Grand Séminaire de l’ALI : La perversion, ou quoi ?

Mardi 25 février 2020

Claude Landman : Nous allons poursuivre ce soir la question qui a été mise au travail cette année dans le cadre du Grand Séminaire de l’ALI, c’est beau de dire ça, non ? Le Grand Séminaire de l’ALI ! Et cette question que vous connaissez tous : La perversion, ou quoi ?

Nous avons le plaisir d’entendre ce soir Jean-Luc Cacciali qui comme vous le savez vient de Grenoble, et qui nous propose une réponse à la question sous la forme d’une autre question. Perversion ou… ou addiction ? Dans le titre de son intervention, il met un point d’interrogation. Je dois te dire Jean-Luc, que nous sommes impatients de t’entendre sur ces questions éminemment actuelles.

Alors juste un mot pour dire que notre ami Thierry Roth est ce soir à la tribune. S’il est à la tribune, ce n’est pas seulement pour ses qualités propres, mais il a aussi écrit un livre qui vient de sortir, que j’ai commencé à travailler et qui est vraiment excellent, tout à fait clair sur l’addiction justement, les addictions, et qui s’intitule Les Affranchis.

Jean-Luc Cacciali : Lorsque nous avons posé cette question : La perversion ou quoi ? ce qui m’est venu immédiatement c’est : ou l’addiction ? Je ne sais pas si c’est simplement par assonance, ou peut-être que ce serait déjà une forme de réponse, mais trop hâtive ? La perversion ou… est-ce que l’addiction ne serait pas une étape différente ? Une étape ça indique un autre temps avec l’époque, ce qui est un peu le livre de Thierry. Je ne peux pas puisque Thierry est là, traiter directement de la question de l’addiction, je vais prendre simplement quelques points.

Pourquoi mettre ensemble ces deux termes alors qu’ils sont distincts ? L’un est une structure clinique, c’est la perversion, et l’autre est davantage un symptôme, l’addiction. Elles sont donc à distinguer mais en même temps à articuler puisque toutes les deux visent la jouissance et même visent à aller au terme de la satisfaction, jusqu’à l’obtention d’une satisfaction totale. Ce qui fait qu’elles ont toutes les deux, même si elles sont distinctes, elles ont davantage à faire à la pulsion qu’au désir.

Dans le livre d’entretiens qu’il avait eu avec Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman faisait le constat suivant : « Nous passons d’une culture fondée sur le refoulement du désir, des désirs, c’est-à-dire de la névrose, à une autre qui recommande leur libre expression et promeut la perversion ». Il poursuit en disant que « la santé mentale relève ainsi davantage d’une harmonie non plus avec l’idéal mais avec l’objet de satisfaction. La tâche psychique s’en trouve donc soulagée et la responsabilité du sujet effacée par une régulation qui devient purement organique. » Et il insistait pour dire que cela constituait une véritable mutation. Ce n’était pas seulement des modifications de l’économie subjective sous l’effet de modifications de la culture, c’était une véritable mutation. Donc nous sommes passés d’une culture qui, en exigeant le refoulement des désirs, produisait la névrose à une culture qui en fait la promotion, c’est-à-dire la perversion mais la perversion qui se généralise. Nous étions en 2002. Nous pourrions nous demander : où en sommes-nous aujourd’hui ?

Et nous pourrions ajouter à ce constat de la perversion qui se généralise le constat d’une autre généralisation, celle de l’addiction. Si la perversion se généralise sous l’effet d’un changement culturel, celui de promouvoir la libre expression des désirs, l’addiction, elle, se généralise sous l’effet de l’économie de marché, c’est le triomphe de l’économie de marché. Les deux se généralisent mais ce n’est pas la même cause de généralisation. Elle se généralise, l’addiction au point que nous nous étions demandé lors de journées d’étude à Lyon : est-ce que ce n’est pas devenu une nouvelle norme subjective, une nouvelle norme de notre économie subjective ? Nous sommes par exemple devenus presque tous addicts au smartphone, je pense que nous serons tous d’accord, ce petit instrument qui a une telle puissance – qui va sans doute être multipliée avec la 5G – et qui en plus nous propose sans arrêt de nouvelles jouissances, au point que nous pourrions nous demander : est-ce que l’existence d’un humain de notre époque est encore possible s’il décide de se passer d’un smartphone ? Est-ce que c’est encore un humain, au sens de participer à la civilisation, celui qui décide de se passer du smartphone aujourd’hui ?

Je disais que l’addiction et la perversion ne se superposent pas mais qu’elles sont articulées puisque toutes les deux privilégient la jouissance au désir. En ce qui concerne la jouissance, il y a un point central qui est au centre de notre économie psychique, c’est le rapport à ce qui la maintient, que ce soit le signifiant, que ce soit l’objet, ou que ce soit l’objet même de satisfaction, le rapport à ce qui la maintient est si central pour notre économie psychique qu’il semble que l’existence même de l’espèce humaine soit liée à une restriction de jouissance. Un point spécifique de l’espèce humaine.

C’était en tout cas l’avis de Freud qui pensait que la culture devait imposer des restrictions pulsionnelles à l’individu pour pouvoir faire civilisation, pour pouvoir vivre collectivement.

Néanmoins si pour toutes les deux la visée est d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’obtention d’une satisfaction totale, l’addiction vise la jouissance quelle qu’elle soit, quelle que soit sa forme, alors que pour le pervers il faut que la jouissance ait une certaine forme, c’est toute l’importance du scénario. On retrouve toujours un scénario dans la perversion. On va dire que dans la perversion il y a un certain ordre.

Exiger une restriction de jouissance c’est ce que fait la loi paternelle, elle le fait en exigeant des sacrifices, des devoirs. Mais si elle exige des restrictions, en même temps elle promet la jouissance sexuelle. Nous pourrions dire que la fonction du père est de sexualiser le désir et de faire du désir sexuel, le plus important parmi les autres désirs, le plus important parce qu’il est lié à la procréation et que son accomplissement satisferait le père, le père bon pasteur, celui qui veut que son troupeau se multiplie. Le père bon pasteur qui est aussi le père de la religion, c’est-à-dire notre père éternel comme dit le poète. C’est le père réel, le père ancestral, celui d’avant toutes les vies, impossible à connaître directement, c’est en cela que c’est le père réel. Le père réel qui, d’une certaine façon, sacralise le réel. La fonction paternelle fait donc du désir sexuel la norme du désir. C’est le désir qu’il faudrait, il est soutenu par le phallus, par le signifiant et pas par l’objet.

Mais dire qu’il y a un désir qu’il faudrait c’est aussi dire en même temps qu’il y a un désir qu’il ne faudrait pas. Le désir qu’il ne faudrait pas c’est celui qui vient déranger cet ordre mis en place par la loi paternelle, ce désir qui est causé par l’objet a qui lui, n’est pas soutenu par le signifiant mais soutenu par la lettre.

Ce désir qu’il faudrait pour satisfaire à la loi du père, d’une façon assez collective et pas seulement individuelle, les jeunes n’en veulent plus. C’est ce que dit cette jeune fille qui refuse courageusement ce qu’on attend d’elle : avoir un enfant, que cet enfant aille à l’école, puis qu’il ait un travail, puis qu’il ait un conjoint et qu’il ait lui-même des enfants. Elle refuse cette destinée qui lui est prescrite. Pourquoi je dis : courageusement ? Parce qu’elle refuse cette destinée qui lui est prescrite, faire un travail de reproduction, avoir des enfants qui eux-mêmes seront livrés à un travail de reproduction et que ce refus n’est pas pathologique. Mais il le devient pathologique parce que si ce cheminement est privé de ce qui jusqu’à maintenant était exigé et béni par le père, par la relation à un père, celui que j’ai appelé le bon pasteur, le problème est qu’elle n’a pas d’autre référent, qu’elle n’a pas d’autre idée d’un cheminement qui lui conviendrait. C’est en cela que je dis que ce refus devient pathologique, d’où bien sûr son désarroi, et c’est pour cela qu’elle vient nous rencontrer. Elle ne veut plus de cet ordre sexuel établi par la loi du père mais en même temps elle n’a pas d’autre chemin.

Mais ce désir qu’il faudrait, le phallus, au fond, est lui-même une construction, le fou nous montre qu’on peut tout à fait s’en dispenser. Lacan a pu dire qu’avec l’objet perdu ou inaccessible nous nous trompons toujours d’objet a sauf, dit-il, à construire le phallus, c’est-à-dire un objet sur lequel on ne se trompe jamais. Si on forçait un peu les choses on pourrait dire que la loi paternelle est un symptôme d’une certaine façon.

Nous sommes dans un moment où il s’agit de tenter de se libérer de toutes les limites de la jouissance, en tant que dans notre culture cette limite est attribuée au processus de la filiation et de la dette à un père originaire. Ce serait lui le responsable des limites imposées à la jouissance, ça serait lui le coupable de nos difficultés. C’est à ce titre qu’aujourd’hui cet ordre est refusé. L’unique coupable de nos difficultés est aussi bien au niveau de l’ordre moral, pratique, politique, sexuel, conjugal, c’est-à-dire en fait tout ce qui concerne aussi bien notre vie personnelle que collective. Et la généralisation de l’addiction se produit précisément à ce moment de culture où la parole est déshabitée du père, où il s’agit de se libérer de toute limite de jouissance. L’addiction se généralise en dehors de toute référence à la loi paternelle.

Par contre le pervers, lui, sa place est précisément par rapport à cette loi paternelle. Lui, il se place par rapport à cette loi, même si c’est pour la transgresser ou pour la bafouer. Il y a bien sûr une dimension de transgression dans le désir lui-même puisque, vous connaissez cela, Lacan reprend Saint Paul, c’est la loi qui fait le péché, c’est la loi qui cause le désir en tant que manque.

Mais cette transgression interne au désir même, elle est momentanée. Pour le pervers elle est nécessaire à sa jouissance, à l’obtention de sa satisfaction. Mais pour qu’il y ait une transgression il faut bien qu’une limite soit inscrite. Donc le pervers il a besoin d’une limite, il se place dans le rapport de la loi et du sexe.

Lacan nous dit que la père-version, c’est une version du père. Je vais insister simplement sur un point particulier. Charles Melman dit que la perversion originelle c’est celle qui est opérée par le Nom-du-Père, qu’est-ce que vous en pensez ? Comment entendre cela que la perversion originelle soit celle opérée par le Nom-du-Père ?

Ça va avec la façon dont Roland a pris les choses au début, c’est-à-dire que dans la perversion il y a toujours quelque chose qui est plus général, qui ne concerne pas que le pervers, comme pour les paroles imposées de l’automatisme mental, il y a aussi des paroles imposées pour tout sujet. Là vous voyez, si le Nom-du-Père produit une perversion originelle, cela va au-delà de la simple question du pervers. C’est une version du père.

Cela pourrait paraître paradoxal puisque la loi paternelle impose le sacrifice du phallus, la castration, elle porte sur le phallus imaginaire, mais en même temps ce sacrifice va être le support de la jouissance sexuelle. Le pervers lui, il est plutôt dans l’excès que dans le sacrifice. Pour autant, il est aux prises avec la problématique phallique, c’est même le lieu de son impasse et c’est ce que nous montre le fétichiste qui en cela éclaire toutes les perversions.

Freud rappelle que le sauvage voit dans le fétiche un dieu incarné. Dans son texte de 1927 – il y a des textes plus tardifs – il établit la façon dont il conçoit la perversion. Il nous dit que le fétiche est un substitut du pénis mais pas de n’importe quel pénis. C’est un substitut du phallus de la femme ou de la mère. C’est-à-dire que l’enfant y a cru mais il ne veut pas y renoncer car si la femme est châtrée, cela fait peser une menace sur la possession de son propre pénis. Freud ajoute qu’on est autorisé à déclarer que le prototype normal du fétiche, c’est le pénis de l’homme. Le pénis de l’homme comme prototype du fétiche, cette remarque de Freud est importante. Nous pouvons du coup entendre pourquoi nous pouvons dire que le Nom-du-Père opère la perversion originelle.

Freud termine ce même article en disant que la prédisposition aux perversions était la prédisposition originelle et universelle de la pulsion sexuelle. La pulsion sexuelle est la prédisposition à la perversion. Donc le pervers se défend de la castration de l’Autre, du grand Autre, en mettant en place un substitut. Comme le remarque Freud le fétiche est métonymique, il se constitue par un déplacement de la zone anatomique, par exemple ce sera la dernière image vue, la plus proche de l’organe sexuel lui-même, qui va constituer le fétiche, la chaussure, un bout de vêtement, un bout de lingerie.

Donc le fétiche est métonymique. Lacan va ajouter que si le fétiche est métonymique il n’a par contre pas de valeur métaphorique. Pour lui si le phallus est un signifiant, c’est un signifiant comme les autres.

La perversion c’est faire de l’objet prêté à l’Autre l’objet de son désir. C’est l’objet supposé répondre aussi bien au désir du grand Autre qu’au nôtre. C’est le point qu’a développé Roland. Le pervers s’emploie à la jouissance du grand Autre. Mais si la perversion consiste à vouloir tenir l’Autre par son désir, c’est avec un objet réel, elle le tient par le pénis et non par le signifiant phallique, et rien de mieux pour exciter le pénis qu’un autre pénis, c’est l’homosexualité foncière de l’homme.

Un premier point, si dans la perversion le grand Autre est maintenu, dans l’addiction nous pouvons peut-être dire qu’il est aboli.

Pour le pervers nous retrouvons le même mécanisme avec les objets a, voix, regard, objet oral, objet anal, ils ne fonctionnent pas comme substitut, comme fétiche mais il s’agit de faire surgir cet objet, de le rendre présent pour boucher le trou dans l’Autre, pour voiler le trou dans l’Autre. Vous connaissez très bien l’exemple dans le texte de 1927 où Freud établit sa position sur la perversion, de ce jeune homme qui avait adopté comme fétiche un brillant sur le nez, fétiche qui doit être déchiffré de façon translinguistique puisqu’il avait été élevé en Angleterre et était venu en Allemagne, et donc ‘brillant’, en allemand ‘Glanz’, était en fait à entendre comme « un regard sur le nez », c’est-à-dire, glance, qui est regard en anglais.

Ce cas clinique que nous cite Freud nous montre que si le fétiche est un objet présent dans la réalité, il doit néanmoins s’aborder à partir du signifiant, ce qui n’est pas le cas de l’objet dans l’addiction.

J’en reviens à propos de l’addiction, à cette remarque de Melman que le Nom-du-Père opère la perversion originaire. Si j’ai un peu développé la question du fétiche, c’est que nous pourrions dire que le phallus est l’instrument de la figuration paternelle dans l’Autre, qu’avec le Nom-du-Père l’existence d’un père dans l’Autre est figurée par un fétiche, le fétiche phallique, c’est en cela que d’une façon structurale, le Nom-du-Père opère une première perversion. C’est ce que dit Freud dans son article. Le prototype normal du fétiche c’est le pénis de l’homme, l’organe. On dit habituellement qu’il vient « boucher le trou dans l’Autre », mais on pourrait dire « voiler le trou dans l’Autre », Lacan a beaucoup insisté et cela revient dans l’actualité, Lacan a beaucoup insisté sur le voile devant la réalité et que le sujet le surestime très facilement ce voile devant la réalité.

Si avec le Nom-du-Père, l’existence d’un père dans l’Autre est figurée par le fétiche phallique, alors se pose la question de savoir s’il y aurait dans le grand Autre quelque chose de possible qui ferait exister un père qui ne serait pas soutenu par le fétiche phallique. Lacan, après le Nom-du-Père, va proposer les Noms-du-Père. Ceci a comme conséquence que ce n’est plus le fétiche phallique qui figure le père dans l’Autre, ce sont le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. Dorénavant le père peut être abordé par une distinction entre, le père réel, le père symbolique, le père imaginaire.

Nous disions que la perversion est sexuelle mais qu’en est-il alors de l’addiction ? Je propose de considérer l’addiction comme hors-sexe, y compris les addictions au sexe. Nous en avons une illustration exemplaire avec l’anorexie mentale puisqu’elle est toute pas phallique. L’addiction se généralise comme la perversion, mais elle, elle se généralise avec l’économie de marché, c’est le triomphe de l’économie de marché, le sujet devient consommateur et la science contribue avec la technologie à le pourvoir largement d’objets toujours nouveaux, offrant sans cesse de nouvelles jouissances.

Si la loi paternelle prescrivait la jouissance sexuelle, aujourd’hui l’économie de marché ne la prescrit plus, elle l’offre. Du coup, aucune morale ne pourrait trouver à y redire et venir exiger une restriction à cette jouissance qui est offerte. Le smartphone, avec sa puissance et ses possibilités extraordinaires qui vont sans doute encore s’amplifier, nous pourrions dire qu’il abolit le Réel, il abolit l’impossible, et puis lui, il ne demande pas de sacrifice, il ne demande pas de restriction de jouissance, le smartphone, au contraire, il les offre toutes.

Mais que serait une vie qui serait commandée par les appétits technologiques ? Est-ce que nous ne pourrions pas dire que c’est une vie qui cherche à s’égaler à la science ? Au sens où tout devient possible comme avec la science puisque pour la science le Réel n’est que provisoire, il y a bien le Réel mais il est provisoire. La science va avancer, elle va le réduire ce Réel. Une vie conduite par les appétits technologiques est d’une certaine façon le dire qui s’égale à la science, qui attend toujours une nouvelle jouissance. Le Réel est aboli, et du coup le grand Autre aussi, à la différence de la perversion, qui, elle, a besoin du grand Autre. Dans l’addiction nous pourrions dire que le grand Autre devient un semblable dans la jouissance.

La technologie avec les moyens de communication actuels déstructure les discours, ce qui fait que la parole n’est plus référencée à un discours, c’est ce que nous montre internet, une parole qui permet toutes les insultes, toutes les invectives, aucune vérité n’a plus cours, il n’y a plus de semblant. Avec le discours il y a deux pôles, il y a le semblant et la jouissance, et le semblant est un obstacle à la jouissance. Si les discours sont déstructurés le semblant n’a plus de valeur. Ce qui a de la valeur c’est l’objet dans la réalité.

Avec l’addiction ce n’est plus le désir sexuel qui est la norme de tous les désirs, son mode de fonctionnement est celui de la toxicomanie. Il y a une discussion intéressante par rapport au livre de Thierry Roth. Jean Louis Chassaing a fait une note de lecture qui est sur le site et qui reprend cette question, donc je ne vais pas m’y attarder. La toxicomanie a l’intérêt de nous montrer qu’une autre économie subjective est possible, c’est à ce titre qu’elle a un intérêt qui va au-delà de la toxicomanie elle-même. Une économie où il faut que l’objet soit présent ou absent, réellement présent, pas sur fond de manque, et son absence est une absence réelle, ce n’est pas un manque dans sa dimension symbolique.

C’est ce que nous montre l’anorexie mentale qui ne mange pas rien, Lacan fait cette remarque qu’elle ne mange pas rien mais qu’elle mange le rien lui-même, c’est-à-dire qu’elle mange le réellement rien.

Avec l’addiction nous passons d’une jouissance véhiculée par le signifiant, qui ne permet que d’approcher l’objet, donc une satisfaction limitée, une jouissance limitée, à une jouissance procurée par l’objet lui-même, une jouissance sans limites sauf les limites imposées par l’organisme. C’est le corps qui jouit et quand la jouissance est véhiculée par le signifiant, pour le sujet c’est d’un corps habité qu’il s’agit alors que si c’est l’objet qui véhicule la jouissance, le corps se trouve alors réduit à l’organisme. Ce n’est plus un corps habité, c’est un corps qui peut répondre à l’adage libéral « Ton corps est à toi ».

Si nous considérons qu’à l’origine il y a une jouissance purement organique qui concerne le bébé avant qu’il parle, donc une jouissance qui concerne l’organisme lui-même, l’apaisement de la faim par exemple comme besoin et qu’il y a une jouissance que nous appellerons celle du langage, véhiculée par le signifiant, qui ne concerne plus l’organisme. Elle concerne le sujet. Il faut donc qu’il y ait l’abandon de l’une pour l’autre, mais pour que soit privilégiée celle qui est permise par l’utilisation du langage, implique qu’elle soit plus attrayante que celle procurée par l’organisme, celle qui concerne un être de jouissance, je vais l’appeler comme ça en écho au terme de parlêtre.

Il y a donc un passage qui doit s’opérer où la jouissance convoitée sera celle qui concerne le sujet divisé et non plus l’organisme lui-même, c’est-à-dire une jouissance qui concerne le besoin, essentiellement l’urgence du besoin.

Je décris ces deux mouvements d’une façon un peu développementale. En fait bien sûr il s’agit de nouage puisque bien évidemment le bébé est pris dans le langage, il ne s’agit pas d’un développement temporel. Ce nouage, la faim l’illustre parfaitement. Freud faisait remarquer qu’au même endroit, la bouche, il y a à la fois une fonction alimentaire et une fonction sexuelle. Pour Freud le suçotement est le premier acte sexuel. C’est pour cela qu’il est problématique de parler de trouble des conduites alimentaires pour l’anorexie-boulimie et qu’il serait plus juste peut-être de parler de trouble des conduites sexuelles.

Nous pourrions alors proposer que le mécanisme en jeu dans l’addiction n’est plus le démenti, comme Claude le développera dans une prochaine soirée, n’est plus le démenti comme dans la perversion, mais la régression, régression à un état premier de jouissance, celui qui a dû être abandonné pour s’acheminer vers la parole. Jouissance qui n’est plus liée à un objet perdu mais celle d’un besoin, d’un besoin vital de l’urgence de la vie, une jouissance nécessaire à la vie, nécessaire à l’existence même.

Si l’addiction est hors sexe, donc à la différence de la perversion, il y a néanmoins une relation entre les deux que Marx avait d’ailleurs perçue quand il parle de la fétichisation de l’objet marchand et qu’il dégage la notion de plus-value sur laquelle Lacan va s’appuyer pour avancer la notion de plus-de-jouir. Roland est intervenu dans une discussion sur le capitalisme, est-ce que nous ne pourrions pas dire que l’addiction c’est l’accomplissement du capitalisme ?

Lacan faisait cette remarque que le capitalisme prend son départ de la mise au rancart du sexe. Nous pourrions ajouter qu’il pousse à la mise au rancart du sexe pour pouvoir industrialiser le désir, que nous désirions tous le même objet de jouissance. Pour développer l’économie de marché il faut mettre au rancart le sexe car le sexe n’accepte pas facilement de maître, le sexe il est imprévisible, et puis en matière de sexe, il y a un impossible, il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible entre un homme et une femme.

Avec l’économie de marché le sexe du consommateur n’a pas beaucoup d’importance, il importe très peu. Les études sociologiques montrent qu’aujourd’hui les jeunes ont moins de relations sexuelles que leurs aînés, sans doute que les écrans, fumer, et la masturbation, offrent des jouissances peut-être plus satisfaisantes. Nous pourrions même nous demander si les nouvelles jouissances que procurent et que procureront les technologies ne rendront pas la jouissance sexuelle un peu obsolète, ce que montrent à leur façon les jeunes si les études sociologiques montrent qu’ils ont moins de relations sexuelles. Dans notre culture il y a deux façons habituelles de traiter de la jouissance. La loi paternelle la traite par la restriction imposée et puis il y a une autre façon de la traiter, celle de l’excès, toujours plus pour répondre à l’insatisfaction qui est au départ.

Melman fait remarquer que nous sommes passés d’une dépendance au devoir et au sacrifice, la dépendance instituée par la loi paternelle, qui est une jouissance masochiste, nous sommes passés de cette dépendance à une jouissance à tout va, quelle que soit sa forme puisque ça n’est jamais la bonne, mais qui, en son fond, est toujours une jouissance masochiste.

Est-ce que la psychanalyse lacanienne ne nous permet pas de poser la question d’une façon peut être différente ? Est-ce que nous sommes capables de traiter ce déficit de jouissance de départ autrement que par sa correction, c’est-à-dire recommander sa restriction, ou par sa culture c’est-à-dire par l’excès ?

Aujourd’hui le mal de la jeunesse est sans doute davantage lié à un excès de jouissance dû au fait que l’objet a est retenu puisqu’il est présent, mais que les tentatives pour s’en soulager sont contrecarrées par le fait que cette jouissance est devenue plus de jouir, est devenue indispensable au maintien de la subjectivité. Les jeunes sont pris dans une impasse entre souffrir d’un excès, quand ils sont devenus addicts, comme le montrent classiquement les écrans par exemple, mais qui en même temps est nécessaire pour qu’ils puissent exister, la privation provoquant la déréliction. Avec la loi paternelle la jouissance est insatisfaisante mais dans l’addiction elle peut devenir satisfaisante. Mais quand elle devient satisfaisante, c’est-à-dire qu’elle devient plus-de-jouir, le problème est qu’elle provoque du même coup la sortie du fantasme et l’extinction du sujet. C’est ce que nous entendons chez les jeunes aujourd’hui qui très souvent se plaignent de l’absence de désir, de l’absence de sens de leur vie, l’absence de sens de leur travail, le flou des identités sexuées.

Il y a une jouissance, Lacan dira complémentaire, ce qui est différent de supplémentaire, une jouissance complémentaire qui est celle de l’accès direct à l’objet, non plus au semblant mais à l’objet, c’est-à-dire une jouissance du Réel. Le triomphe de l’économie de marché est de nous rendre dépendant d’un certain nombre d’objets, d’un certain nombre de gadgets réels.

Nous avons vu que par régression, dans l’addiction, le rapport à l’objet se fait dans une économie subjective que nous qualifierons de préœdipienne, c’est-à-dire de présexuelle. Aujourd’hui on vient voir le psychanalyste non plus pour lever le refoulement d’un désir mais pour savoir ce qu’il faudrait désirer. Quelqu’un me dit : « Je n’ai plus le code, je ne sais jamais ce qu’il est bien ou mal de faire ». Dans cette démarche ce n’est plus le désir comme manque qui est visé, cette demande suppose implicitement qu’il y aurait un objet du désir qui serait parfaitement satisfaisant d’où la demande de qu’est-ce qu’il faut désirer ? C’est une demande qui repose sur un statut mental que nous pouvons dire préœdipien ou présexuel, parce que la relation à la mère laisse penser qu’il pourrait y avoir des objets qui apporteraient un apaisement parfait.

Je vais terminer sur ce point : est-ce que nous pourrions parler avec l’addiction de mère-version ? C’est-à-dire une version de la mère en écho avec la perversion qui est une version du père.

Claude Landman : Merci Jean-Luc, merci de ce travail qui je dois dire est un travail très riche qui relève des questions que nous nous posons et que tu as formulées avec une grande extension sur des points qui sont discutés depuis un certain temps dans notre association et pas seulement dans notre association. Ce que j’entends des points forts qui méritent discussion dans ce que tu as apporté, je ne vais pas rentrer dans les détails ce serait beaucoup trop long, les points forts c’est la distinction que tu fais à juste titre à mon sens, entre l’addiction et la perversion, c’est-à-dire que le ‘ou’ de ton titre est plutôt un ‘ou’ exclusif, si je t’entends bien.

L’addiction, dont tu dis qu’elle vise la jouissance quelle que soit sa forme, on pourrait se poser la question, est-ce qu’on pourrait donner un nom générique à l’objet visé par cette jouissance dans l’addiction ? Moi j’aurais tendance à proposer, mais peut-être que je me trompe, Thierry me dira ce qu’il en pense, j’aurais tendance à proposer, le pharmakon, c’est-à-dire à la fois ce qui soulage et ce qui empoisonne. C’est un terme générique. On voit bien par exemple que les éléments comme le smartphone… mais c’était déjà vrai du temps de Platon lorsqu’il écrit le Phèdre, à propos de l’écriture. Il dit que finalement l’écriture c’est formidable, ça nous évite d’avoir à faire des efforts de mémoire. Mais en même temps, qu’est-ce qu’on perd ? On perd cette possibilité de conserver cette mémoire orale qui était celle des aèdes dans la Grèce antique. Moi j’aurais tendance à dire, c’est évidemment une proposition qui mérite discussion, que, si l’addiction vise la jouissance quel que soit sa forme, peut-être que l’objet, sans avoir une forme bien précise pourrait être le pharmakon. Est-ce que ce n’est pas un pharmakon, ce produit merveilleux de la technique dont tu parles, le smartphone ? Qu’est-ce ça nous soulage, on n’a pas besoin de chercher, il suffit d’aller sur Wikipédia et on sait tout de suite, on a besoin d’une référence, voilà, on l’a. Mais est-ce qu’en même temps ça ne nous fait pas perdre beaucoup sur le plan du travail qui consistait à faire des recherches ? Ça, c’est un premier point.

Ce qui est intéressant et à mon avis discutable mais c’est ta thèse, c’est-à-dire que cette jouissance qui serait à l’œuvre dans l’addiction relèverait d’une jouissance non sexuelle et d’un mécanisme que tu as appelé régression, régression à une jouissance organique de la créature. Tu as pris la précaution de dire que cette jouissance organique était mythique puisque l’enfant, le bébé est déjà pris, bien entendu, dans le langage. Et non sexuelle, c’est problématique parce que, après tout, les objets pulsionnels – ils sont là très tôt chez l’enfant, la dimension érotique du regard et de la voix chez l’enfant, stimulés par la mère – sont là très tôt, on est là dans le registre du sexuel. Mais enfin je retiens que tu appelles ça « régression vers une jouissance organique », c’est le terme que tu as employé. J’aurais plutôt tendance à dire jouissance préspéculaire, parce qu’il y a une jouissance chez le nourrisson, une jouissance manifeste avant le stade du miroir, lorsque l’enfant est porté, pas pour des fins utilitaires, lorsqu’on joue avec le corps de l’enfant par exemple, on le retourne, on lui met la tête en bas, l’adulte et l’enfant en jouissent dans la dimension du corps. Donc il y a une jouissance dont je dirais qu’elle est peut-être préspéculaire parce que, d’une certaine façon, le spéculaire vient emprisonner le corps. À la fois il apporte une jubilation, une nouvelle jouissance, mais Lacan n’oublie jamais de nous faire remarquer que ces moments d’élation au moment de la reconnaissance de son image dans le miroir s’accompagnent aussi de moments de dépression, en référence au stade dépressif de Mélanie Klein. Donc j’aurais tendance, si j’allais dans ton sens, il faudrait qu’on travaille ça ensemble, j’irais plutôt du côté de, non pas la jouissance organique non sexuelle mais de la jouissance préspéculaire. Le spéculaire introduit évidemment la dimension du phallus, le spéculaire introduit la dimension du Nom-du-Père. Pour qu’il y ait une reconnaissance dans le miroir, il faut que le Nom-du-Père opère, si j’ose dire. C’est ce qu’on voit dans le cas paradigmatique du signe du miroir chez le schizophrène qui ne reconnaît plus son image dans le miroir.

Donc c’est un point qui mérite d’être discuté. En revanche, c’est moins discutable quand tu dis que la perversion suppose un scénario, vise la jouissance en supposant un scénario. À la limite on peut se demander, quand on lit les observations ou quand on a affaire à des sujets qui sont pervers, on peut se poser la question si ce n’est pas du scénario dont le pervers jouit plus que d’autre chose, avec la présentification d’un objet, pas seulement un objet a ou l’objet fétiche métonymique, mais qui peut être aussi bien le pénis, à partir du moment où il est détaché, désarrimé de son rapport à la jouissance phallique.

Alors là, démenti versus régression. Je me permets de résumer les thèses que tu nous as proposées ce soir. Il y a bien d’autres éléments.

Que dire d’autre ? Est-ce qu’il y aurait aujourd’hui, ça c’est une question, une technique, une technologie… parce que la technique au départ, elle était absolument dépendante des lois du signifiant. Pour qu’il y ait une technique il fallait se plier aux lois du signifiant, il y avait une syntaxe, il y avait une grammaire dans la construction d’un outil. Aujourd’hui on peut se poser la question de savoir si les outils technologiques, et notamment celui dont tu as parlé, sont encore des objets qui sont en référence aux lois du signifiant. Je ne parle pas du fonctionnement de la littéralité scientifique ou du système binaire, mais est-ce qu’on est encore là dans les lois du signifiant ? Ça irait un peu dans ton sens, c’est-à-dire qu’il y aurait la jouissance d’objets techniques, parce que la jouissance de l’artisan, ça passait par les lois du signifiant pour construire un objet, et même pour en jouir de ces objets. Lacan disait : finalement ce sont des objets en toc tous ces gadgets, c’est-à-dire ce ne sont pas des objets dont on peut penser qu’ils sont strictement dépendants des lois du signifiant et du rapport à ce qui est la jouissance phallique. Ça irait un peu dans ton sens, ces objets techniques, et on n’a pas fini d’en voir.

Ce qui m’intéresserait aussi ça serait de te poser la question du devenir du langage amoureux et érotique dans ce que tu nous évoques ce soir. Quelles mutations dans cette dimension du discours, du langage, des échanges amoureux et érotiques ? On a quelques éléments, mais je pense que c’est une vraie question, qu’est-ce que c’est qu’un langage érotique entre un homme et une femme ? J’ai dit ça, ce n’est pas politiquement correct, j’aurais pu dire entre un homme et (ou) une femme ou une femme et(ou) un homme ou entre un homme et(ou) un homme, etc. toutes les combinatoires qu’on connaît.

Voilà, Jean-Luc, on va essayer de lancer le débat et rappeler la thèse sur laquelle tu t’appuies qui est celle de la régression à la jouissance organique de la créature dans ce que l’on appelle les addictions. Thierry, est-ce que tu veux dire quelque chose ?

Thierry Roth : Oui, il y aurait beaucoup à dire sur ce que tu as raconté. Je dirais que de réduire comme tu l’as fait au tout début l’addiction à un symptôme n’est pas à la hauteur de tout ce que tu as dit après.

J.-L. C. : J’ai été prudent.

T. R. : Oui, je te suivrai sur les différences que tu as bien marquées entre perversion et addiction. C’est vrai qu’il y a pas mal de temps il y avait des auteurs qui mettaient l’addiction du côté des perversions, ça s’est fait, je crois que ça ne se fait plus trop aujourd’hui, à juste titre puisque la jouissance n’est pas la même et l’appui sur la fonction paternelle est présente, même si c’est sous la forme d’un déni de cette loi, mais enfin l’appui sur le phallus et sur la fonction paternelle est clair dans la perversion, alors qu’elle n’a pas du tout cette place dans les addictions. Donc je te suivrai tout à fait sur ces points de comparaison qui montrent que tu les différencies plutôt que de les associer.

Ce que tu dis sur quoi j’aurais, non pas des réserves mais en tout cas des questions, c’est sur deux ou trois points, notamment lorsque tu parles de l’excès aux addictions comme ce qui vient permettre la subjectivité, comme ce qui serait nécessaire à la subjectivité. Ça serait plutôt nécessaire au moi, à une pseudo-subjectivité. La subjectivité est plutôt étouffée en l’occurrence. C’est justement dans un moment où le patient peut venir consulter, par exemple, un moment d’épuisement, de ras-le-bol, où quelque chose du sujet se révolte contre l’addiction. C’est presque sujet versus addiction. C’est pour ça qu’on les appelle bipolaires parfois un peu vite, parce que soit ils sont complètement excités par l’objet, soit ils sont épuisés, déprimés et donc on les étiquette un peu rapidement bipolaires. La subjectivité, elle, est plutôt étouffée par l’addiction.

De même, pour dire encore un mot sur cette histoire de régression, tu reprends un article de Melman là-dessus, sur la jouissance organique versus jouissance du langage, c’était dans un numéro de La clinique lacanienne où Melman estimait qu’on n’est pas dans quelque chose de temporel, tu l’as un peu dit, et que tout sujet est en proie à un accès qui a eu lieu tout bébé, entre la jouissance organique dans le lien au corps de la mère et la jouissance du langage qu’introduit la fonction paternelle. Dès lors que cette fonction paternelle n’opère pas très bien chez certains addicts, il faudrait nuancer là, il y a des psychotiques adultes qui ne rentrent pas du tout là-dedans selon la structure, mais enfin si on reste dans le paradigme des addictions sans parler de la spécificité des psychoses, en tout cas les addicts de la nouvelle économie psychique se passent du Nom-du-Père mais sans s’en servir évidemment, ils s’en passent, et il est clair que ça change radicalement la donne et ce n’est pas le cas des pervers. Donc jouissance organique, jouissance du langage, dès lors que le Nom-du-Père est récusé, dès lors qu’ils s’en passent sans s’en servir, il est clair que c’est cette jouissance davantage organique, davantage addictive qui de fait…

J.-L. C. : Est-ce qu’à ton avis c’est un choix ?

T. R. : Je ne vois pas en quoi ça serait plus un choix que la névrose, le choix est tout à fait réduit, mais en tout cas, c’est presque logique. C’est cette limite que Claude appelait du pharmakon. Lacan disait que la masturbation c’est la jouissance de l’idiot, on pourrait dire que le pharmakon, c’est une jouissance un peu con, qui se répète, c’est aussi une jouissance du doudou d’une certaine manière, l’objet qui n’est pas fétiche mais qui est presque une espèce de doudou permanent.

Régression, je ne sais pas si on peut dire régression, mettons que ça prend le pas sur l’autre jouissance, sur la jouissance du langage. Il est évident qu’on n’est pas dans la jouissance phallique comme dans le cas de la névrose classique ou même de la perversion, et qu’on n’est pas obligatoirement non plus dans la jouissance Autre. Dans L’Homme sans gravité, Melman parle d’une jouissance d’objet qu’il différencie des deux autres jouissances et je crois que là on est encore dans un autre type de jouissance avec les addicts.

Enfin il y aurait beaucoup à dire. Peut-être une dernière question à propos du cas de ta patiente, où tu dis qu’elle refuse les sentiers battus, on pourrait dire, et rabattus, et du coup ça fait pathologie, c’est ça la question, ça ne fait pas forcément pathologie, il y a des patients qui se débrouillent.

J.-L. C. : Absolument, mais ça le fait pour elle, c’est pour ça qu’elle vient me voir, parce qu’elle le refuse et en même temps elle n’a pas d’autre chemin.

T. R. : C’est quand même une offre à l’invention qui est faite à la jeunesse. On n’est pas que dans la pathologie.

J.-L. C. : Exactement, c’est pour ça que j’ai dit qu’elle refuse courageusement.

C. L. : Jean-Luc, peut-être tu peux réagir à ce que…

J.-L. C. : Oui merci de toutes ces remarques. Je trouve l’idée du pharmakon très intéressante, on en discutera une autre fois, d’essayer de préciser un objet générique, c’est très intéressant et pourquoi pas le pharmakon.

Par rapport à tes remarques, Thierry, c’est une question que je n’ai pas abordée d’une façon aussi précise que toi dans ton livre. Le point que j’ai voulu dégager c’est la question de la généralisation de l’addiction, c’est-à-dire de prendre ce constat qu’il y a une généralisation de la perversion comme phénomène collectif sous l’effet de la culture, là il y a une généralisation de l’addiction, au point de se demander aux journées de Lyon auxquelles tu avais participé, est-ce que l’addiction n’est pas une nouvelle norme de notre économie subjective ?

J’ai employé le terme de subjectivité, bien sûr qu’il ne s’agit pas du sujet, j’ai dit aussi l’existence, bien sûr tu as raison.

Plus précisément sur la question de la jouissance, il y a ce point d’une jouissance supplémentaire qu’a amené Lacan, la jouissance phallique et la jouissance Autre. Mais il y a un autre point, c’est autre chose de dire jouissance complémentaire, du coup il y a deux jouissances et, alors on ne va pas discuter de la notion de choix, mais il y a deux jouissances complémentaires. Il y a cette jouissance de l’objet réel qui peut être aujourd’hui privilégiée, mais elle n’est pas supplémentaire, donc ce n’est pas du même ordre que la jouissance Autre. Ça me parait un point important.

L’autre point, dans sa généralisation, le point sur lequel j’ai terminé, sur lequel je voulais insister : on est dans une économie subjective préœdipienne, c’est-à-dire dans cette économie subjective que tu rappelais pour le bébé et sa mère, donc c’est fixé à ce moment-là, comme peut l’être la faim. Ce qui irait avec cette idée qu’avait avancé Melman, de l’importance que prend le matriarcat aujourd’hui, il semble qu’il en parle moins, mais cette question : est-ce qu’on n’est pas passé d’une version du père, de la père-version, à une version de la mère, à une mère-version ?

C. L. : La seule objection, tu permets, je t’interromps une seconde, c’est que la mère-version si tu la mets en perspective avec la père-version, ça supposerait que la mère ait cette fonction d’au-moins-un. Et justement du fait de ce que tu décris, des jouissances dont tu parles, ça semble récuser cette jouissance de l’au-moins-un dans l’Autre, l’au moins une mère.

J.-L. C. : Tout à fait. C’était simplement pour distinguer l’économie subjective qui n’était plus prise dans une problématique phallique mais qui était prise dans une économie que je disais préœdipienne pour dire qu’elle était présexuelle.

Bernard Vandermersch : Ça ne va pas de dire ça. Pourquoi Lacan abandonne l’idée de prégénital ? Parce que c’est sexuel, c’est freudien. La remarque de Claude est intéressante par rapport à ton exposé, de renvoyer la chose au stade du miroir, il y a là quelque chose qui me semble important et que peut-être ta réflexion pourrait s’appuyer sur cette remarque. Plutôt que de parler du prégénital, on peut peut-être parler effectivement d’une jouissance non pas organique mais qui serait prise dans le signifiant mais pas dans cette stature phallique que permet le stade du miroir. Moi ça me semble assez éclairant.

J.-L. C. : Oui c’est un point très intéressant. C’était surtout pour la différencier de la perversion qui est prise dans une problématique phallique, c’était pour cela que je disais préœdipienne mais bien évidemment…

B. VDM. : Alors puisque c’est Perversion ou… addiction, est-ce que la perversion est le seul rempart contre une addiction généralisée ? Si dès qu’il y a un besoin qu’on puisse satisfaire plus vite grâce au smartphone, on est forcément addicts, qu’est-ce qui peut nous retenir ? On ne sait pas. Parce que le pervers il se donne du mal quand même, on dit beaucoup de mal de lui mais tout son scénario… Alors ça ou la religion, enfin quoi ?                                                                        

C. L. : Il faudrait changer le titre du Grand Séminaire, L’addiction, ou quoi ?

Roland Chemama : C’est ce que je pensais, parce que le titre de notre séminaire ce n’est pas L’addiction, ou quoi ? C’est La perversion, ou quoi ?

J’ai beaucoup apprécié, Jean-Luc, la façon détaillée dont tu as différencié les deux structures, si on peut dire les choses comme ça, que parfois on a rapprochées. Je voudrais quand même insister sur une autre distinction qui apparaît dans un détail de ton intervention et non pas dans ses lignes générales. C’est articulé à ce que tu dis sur la perversion fondée sur le Nom-du-Père, à partir d’une référence à Melman et ensuite par rapport à quoi tu as dit : il y a un moment où Lacan ne parle plus du Nom-du-Père mais des Noms-du-Père. Ça amène à une question qui peut être intéressante par rapport à notre question centrale de cette année La perversion, ou quoi ? Nous pourrions poser cette question en reprenant cette opposition entre le Un du Nom-du-Père et le trois de Réel, Symbolique, Imaginaire. À ce moment-là il faudrait filer cette distinction, la travailler, y compris au niveau clinique. Qu’est-ce que serait par exemple une clinique d’un sujet pour qui, dans sa façon d’être, de parler, de vivre, serait plus du côté du trois, de RSI, d’un nouage, plutôt que du Un ? Est-ce qu’on pourrait situer quelque part cette façon qu’il pourrait avoir de faire valoir cette pluralité ? Au fond, des analystes qui s’interrogent sur la perversion, Lacan disait « La psychanalyse n’a pas été capable d’inventer une nouvelle perversion ». Dans le fil de ce qu’il amène au moment où il pluralise la question de ce qui fait loi pour le sujet humain, est-ce qu’on peut situer quelque chose qui ne serait pas un enfermement dans la perversion ? Il me semble que par ce petit passage de ton texte on rejoint les questions qu’on veut poser dans le Grand Séminaire.

C. L. : Tu veux dire un mot ?

J.-L. C. : Oui, je veux simplement, tout à fait d’accord. Avec les Noms-du-Père, on se dégage de la question du fétiche phallique, de la fétichisation phallique qui reste avec le Nom-du-Père.

T. R. : Quand tu dis préœdipien est-ce que c’est ‘préœdipien’ ou ce n’est pas œdipien ?

J.-L. C. : Oui bien sûr, ce n’est pas œdipien.

C. L. : Bon voilà pour ce soir, merci encore à Jean-Luc Cacciali.

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