Cycle de conférence de psychanalyse, Gap, janvier 2023

Je voudrai commencer cet exposé par une petite anecdote qui m’est arrivée il y a plus de trente ans, alors que j’avais ouvert mon cabinet et que je recevais mon premier patient ; il s’agissait d’une dame et sans entrer dans les détails de ce qui l’avait amené, il s’est passé la chose suivante c’est que je ne comprenais absolument rien à ce qu’elle me racontait ! J’étais dans le brouillard le plus complet, ses phases étaient compréhensibles, elle ne délirait pas mais j’étais dans le plus grand embarras pour saisir de quoi il en retournait.

Très vite après cette séance, je décide d’aller parler de tout cela à un contrôleur, c’est-à-dire un psychanalyste chevronné qui va être en mesure, d’entendre ce que j’ai entendu mais dont je n’ai pas pris la mesure mais là – et aujourd’hui cette histoire me semble encore plus mystérieuse que cette consultation à laquelle je n’avais rien compris – c’est que ce psychanalyste qui avait une certaine réputation dans la région, me dit qu’il s’agissait peut-être d’une inspectrice des impôts ! D’une enquête menée par les impôts pour savoir si j’étais un charlatan ou pas ! Autrement dit, lui aussi n’avait absolument rien comprit au cas que je lui ai exposé.

Mais le souvenir que je garde de cet entretien, c’est une remarque que cet homme m’a fait sur ce qui défini un psychanalyste, il a résumé cela en deux points : premièrement qu’il ait conduit sa cure jusqu’à son terme – souvenez vous du premier exposé de cette année, c’est-à-dire d’assumer la castration si on est freudien ou de prendre acte du réel de l’incomplétude si on est lacanien – le second point c’est d’avoir lui-même mené la cure d’un patient jusqu’à son aboutissement. Ce sont des remarques que trente ans plus tard j’ai encore en tête même si on peut les considérer comme excessives parce qu’elles posent un certain nombre de difficultés, en effet, si l’analyste se définit par la réussite d’une première cure analytique, cela ne signifie pas qu’il sera toujours en mesure de répéter l’opération avec quelqu’un d’autre et puis évidement, l’autre problème que pose ce principe, c’est qu’il suppose que la réussite d’une analyse dépend de l’analyste, c’est en partie vrai mais si Lacan a inventé le néologisme d’analysant, c’est pour souligner que l’engagement du patient dans la cure est quelque chose de déterminant : le plus chevronné des analystes ne peut rien faire si du côté du divan le patient persiste à dormir et à passer à côté de sa vie.

Ce qu’il faut retenir de cette anecdote, c’est que psychanalyste ce n’est pas une profession, c’est une fonction. Autrement dit que si l’analyste opère à partir d’un savoir – et je vais essayer de le définir ce soir – ce savoir ne lui a pas été enseigné par une université quelconque et que son statut de psychanalyste ne relève pas d’un diplôme reçu d’un centre de formation comme on en trouve un peu partout. A ce titre il y a quelques temps j’avais reçu le coup de téléphone d’un homme que j’avais reçu quelquefois et qui voulait mon conseil sur les formations qui permettraient d’obtenir le diplôme de psychanalyste ; je m’étais contenté de lui rappeler la formule de Lacan qu’il n’y a pas de formation de psychanalyste, qu’il n’y a que des formations de l’inconscient, autrement dit que la condition première pour pratiquer l’analyse c’est d’en être passé par là, mais j’insiste déjà sur un point, pas seulement pour régler ses propres embarras subjectifs, mais pour être en mesure de supporter l’altérité, c’est-à-dire par exemple en ne projetant pas sa propre histoire sur le patient. C’est tout de même un bénéfice qu’on peut attendre d’une analyse, supporter le différent de soi, dans sa propre vie d’abord mais aussi avec les patients qu’on peut accueillir. Il me semble d’ailleurs que lorsque Freud évoque la nécessité pour l’analyste d’être au clair vis-à-vis de la « furor sanandi », la volonté farouche de guérir, cela concerne aussi cette dimension, comment en effet supporter que le patient reste accroché à son symptôme, en jouisse parfois de façon manifeste, tout en s’en plaignant, comment supporter cela sans vouloir précipiter les choses ?

Et puis il y a une autre raison qui rend impérative la nécessité pour quelqu’un d’en être passé par une cure analytique avant de s’y engager comme analyste, c’est d’avoir interrogé ce désir d’être analyste. Qu’est-ce qui pousse en effet quelqu’un à être prêt à supporter une parole non censurée par la bienséance ? « La vie du psychanalyste n’est pas rose – nous dit Lacan - la comparaison qu’on peut faire avec un dépotoir est justifiée, car en effet il faut qu’il encaisse au cours des journées des propos, des discours assurément de valeur douteuse (…), c’est là un sentiment que le psychanalyste, s’il en est un pour de vrai, est non seulement habitué depuis longtemps à surmonter, mais à vrai dire qu’il abolit purement et simplement en lui » (Séminaire « Les psychoses… », séance du 30/11/55). Qu’est ce donc qui peut amener quelqu’un à supporter cette place de dépotoir sans broncher ? Voilà une question à laquelle tout analyste devrait avoir été en mesure de répondre correctement.

On peut donc connaitre la théorie et la technique psychanalytique sur le bout des doigts, on n’en n’est pas psychanalyste pour autant, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de technique psychanalytique – cela n’existe pas – ni de théorie d’ailleurs, des formalisations oui, qui évoluent au fur et à mesure mais rien qui ne soit jamais définitif, on voit bien par exemple combien ce que Freud a formalisé sous le terme de « complexe d’œdipe » valait pour une époque ou la famille existait sous une forme qui tend à disparaitre, cela ne signifie pas que l’inceste et son interdit n’ont plus court, mais les choses prennent d’autres formes.

En somme, il ne peut y avoir une approche technicienne de l’inconscient.

Dans son dernier ouvrage, Gérard Pommier explicite les choses ainsi : « L’inconscient est moins « structuré comme un langage » que comme un poème dont l’infini miroitement est en complète extériorité avec une sentence rationnelle. Il est toujours « étranger et familier » : intérieur. Il est pourtant déjà dehors, cherchant son assonance dans l’étendue des sensations, dans la musique des mots, dans le rythme du corps. Mais lui-même n’est pas au courant, il n’a que faire du savoir des sentences, du complexe d’Œdipe, du décompte des chiffres etc… il s’en fout : il fonce, c’est tout. Dans mon analyse, si j’avais entendu des interprétations « œdipiennes » qui n’auraient pas pris appui sur un poème à deux, elles seraient tombées à côté » (Gérard Pommier, Mon aventure avec Lacan, Galilée 2022, p114)

J’ai précisé tout à l’heure que psychanalyste ce n’était pas une profession, c’était une fonction, et j’ai découvert récemment que le poète Paul Eluard a pû dire la même chose de la poésie, « la poésie, ce n’est pas un métier, c’est une fonction », il s’en expliquait à l’occasion d’une émission de radio en 1947, en soulignant que les vers ne font pas la poésie parce que le poème relève de quelque chose au-delà de la technique poétique en elle-même, c’est une invention qui échappe à son auteur. Lacan, à la fin des années 70, a tenté d’ailleurs de défendre la pratique de la psychanalyse comme un art poétique : « le sens, ça tamponne, mais à l’aide de ce qu’on appelle l’écriture poétique, vous pouvez avoir la dimension de ce que pourrait être l’interprétation analytique » (« L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », séance du 19 avril 1977).

Dans le dernier numéro de la Revue Lacanienne, Gérard Amiel tient à ce sujet des propos très proches et très sévères : « Les praticiens qui se croient au cœur de l’analyse en technicisant son déroulement sont des salauds, car ils récusent ce qui en constitue les ressorts fragiles et véritables. C’est en ce sens qu’il nous est permis d’entendre la formule magique de Lacan du je suis né poème (…), le poème, par quoi je, pourrait advenir ». (La Revue Lacanienne, « Qu’est-ce que vous croyez ! » page 24).

Aborder la psychanalyse comme une poétique, c’est tout de même un peu plus heureux, un peu plus vivant que comme une technique sophistiquée pour explorer les profondeurs de l’inconscient !

Freud pourtant, a pu publier un ouvrage intitulé « La technique psychanalytique » mais cela s’inscrivait plus – me semble-t-il - dans sa volonté de faire école et d’être crédible comme scientifique, que comme une tentative de standardisation qui est incompatible avec d’une part l’objet même de la psychanalyse qui est l’inconscient, mais aussi incompatible avec le dispositif de la cure elle-même, c’est-à-dire l’association libre, parler sans réfléchir, dire comme ça vient.

On pourrait rajouter aussi que si la cure analytique permet de faire avec l’incomplétude, de l’assumer plutôt que s’en défendre, elle doit alors aussi permettre à l’analyste d’assumer l’incomplétude de son savoir et donc d’accepter que face à un patient ce n’est pas notre savoir d’analyste qui est déterminant pour écouter ce que l’analysant vient dire, que ce n’est pas à partir du savoir universitaire de l’analyste que les choses vont pouvoir se résoudre pour un patient.

J’ai souvent évoqué l’association libre comme étant un dispositif que l’on ne retrouve nulle part ailleurs, mais on peut aussi considérer de la même façon le silence de l’analyste, silence qui implique que l’analyste soit en mesure de supporter à la fois le manque induit par son silence, mais aussi bien sûr de ne pas répondre à la demande, d’être manquant à la demande, qu’il soit en mesure de ne pas tenter de combler le patient par des réponses ou par sa consistance et cela ne s’apprend pas mais dépend du parcours de chacun. Ce silence est une invitation adressée au patient à pousser toujours plus loin sa question mais aussi à ne pas chercher à combler l’autre en répondant à ses sollicitations, tel ce patient qui régulièrement me demande de lui poser des questions – il me demande donc de lui faire des demandes - mais qui repère très bien que mes questions lui permettraient de savoir ce qui m’intéresse et de ne pas parler de ce qui lui vient, c’est-à-dire de ne pas s’engager dans la parole. Enfin, le silence favorise la mise en place de l’analyste en place de Grand Autre, c’est-à-dire son effacement comme individu, comme petit autre ; cette place de grand Autre primordial étant celle qui permet d’être au plus près du la dynamique subjective.

Dans sa description du dispositif de la cure, Freud évoque l’attention dite « flottante » de l’analyste, il s’en explique de la façon suivante : « Nous ne devons attacher d’importance particulière à rien de ce que nous entendons (…), on échappe ainsi au danger de choisir parmi les matériaux fournis et de trouver ce que l’on sait d’avance (…), l’analyste doit éviter de laisser s’exercer sur sa faculté d’observation quelque influence que ce soit et se fier à « sa mémoire inconsciente » » (La technique psychanalytique, p62), autrement dit pour Freud c’est l’inconscient de l’analyste qui opère, on pourrait dire aujourd’hui à partir de son savoir inconscient, et pas de son savoir universitaire.

Et puis, on peut ajouter que si l’analyste est en mesure d’assumer l’incomplétude du savoir, cette incomplétude doit aussi s’entendre dans ses enseignements. Lorsque vous assistez à une conférence de psychanalyse, vous pouvez d’ailleurs vous poser à chaque fois la question : cet analyste part-il de sa question, de son incomplétude, de ce qui le concerne, ou bien se contente-t-il de répéter le savoir de ses maitres ? A ce titre, Jean-Paul Hiltenbrand a pu à plusieurs reprises critiquer les perroquets-psychanalystes récitant leur catéchisme. La question bien sûr, est de savoir si vous-même, vous pouvez supporter une conférence trouée, incomplète, ou pas. Il n’est en effet pas dit qu’aujourd’hui un bonhomme comme Lacan pourrait faire école en proposant un séminaire qui ne cherche pas à être compréhensible immédiatement mais qui se construit au fur et à mesure, comme une séance d’analyse, quitte à se contredire d’une leçon à l’autre. Ceci pour vous faire entendre que dans notre monde ou domine le discours universitaire et la technoscience, notre rapport au savoir a changé et que le savoir privilégié aujourd’hui est un savoir performatif, efficace, ou en tout cas qui en a la couleur et l’apparence, un savoir qui se revendique sans trou.

Si je vous ai invité à lire ce texte de Freud « La question de l’analyse profane », c’est parce qu’au-delà du thème de son livre - doit-on être médecin pour pratiquer la psychanalyse - il interroge le savoir qui importe pour pratiquer la cure. Il s’agit d’un texte écrit en 1926 en réponse à la fois à l’accusation d’exercice illégal de la médecine formulée envers un psychanalyste par un juge viennois, mais Freud l’écrit aussi à destination des Américains chez qui se pose la question de l’exercice légal de la psychanalyse. Tout au long de son texte, Freud va soutenir sa thèse en l’articulant par rapport à sa théorie de l’inconscient et à la technique psychanalytique. Il souligne d’abord que le dispositif de l’association libre diffère de la confession en précisant que si dans cette dernière, le sujet dit ce qu’il sait, dans l’analyse « il doit en dire plus » car il existe un savoir qui échappe au sujet, savoir dont l’accès est favorisé par l’association libre et qu’on peut désigner comme le savoir inconscient. On peut déjà relever que le dispositif de la cure déplace le rapport au savoir qui n’est pas du coté de l’analyste mais peut-on dire après Lacan, du côté de la chaine signifiante.

L’association libre signifie aussi que l’analyste ne vise pas la performance, l’utilité, l’efficacité en dirigeant l’entretien par exemple, pour parvenir à un résultat rapide, c’est-à-dire la production d’un savoir, mais fait plutôt le pari de l’inconscient et de son savoir. Cela signifie par exemple que le patient peut s’engager dans des propos apparemment très anodins ou très éloignés de ses difficultés et que tout à coup quelque chose va se dégager qui donne tout son relief à ce qui a été dit précédemment. L’association libre, cela signifie aussi que l’analyste ne vise pas l’éradication du symptôme parce que le symptôme témoigne d’une vérité subjective et que cette vérité subjective – si on guérit le symptôme, par exemple avec un traitement – cette vérité est alors mise sous le boisseau.

Dans le chapitre suivant, Freud souligne d’une part le postulat psychanalytique que le moi n’est pas maitre dans sa demeure , que l’inconscient surdétermine la vie psychique et que par voie de conséquence l’enseignement théorique de la psychanalyse est insuffisant pour la pratiquer, car il s’agit d’un savoir abstrait que seul le passage par la cure elle-même peut transformer ; donc mutation du savoir par l’effet de la cure, transformation d’un savoir qui relève de la connaissance à un savoir qui est passé par les tripes peut-on dire !

On pourrait d’ailleurs se demander en quoi la formation du psychanalyste n’est alors pas proche d’une initiation spirituelle qui elle aussi implique une mutation intérieure ? La différence tient – me semble-t-il – dans le fait que l’initiation spirituelle implique un maitre gardien du savoir, c’est lui qui montre le chemin, la voie bonne et qui peut décider que l’initiation est accomplie, alors que dans la cure, on l’a vu, il y a un renversement au regard du savoir qui est un savoir insu, celui du patient mais aussi que la finalité de la cure – le désir assumé – ne se trouve dans aucun livre de sagesse ou aucune encyclopédie, il ne relève pas non plus d’une technique à appliquer : c’est quelque chose qui relève d’un processus inconscient, qui se construit dans la cure à partir de la parole et qui échappe en partie à l’analyste.

Cette prévalence accordée au savoir inconscient plutôt qu’au savoir de l’analyste a aussi une conséquence, c’est que ce qui importe pour qu’une cure soit possible, ce n’est pas un symptôme – un symptôme on peut toujours en trouver lorsqu’on écoute quelqu’un – par exemple cet homme que je reçois sur l’hôpital et qui me dit presque par hasard qu’il est impuissant mais que cela ne pose aucun problème, ni à lui ni à son épouse car ils ont tout un tas de gadgets et qu’en plus son épouse « n’est pas trop branchée par la pénétration »… c’est d’autant plus un symptôme psychique que le matin au réveil il bande et qu’il lui arrive de se masturber, mais ce qui importe ce n’est pas ça, ce qui importe c’est que de cela il n’en n’a rien à faire, autrement dit c’est un trouble qui ne fait pas question pour cet homme. Or, ce qui importe pour l’analyste à la différence du médecin, ce n’est pas le symptôme, c’est une question et dans le meilleur des cas une question qui crochète l’inconscient, qui suppose un savoir du côté de l’inconscient, donc une question qui concerne la vérité subjective.

Dans les entretiens préliminaires, l’analyste n’est donc pas là pour relever ce qui cloche – par la grâce de son savoir clinique - mais plutôt pour permettre au patient d’advenir à sa question, une question qui suppose une vérité qui lui échappe. Cela peut prendre du temps et peut être plus aujourd’hui qu’autrefois.

J’espère que vous entendez bien que la vérité de ce qui cloche n’est pas du côté de l’analyste – même si le patient peut en faire l’hypothèse – mais du côté de l’inconscient – pour rester freudien – ou dans le champ de l’Autre si on est lacanien, c’est un renversement radical.

Les deux chapitres suivants du texte de Freud semblent s’éloigner de l’objet même du livre puisqu’il est question de la place accordée par la psychanalyse à la sexualité, sexualité de l’adulte et de l’enfant. En abordant cela, Freud est en fait au cœur de la question de l’analyse, puisque ce qu’on peut attendre de l’analyste, c’est que d’une part le refoulement de cette dimension sexuelle n’opère plus autant chez lui comme c’est le cas chez le névrosé, mais aussi que sa cure lui ai permis d’en dégager le caractère fondamental dans la subjectivité humaine et que, par voie de conséquence, il soit en mesure de supporter d’entendre et de supporter les embarras sexuels de ses patients hors de toute morale, mais aussi hors de son propre narcissisme.

Le chapitre suivant revient sur la nécessité pour celui qui souhaite pratiquer la psychanalyse « d’avoir été analysé à fond », autrement dit, au-delà des bénéfices de l’allégement des symptômes, autrement dit – et je fais un lien avec la conférence de Maryvonne Febvin et Marie-Noelle Paret – d’avoir entériné la castration. Mais à cette nécessité qui – je le répète – n’a rien à voir avec une quelconque formation universitaire, Freud rajoute un autre point, c’est écrit-il « une finesse d’oreille pour le refoulé inconscient », ceci appartient précise-t-il « à l’équation personnelle », autrement dit quelque chose qui là encore ne relève pas d’un savoir mais d’une disposition, d’une ouverture de l’analyste au discours inconscient, en terme lacanien on pourrait ranger cela du côté du désir de l’analyste. Ce chapitre cinq souligne encore un autre point qui concerne ce que Freud appelle « le tact de l’analyste », c’est-à-dire sa disposition à ne pas interpréter trop vite en privilégiant plutôt le moment ou le patient pourrait être prêt à entendre correctement les choses, ceci pour éviter le bloc de résistances. C’est un point important qui concerne encore cette question du savoir, en effet l’analyste n’a pas à attendre de son interprétation seule qu’elle ait des effets de vérité, que ce savoir là n’a pas à être fétichisé, qu’il ne vaut qu’à partir du moment – nous dit Freud – « ou le patient s’en est suffisamment approché et n’ai plus que quelques pas à faire ».

Au cours de ce même chapitre, Freud évoque les instituts non universitaires (qui existaient déjà en 1926) et destinés à former les futurs analystes. Ces instituts proposaient un enseignement théorique destiné à connaitre « la psychologie de l’inconscient (…), la science de la vie sexuelle, ainsi que la technique délicate de la psychanalyse », formation conjointe à une cure analytique et permettant selon Freud d’être qualifié pour exercer la psychanalyse. Lacan étant passé par là, peut-on encore aujourd’hui affirmer qu’un institut puisse produire des analystes ? Pour ce dernier en effet la psychanalyse est tout bonnement intransmissible, la conséquence de cela dit-il, c’est que « chaque psychanalyste soit forcé – puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé – de réinventer la psychanalyse » (Lettre de l’école, juin 1979), on pourrait rajouter, réinventer la psychanalyse en son propre nom.

Alors que devrait pouvoir transmettre une école en mesure de former des analystes ? Une poétique de l’inconscient ? Une transmission par la voie de la métaphore ? Une disposition à faire avec le manque au savoir ? Mais le rapport au trou dans le savoir peut-il relever d’un enseignement ou ne peut-il pas n’être que l’effet de la cure analytique ? Plus simplement, les écoles peuvent offrir aux gens de bonne volonté la possibilité de travailler des textes qui permettent de sortir de son propre savoir inconscient, qui n’est pas toujours un bon guide pour écouter l’inconscient d’autrui ! Mais si l’analyste est fidèle à ses maitres (et surtout à leur enseignement), qui lui sert de point d’appui, dans sa clinique il doit pouvoir mettre de coté ce savoir pour écouter correctement. Oublier ce savoir pour entendre correctement, ce n’est pas la même chose que ne pas savoir, c’est un non savoir correctement ordonné, une docte ignorance nous dit Lacan. Les analystes – c’est la spécificité de cette pratique - sont donc formés pour ne pas savoir. Ce rapport au savoir n’est pas un relativisme – qui signifie que tous les savoirs se valent – c’est un refus de savoir trop tôt, trop vite ou de viser le tout dans le savoir – et pour faire un pont avec l’exposé de Gérard Amiel - c’est prendre la mesure que pas plus qu’il n’y a de parole qui dirait le tout, il n’y a pas de savoir qui ferait le tour de l’inconscient, le non savoir du psychanalyste relève donc de la prise en compte du réel de la structure.

Une question reste en suspens : à partir de quel critère un institut pourrait alors délivrer un diplôme de psychanalyste ? Cette fonction peut elle en effet relever d’un diplôme ? Docteur es connaissance de l’inconscient certifié iso 9100 ? Ce qui nous amène alors à ce paradoxe, c’est que si le charlatan est celui qui se réclame d’un savoir qu’il n’a pas, c’est l’inverse pour le psychanalyste : celui qui se réclame d’un diplôme de psychanalyste est à coup sûr un charlatan de la psychanalyse ! Lacan avait tenté de résoudre ce problème en inventant un dispositif – la passe – dans lequel le postulant devait venir témoigner non pas de son savoir mais du fait que sa cure analytique avait fait acte pour lui, c’est déjà pas mal, mais cela ne garantira pas la disposition à conduire correctement une analyse.

Le dernier chapitre du texte de Freud revient sur l’enjeu du livre : le savoir médical est-il nécessaire à la pratique de la psychanalyse ? Freud le reconnait, il est utile pour être en mesure de distinguer ce qui relève du médical et ce qui relève d’une conflictualité psychique par exemple, ceci pour ne pas proposer de psychanalyse à quelqu’un qui présente un symptôme qui n’en relève pas ; Gérard Pommier dans son dernier ouvrage évoque le conseil que Lacan lui avait donné de vérifier les reflexes d’une patiente atteinte de paralysie des jambes. Mais Freud, une fois de plus, souligne que ce savoir là peut aussi venir parasiter l’écoute de l’analyste au même titre d’ailleurs que les études de psychologie peuvent parasiter le psychologue apprenti psychanalyste et le transformer en expert de l’inconscient, c’est-à-dire d’être à côté de la plaque. 

La conclusion de Freud est sans appel : « la formation médicale – on pourrait aussi dire psychologique – me semble un pénible détour pour accéder à la profession de psychanalyste, elle donne certes à l’analyste beaucoup de ce qui est indispensable, mais le charge de choses qu’il ne pourra jamais mettre à profit et elle entraine le danger que son intérêt comme son mode de pensée soit détourné de l’appréhension des phénomènes psychiques ». Le savoir universitaire du médecin est donc un savoir encombrant dont on peut dire – me semble-t-il – qu’il peut être utilisé comme défense, c’est-à-dire au service de la surdité de l’analyste. 

Tout au long de son enseignement, Lacan va marteler aux analystes que leur savoir est ce qui les empêche d’entendre correctement, dans les premières leçons du séminaire sur les psychoses par exemple, il critique la pente du sens, la pente de l’interprétation. Il consacre ainsi la leçon du 16 novembre 1955 à la critique de la compréhension : « Il y a des choses qui se comprennent, qui vont de soi, par exemple quand quelqu’un est triste c’est qu’il n’a pas ce que son cœur désire ; rien n’est plus faux, il y a des gens qui ont tout ce que leur cœur désire et qui sont tristes quand même, la tristesse est une passion qui est complètement d’une autre nature. J’insiste un petit peu, quand vous donnez une gifle à un enfant hé bien ça se comprend, il pleure sans que personne réfléchisse que ce n’est pas du tout obligé qu’il pleure et je me souviens du petit garçon qui, quand il recevait une gifle demandait si c’était une caresse ou une claque ; s’il avait reçu une claque il fallait pleurer et si c’était une caresse il était enchanté ». En somme Lacan souligne la différence fondamentale entre le signe et le signifiant, l’analyste n’est pas là pour interpréter des signes mais pour entendre le signifiant. Un peu plus loin dans cette même leçon, il enfonce le clou « le suicide étant un penchant vers le déclin, vers la mort, il devrait se produire plus facilement au déclin de la nature, c’est-à-dire en automne, mais pourtant chacun sait depuis longtemps que d’après les statistiques on se suicide beaucoup plus au printemps ». Ce n’est donc pas seulement au savoir universitaire que l’analyste ne doit pas faire appel mais aussi au savoir commun, aux choses qui vont de soit et qui risquent de nous emmêler dans des liens de causalité.

Dans la leçon suivante, il aborde à nouveau cela à travers les enjeux de la formation des analystes « C'est une observation que nous pouvons faire dans la formation que nous donnons aux élèves de comprendre la critique de cas, que c'est toujours là qu'il convient de les arrêter, c'est toujours le moment où ils ont compris qui coïncide avec le moment où ils ont raté l'interprétation, par exemple, qu'il convenait de faire ou de ne pas faire. Il y a toujours un moment dans le discours du sujet, (…) où le débutant se précipite pour combler le cas avec une compréhension dont il exprime en général la formule en toute naïveté: le sujet a voulu dire ça; qu'est-ce que vous en savez ? Ce qu'il y a de certain c'est qu'il ne l'a pas dit et qu'à entendre ce qu'il a dit il apparaît à tout le moins qu'une question aurait pu surgir, aurait pu être posée, et que peut-être cette question aurait suffi à elle toute seule à constituer l'interprétation valable, ou tout au moins l'amorcer » (23 novembre 1955). On pourrait rajouter à cela que sans même parler d’interprétation, comprendre trop vite empêche de questionner ou même de manifester sa surprise et de relancer les choses.

A la lecture de tout ce que je viens de vous dire, on peut alors revenir au petit exemple que j’ai donné en début de mon exposé et se dire que le problème dans cette histoire, ce n’était pas que je ne comprenais rien à ce que me disait cette dame, c’est que le fait de ne rien comprendre me semblait être un problème qu’il fallait résoudre ! Aujourd’hui, j’aurai plutôt tendance à penser qu’il faut du temps pour que les choses se déplient et s’organisent et que la compréhension immédiate n’est pas toujours de bon augure.

Il est probable que le terme freudien d’inconscient tel que Freud a pu l’utiliser, a participé à ce rapport au savoir des analystes qu’a critiqué Lacan, tout autant que cela a favorisé une pratique analytique fondée sur l’interprétation, c’est-à-dire au déchiffrage de l’inconscient par l’analyste et qui donc pouvait conduire à cette place supposée d’expert de l’inconscient. Avec ce terme de grand Autre du langage plutôt que d’inconscient, Lacan a permis de dégager la psychanalyse de cela, en privilégiant notre condition d’être parlant et la façon dont le parlêtre tente de se défendre des conséquences de cette aliénation au langage. Il écrit dans son séminaire « Un sujet est psychanalyste, non pas savant rempardé derrière ces catégories dans lesquelles il aurait des tiroirs à ranger les symptômes psychotiques, névrotiques ou autres, mais pour autant qu’il entre dans le jeu des signifiants » (Lacan, « Problèmes cruciaux de la psychanalyse » 5 mai 1965).

Mais le non savoir de l’analyste doit-il être pour autant l’idéal ? On l’a vu, il y a tout lieu de distinguer l’ignorance du non savoir instruit, refus de savoir d’un coté et refus de se reposer sur le savoir de l’autre, ce n’est pas la même chose. Mais demeure alors toujours la question, de quoi doit relever le savoir du psychanalyste compatible avec sa pratique ? Pour sortir de cela, Lacan souligne la disjonction entre savoir et vérité. Dans notre culture technoscientifique, cette disjonction est refoulée puisqu’on y privilégie le savoir comme totalité ; le sens, la compréhension dont parle Lacan dans le séminaire sur les psychoses c’est cela ; alors que la disjonction que souligne et assume la psychanalyse signifie que le savoir est troué et que c’est à partir de ce défaut dans le savoir que peut émerger le sujet de l’inconscient.

A ce titre, l’analyse exige que celui qui vient sonner à notre porte s’interroge sur son symptôme, c’est-à-dire soit dans un défaut de savoir, par exemple « Pourquoi je suis aussi méchant avec les femmes qui sont bienveillantes avec moi ? », c’est la condition nécessaire pour que la dimension de l’inconscient puisse émerger, à partir de ce défaut de savoir, de ce trou dans le savoir. A ce titre, lorsqu’un patient a reçu un diagnostic sur son symptôme et qu’il s’y est identifié, par exemple « trouble bipolaire », cela va lourdement compliquer la tâche parce qu’un diagnostic c’est un bloc de savoir parfois très difficile à entamer.

On peut rajouter que ce défaut de savoir qui conduit un patient à venir consulter est aussi la condition nécessaire pour qu’émerge le transfert symbolique. Le transfert qui importe dans la cure, ce n’est pas celui sur l’analyste, ce n’est pas d’être amoureux de son analyste, cela c’est le transfert imaginaire, c’est le transfert au savoir qui importe et c’est à partir de ce transfert au savoir que la cure peut s’engager.

J’ai insisté tout au long de cet exposé sur l’hypothèse freudienne qui est celle du savoir inconscient. La notion d’inconscient n’a pas été inventée par Freud mais lui a insisté sur sa surdétermination dans la vie psychique ; l’inconscient est notre maitre, un maitre implacable qui peut nous mener à un train d’enfer et ce d’autant plus qu’il n’est pas repéré comme tel. Ce maitre, on peut le désigner comme un bloc de savoir, c’est un bloc de savoir primitif qui surdétermine le sujet et en plus, nous dit Jean-Paul Hiltenbrand, c’est un bloc de savoir bête, organisé pour ne rien savoir du tout ! Il est, dit-il « organisé contre toute nouveauté » (29/11/95). Le refus de savoir, la surdité du patient à ce qui lui est dit en séance font partie du quotidien des analystes, à ce titre, Lacan a pu parler de la passion de l’ignorance qui n’est pas un refus au regard du savoir mais – on y reviens - au regard de la vérité.

Donc bloc de savoir qui est à la fois notre malheur parce qu’il nous contraint à la répétition, nous rendant inapte à appréhender les choses correctement – souvenez vous de la question de cet homme « pourquoi suis-je méchant avec les femmes qui sont bienveillantes avec moi ? », mais bloc de savoir qui présente néanmoins un avantage : c’est qu’il permet au sujet de se sentir chez lui, c’est un bloc de savoir familier, notamment au regard du lien avec le grand Autre primitif.

Ce savoir inconscient, on peut le désigner comme un texte, un texte qui s’est constitué primitivement en réponse au fait que l’être parlant est en défaut d’un savoir qui lui permettrait de guider son existence. Ce savoir chez l’animal c’est l’instinct, c’est lui qui lui permet d’agir sans hésitation, c’est sa boussole, mais chez l’homme l’instinct fait défaut. Donc défaut d’un savoir qui va conduire à la constitution d’un savoir inconscient qui est un texte composé à partir des traumas, des jouissances primitives, de la place d’objet que l’enfant a occupé au lieu de l’Autre, des signifiants privilégiés, des idéaux, c’est un savoir sur le manque, sur le désir aussi, c’est aussi un savoir d’ordre sexuel et pour être un peu plus précis, c’est un savoir coloré par la dimension de l’inceste primitif. Mais j’insiste sur un point, ce n’est pas un savoir organisé, c’est quelque chose de brut, c’est un assemblage, c’est un ensemble disparate de traces.

Nous sommes donc habités par des traces que nous méconnaissons, qui nous organisent et nous orientent plus ou moins dans l’existence.

C’est le fait qu’il s’agisse d’un savoir primitif articulé aux jouissances primordiales du sujet qui le rend si rétif à la nouveauté et donc – je reviens là sur la formation des psychanalystes – c’est lui qui rend si difficile la prise en compte d’un nouveau savoir issu d’un enseignement, parce que ce nouveau savoir va venir déranger les intuitions primitives et le savoir sur la jouissance, donc ce savoir inconscient est rétif à tout changement, « Le savoir instauré dans le sujet par la jouissance primitive est organisé contre tout désir de savoir autre chose » (Jean-Paul Hiltenbrand, « Note sur la transmission et la nature du savoir », La célibataire n° 31), on touche donc là aux limites de l’enseignement qui est hétérogène avec ce savoir primitif. Cette difficulté ne se limite d’ailleurs pas à l’enseignement de la psychanalyse, les infirmières chargées d’informer les jeunes gens sur la sexualité par exemple se heurtent très souvent au savoir sur le sexe que l’enfant s’est construit primitivement et qui persiste chez l’adolescent, le mettant en grande difficulté pour prendre en compte un savoir rationnel et médical.

Alors au bout du compte, une psychanalyse permet-elle de mieux se connaitre ? De mieux connaitre son inconscient ? Je pose les questions de cette façon parce qu’il arrive que certaines personnes se présentent la première fois avec de telles demandes. Pourtant, vingt ans d’analyse ne produisent jamais un savoir totalisant, ni du côté de l’analyste qui n’a jamais accès à la totalité de l’inconscient de son patient, ni du côté du patient lui-même dont Lacan disait en 66 – dans son petit discours aux psychiatres – « qu’une analyse, ça consiste à découvrir que nous ne sommes pas transparents à nous même »,

Une cure analytique, on peut la désigner comme un long travail de lecture de ce texte inconscient, de ces traces, un décryptage, une analyse ce n’est pas débaler sa vie, c’est l’analyser, essayer de comprendre ce qui se passe, pour saisir les pourquoi et les comment. L’analyse n’efface pas les traces primitives, elle permet d’avoir un rapport différent à ce texte initial et donc d’être en mesure de s’inscrire différemment au regard de la nouveauté et de l’altérité sans avoir à toujours répéter la même vieille partition.

Parler sur le divan en acceptant de dire des conneries – l’association libre c’est cela – c’est donc se laisser surprendre par l’émergence des traces refoulées qui déterminent mon action et ma lecture du monde, « l’inconscient c’est l’infantile en nous » disait Freud. A force de revenir sur ces traces, de les relire, de les analyser, de les décortiquer, quelque chose va pouvoir s’écrire différemment : une cure analytique, c’est le lieu ou ce savoir inconscient peut être articulé.« Une cure analytique ressemble à une sorte de mise en musique destinée à accorder les fausses notes. Mais faut-il pour cela que celui qui écoute soit une sorte de poète ? Il entend dans la prose de celui qui parle, la discordance, le bafouillage, la dysharmonie cachée et il fait rimer de travers le mot d’aujourd’hui avec une image de l’enfance » (Gérard Pommier, op cité p110).

Le but d’une analyse ce n’est donc pas de se connaitre parce que le rapport à la connaissance suppose toujours une objectivation et que la disjonction entre savoir et vérité fait que là ou vous croyez savoir il restera toujours un réel. Une cure analytique ne permet pas non plus de savoir « qui on est vraiment », c’est-à-dire qu’elle ne résout pas la question de l’être qui est une question narcissique. Le but d’une analyse c’est très concrètement de ne pas passer à côté de sa vie en occupant la place que l’on a à occuper au regard de son sexe. Ce réagencement subjectif – et il peut y en avoir tout au long d’une cure – n’est pas lié à un gain de savoir, cela ne relève pas d’une connaissance car ce sont des registres totalement hétérogènes, il peut d’ailleurs arriver qu’un patient dise que quelque chose a changé chez lui sans qu’il soit en mesure d’expliciter les choses.

Et puis il y a une autre raison – structurelle celle là – qui fait qu’une analyse ne rend pas moins opaque l’inconscient, c’est que le sujet de l’inconscient n’est pas accessible comme tel, il est forclos et le seul moyen pour qu’il puisse se manifester c’est à travers sa représentation, à travers l’objet cause du désir, l’objet petit a, l’objet manquant. C’est donc à travers cette dynamique du désir que peut se représenter le sujet de l’inconscient, pas du côté d’un savoir qui relève d’une momification. Je parle de momification parce que le savoir en excès momifie, il nous arrive de recevoir des gens qui souffrent d’une inflation de savoir, pas un savoir culturel mais un savoir sur eux, sur les autres aussi, c’est un savoir qui n’est pas toujours repéré par le patient lui-même mais qui envahi toute la scène et qui ne leur laisse plus de place pour exister, certaines analyses ratés ou inachevées peuvent conduire à cela, certaines études de psychiatrie ou de psychologie aussi. Ce dont vous devez prendre la mesure ce soir c’est que le sujet de l’inconscient - c’est-à-dire celui qui importe pour la psychanalyse - ce sujet-là n’existe qu’à partir des zones d’ombre. Je reviens là sur ce clivage entre savoir et vérité, Gérard Amiel a une très jolie formule qui résume cela : « la vérité ce n’est pas le vrai ou le faux, la vérité c’est ce qui parle à partir de ce qui manque » (séminaire « Etude ordonnée de l’Autre inconscient à partir de l’œuvre freudienne », séance du 18/11/16, inédit).

Alors bien sûr qu’une cure analytique produit aussi un savoir puisque le dispositif permet au patient de bonne volonté de se mettre en position d’interroger sa place, sa place dans le présent de son existence mais aussi dans son histoire. Dans un texte de 1953 Lacan écrit de très belles phrases à ce sujet : « L’anamnèse n’a rien à faire avec le mythe bergsonien d’une restauration (…), il ne s’agit pas pour Freud ni de mémoire biologique, ni de la paramnésie du symptôme, mais de remémoration, c’est-à-dire d’histoire, (…) Soyons catégoriques, il ne s’agit pas dans l’anamnèse psychanalytique de réalité mais de vérité (…), c’est bien cette assomption par le sujet de son histoire, en tant qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre, qui fait le fond de la nouvelle méthode à quoi Freud donne le nom de psychanalyse » (Ecrits P256). Cette relecture subjective du passé n’est pas là pour désigner des coupables mais pour en dégager un savoir qui concerne autant le passé que le présent du sujet.

A ce titre, le petit texte de Laurence Bataille que je vous ai invité à lire illustre bien ce travail de détricotage de la patiente à partir d’un souvenir d’enfance et des incohérences de son récit, avec en arrière fond la question de la place qu’elle occupait pour l’autre mais aussi de la place qu’elle voulait occuper. Il ne s’agit pas pour elle de produire un souvenir objectif de son enfance mais de dégager ou était son désir et ou était sa jouissance et peut être de se dégager de sa plainte. L’enjeu d’une cure ce n’est pas de revenir sur le passé pour se désigner comme victime, mais d’en repérer les dynamiques, de lever le refoulement sur ce qui a été éprouvé mais pas énoncé et au-delà de tout ça, d’en passer par ces personnages primitifs pour dégager dans la structure une demande et un rapport à l’Autre primordial qui reste toujours d’actualité. Lors d’une soirée récente sur Grenoble, Gérard Amiel a eut cette jolie formule « revisiter le passé pour faire du nouveau ».

Pour répondre à ma question initiale, une cure analytique produit effectivement un gain de savoir c’est une évidence, par exemple sur son symptôme, mais si l’opération devait se réduire ça cela n’aurait strictement aucun intérêt et surtout cela n’aurait aucune conséquence fondamentale. Le gain de savoir est de surcroit à la mise en place d’un manque structuré – ce qui a été évoqué la dernière fois - c’est la castration dont parlait Freud et qui vaut autant pour un homme que pour une femme, mais la castration, cela ne signifie pas un savoir-faire ou un « faire avec » le manque, c’est que le sujet de l’inconscient ne peut exister qu’à partir de cette faille, il n’existe qu’à partir de ce qui fait défaut au savoir.