une représentation globale qui n’autorise qu’une seule direction de l’association des pensées et qui inhibe toutes les idées accessoires et fortuites. » Ceci n’est pas très juste concernant ce qu’il appelle la personne saine puisqu’au contraire ce qui caractérise la pensée dite normale est bien plutôt sa diffluence ou pour le dire autrement, l’entrecroisement de chaînes signifiantes qui produisent des formations de l’inconscient avec cette dimension fondamentalement inopinée et fortuite. L’insistance d’idées accessoires et fortuites est au principe même de l’association dite libre, qui ne l’est justement pas tant que ça puisque les associations sont symboliquement surdéterminées.

Néanmoins il convient d’aller au-delà de cette première lecture. Que nous dit Kraepelin ? Il avance qu’il existe dans le champ de la représentation un axe à partir duquel s’ordonnent les significations, une direction une et si elle vient à faire défaut les associations ne permettent plus l’articulation des significations par le jeu signifiant. Il admet la nécessité pour ordonner le champ de la représentation de ce que nous appelons la signifiance phallique qui ici se trouve obturée et inefficiente. Nous pouvons ainsi entendre ce qu’il nomme « représentation globale » comme ce signifiant sans signification mais qui rend possible la signification en elle-même. Quelle en est la traduction clinique ? Pour le dire d’une manière directe, du côté de la manie cela se manifeste par cette tentative d’épuisement métonymique et du côté de la mélancolie par la stase du processus de la métaphore. Il est crucial de noter que la fuite des idées, ce déroulement d’associations qui ne peuvent plus arriver à représenter le sujet, par lesquelles le sujet ne peut plus éprouver qu’il est représenté, se retrouve aussi bien dans la mélancolie que dans la manie. Je cite : « la fuite des idées est souvent perçue de manière très distincte par les malades eux-mêmes… chez les malades déprimés la fuite des idées n’est pas rare, il est vrai qu’il n’est facile de la reconnaître, elle apparaît bien mieux dans les longues déclarations écrites ». À ce moment de son propos Kraepelin apporte une précision absolument remarquable sur la question de la fuite des idées : « les impressions extérieures peuvent infléchir le cours des pensées des malades qui en sont affectés, inflexions qui se reflètent ensuite dans leur discours. Un objet qui tombe sous leur regard, une inscription, un bruit fortuit, un mot qui résonne à leurs oreilles sont aussitôt introduits dans leur discours et peuvent susciter une série de représentations soit similaires soit associées uniquement par une habitude linguistique ou assonante. » Ce fragment appelle plusieurs remarques d’importance. Il indique ainsi que ces moments de défection fantasmatique exposent à l’incidence du signifiant dans le Réel qui va agir le sujet et déterminer le cours et la nature des associations. C’est aussi une notation qui indique que le sujet n’est plus dès lors divisé dans son rapport au manque d’objet mais au contraire il est tout à la merci de cet objet présent dans le Réel dans toute sa crudité. Des énoncés peuvent s’introduire directement dans le discours avec pour conséquence cet effacement d’une possible énonciation. Il y a là l’ébauche d’une typologie précise : objet, regard, inscription, bruit ou mot avec leur traduction directe sur le cours des associations qui vont dès lors n’être régies que par l’automaticité de la langue avec cette expulsion de l’univers du discours dont se plaignent le maniaque comme le mélancolique. Je poursuis la citation : « les représentations de mouvements verbaux exercent une influence disproportionnée sur le déroulement du cours de la pensée, alors que les relations entre représentations en fonction du contenu sont reléguées à l’arrière-plan… de là vient que lorsque la fuite des idées est intense on voit se substituer au lien objectif entre les représentations, une série d‘élocutions apprises, d’agglomération de mots, des assonances, des rimes » en prenant soin de montrer que cela vaut aussi dans la mélancolie. La fuite des idées est donc essentiellement liée à cette désarticulation entre signifiant et signifié. Si dans la manie la succession des associations est beaucoup plus rapide, le procès est fondamentalement le même dans les deux états. Plutôt que d’une accélération, il conviendrait de parler d’une diffluence permanente et sans point d’arrêt.

Nous pouvons nous poser la question si nous devons d’ailleurs continuer à opposer, comme cela est fait classiquement, fuite des idées et inhibition de la pensée et si cette pétrification, cette impossibilité de dialectisation dans l’état mélancolique n’est pas en fait le stade ultime de la fuite des idées, une modalité de pulvérisation momentanée du champ de la signification et donc l’impossibilité de toute opération de substitution signifiante, voire même la possibilité de l’association d’un signifiant à un autre signifiant.

Kraepelin insiste, quant à la fuite des idées, sur son repérage dans l’écriture : d’abord d’une manière spontanée et cohérente énormément de mots isolés associés à des phrases imparfaites mais d’une grande richesse et puis progressivement s’opère une réduction aboutissant à une énumération puis à des mots épars qui ne sont même plus ordonnés comme une liste. Il donne des exemples de textes de ses patients où il montre comment le texte s’épuise progressivement, contrairement à une idée commune sur la manie conçue comme une exaltation permanente. Il montre qu’il y a dans le travail du signifiant quelque chose qui s’épuise aussi bien du côté de la manie que du côté de la mélancolie. Une incise ici pour souligner la finesse clinique dans le relevé de ce signe clinique discret mais essentiel, la décoloration du monde, parfaitement articulé à ce défect majeur dans le champ de la représentation : le monde devient terne, toutes les choses qui le composent ont perdu leur relief et leur éclat, il est impossible de s’y repérer, de s’y voir, de s’y représenter et d’y être représenté. Il va en donner une interprétation pertinente quoiqu’assez surprenante pour un scientifique qui n’avait que fort peu de considération pour les travaux de Sigmund Freud. Cette fuite des idées puis cette inhibition de la pensée, aussi bien dans la manie et dans la mélancolie mais de manière différente, sont liées au fait que les représentations une fois développées ne sont pas refoulées par la survenue de nouvelles séries de pensées. Le processus serait donc à corréler à un trouble majeur dans l’ordre du refoulement qui ne se produit plus comme il devrait se produire à cet endroit-là avec pour conséquence l’uniformité des pensées, le caractère obsédant des représentations et le caractère non dialectisable des propositions. Pourquoi en est-il ainsi ? Nous avons ici à considérer un autre processus que celui du refoulement pour souligner que tout propos dans ces états ne peut en toute rigueur que tenter de signifier une seule chose : essentiellement l’expulsion, leur expulsion de l’ordre du discours. C’est la seule chose qui se dit puisqu’ils ne peuvent plus prendre la parole. Nous pouvons alors entendre la raison des idées délirantes. Elles expriment la douleur la plus grande, marquée du sceau de la faute et de la honte, de ne plus pouvoir se représenter du fait de ne plus pouvoir être représentable et donc aussi de ne plus être présentable, ce qui permet de souligner que les trois registres Symbolique, Réel et Imaginaire se trouvent concernés. Le type des idées délirantes s’en déduit avec une logique implacable puisqu’elles ne sont que la traduction d’un point de vérité sur la structure. Il va y avoir la certitude d’être frappé d’indignité, s’exprimant dans l’accusation de ne pas avoir accompli ses devoirs mais surtout d’être cause de la corruption irrémédiable de l’univers pour les temps passés comme futurs, à entendre univers du discours et de façon congruente des idées de persécution.

C’est parvenu à ce point de la lecture des faits cliniques qu’il convient, comme Kraepelin le fait, d’aborder la question de l’affect telle qu’elle s’exprime dans le domaine de l’humeur avec ses deux déclinaisons ; le désespoir lourd et sombre pour la mélancolie, l’exaltation toujours douloureuse pour la manie. Où se situe l’élément essentiel ? Ce n’est pas l’aspect phénoménologique de l’exubérance et de la joie enragée mais que l’humeur maniaque se caractérise avant tout par ses oscillations fréquentes et soudaines, ces bourrasques de colère, ces sanglots irrépressibles qui surgissent en pleine gaieté pour faire place aussi vite à un enjouement débordant. Dans le verbatim de ces patients, Kraepelin extrait une petite phrase qui nous permet de sortir d’une vision binaire : « je ne sais pas si je dois pleurer ou rire ». Je cite son interprétation : « même dans les états de la dépression, la coloration de l’humeur n’est pas forcément toujours identique quoique son trait fondamental persiste souvent avec une opiniâtreté désespérante et il n’est pas rare d’observer un virage total à l’état maniaque, c’est dans ce changement d’humeur que l’on observe souvent d’une manière similaire quoique bien moins accusé dans les états de dépression que se manifeste la parenté intime qui unit des tableaux cliniques en apparence et radicalement différents ». Cette parenté intime de la manie et de la mélancolie tient cette possibilité d’être traversé par l’affect tout en n’ayant plus la possibilité par contre d’avoir un savoir tant à l’endroit de cet affect que de la représentation à laquelle il devrait être associé, qui se traduit d’un côté par une anesthésie affective et de l’autre l’impossibilité d’attribuer un affect à une représentation, avec cette pointe ultime dans la mélancolie que la plus grande douleur, qui déshumanise, est de ne plus pouvoir ressentir de douleur, de ne plus pouvoir se savoir affecté. Nous entendons comment en ce point se trace une ligne de partage entre une clinique spécifiée par des altérations de l’humeur et un processus, avec deux versants, caractérisé par la mise en cause de la dimension de l’affect lui-même et dont les seules expressions possibles sont l’angoisse et une douleur dite morale. Ce qui est en jeu ici est une disjonction radicale entre affect, discours, corps et représentation qui témoigne d’une mutation du rapport du sujet au signifiant du fait de la dissolution de la fonction même du signifiant. Nous pouvons d’ailleurs dans ces moments extrêmes nous demander si ce terme convient encore ou si pour rendre compte de cette symphyse avec l’objet, il ne conviendrait pas de dire, à la place de sujet, l’abject, en usant d’un néologisme. Dans la stase temporelle de la mélancolie, il ne peut plus savoir qu’il est mortel ni pouvoir différencier ce qui est vivant de ce qui ne l’est plus, de sorte qu’il s’éprouve comme déjà mort. Sur ce point de l’existence subjective, les descriptions qu’il en donne évoquent tout à fait le délire des négations de Jules Cotard mais pour Kraepelin cette impossibilité d’appréhender le réel de la mort, et donc de la vie, constituent la trame même du délire. Il en donne nombre de notations : « Tout est mort intérieurement, le sang ne circule plus dans le cerveau, la voix est blanche, les membres ne se reposent plus, le malade pense qu’il est incurable, perdu sans pouvoir être sauvé, son cas est désespéré, son avenir se résume à une lente agonie ». Ne pas pouvoir se savoir mortel, et donc pouvoir se dire immortel ou aussi bien déjà mort, va de pair avec le fait de ne pouvoir qu’affirmer ne plus être ou de se vivre comme n’ayant jamais été inscrit dans la vie. Ce type d’énoncés témoignent aussi qu’être mort c’est ne plus être animé par l’objet cause du désir.

Dans son séminaire Le désir et son interprétation, Lacan va discuter un rêve rapporté par Freud dans « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques ». Le texte du rêve est le suivant : « son père était de nouveau en vie et il parlait avec lui comme autrefois. Mais en même temps il ressentait de façon extrêmement douloureuse que son père était mort, seulement il ne le savait pas. » Lacan indique qu’à partir de l’équivoque concernant ce non-savoir il est possible de donner une autre lecture que le simple refoulement du vœu de mort du fils à l’égard du père.
Lacan va souligner : « que ce « il était mort » déjà suppose le sujet introduit à quelque chose qui est de l’ordre de l’existence, l’existence n’étant pas d’autre chose que le fait que le sujet, à partir du moment où il se pose dans le signifiant, ne peut plus se détruire, c’est un enchaînement intolérable qui se déroule immédiatement dans l’imaginaire qui fait qu’il ne peut plus se concevoir sinon comme rejaillissant toujours dans l’existant ». À partir du moment où le sujet se trouve affecté par le signifiant, c’est-à-dire représenté par un signifiant pour un autre signifiant où il n’est pas, il est désormais aux prises avec cette question de la douleur de l’existence. Pourquoi ? Justement parce que s’il ne peut être que représenté, c’est en raison du manque qui affecte son être. Le signifiant en fonction ne fait pas que commémorer cette incomplétude, il en est aussi cause et donc expose à cette dimension de la perte qui ne cesse de rejaillir puisque le signifiant la matérialise. À l’inverse, ce dont le mélancolique est le martyr est la douleur de ne plus être affecté par la douleur de l’existence. Ceci est conséquence de cette expulsion de l’ordre du signifiant. Il va poursuivre toujours dans le séminaire le désir et son interprétation 14/01/59 sur la question de l’affect : « l’affect n’est pas quelque chose de simplement opaque, fermé, au-delà du discours, un noyau vécu qui tombe du ciel… l’affect est précisément quelque chose qui se connote dans une certaine position du sujet par rapport à l’être… L’affect est essentiellement connotation caractéristique d’une position du sujet dans cette mise en œuvre de lui-même par rapport aux lignes nécessaires qui lui impose comme tel son enveloppement dans le signifiant ». Ceci est la possibilité de l’affect et sa définition, ce qui indique, comme la manie-mélancolie le présente dans cette dé-corrélation de l’affect et de la représentation, que c’est parce que le sujet est représenté par un signifiant pour quelques autres que la question de l’affect peut se poser. Puisque cette clinique met en jeu cette dimension de l’indignité, qu’est-ce que la dignité alors ?
L’indignité c’est justement de ne plus pouvoir être représenté par un signifiant pour un autre et d’être ravalé à un signe voire moins qu’un signe. C’est là où se produit cette déchéance qui momentanément ou durablement nous sort de cette possibilité de dignité humaine. Parce que si nous ne sommes plus portés par une métaphore, que c’est un signe, un chiffre, un trait qui désigne l’être, cet être devient réel et fait injure à la trame symbolique du monde à laquelle il n’appartient pas et dont il doit donc être expulsé. À l’opposé d’une clinique de l’affect, ce qui agite la manie et ce qui désincarne la mélancolie, c’est cet avènement du Réel de l’objet disjoint du signifiant en fonction.

(1) Emil Kraepelin Cent ans de psychiatrie, suivi de La folie maniaco-dépressive, Bordeaux, Éd. Mollat, diffusion Le Seuil