Les destins du désir de la mère constituent une question qui nous plonge dans un certain malaise. Il apparaît très vite que nous ne pouvons sans doute pas étudier ce destin de la manière dont FREUD a étudié celui des pulsions. Il n'est pas aisé, en effet, de parler du désir de la mère fusse en essayant d'en suivre sa destinée, c'est-à-dire dans ce que nous pourrions en repérer après coup dans ce que viennent nous dire nos patients.

Question malaisée car il ne s'agit pas d'un symptôme, mais justement d'une instance à dissocier constamment de la plainte et de la revendication voire de l'amour que nous pouvons porter à la personne de la mère. Il s'agit d'une instance inconsciente qui articule un discours qui ne peut ex-sister qu'à la condition de sa rature même. Comment en parler alors si sa mise en jeu ne se fait qu'au prix de sa rature, si une parole désirante ne s'origine que de son élision ?

Le risque est grand — dont nous ne sortirons peut être pas — de tenter pour en repérer un bout de positiver cette instance, alors que son bon fonctionnement implique cette élision qui la maintiendra d'autant plus présente qu'elle fore l'intaille d'où se structure et prend forme toute position subjective, toute position désirante.
Désir de la mère, instance structurante pour le petit d'homme à la condition de son opposition à un autre désir, celui du père. Et dans cet affrontement, celui qui est censé l'emporter pour le bon fonctionnement du sujet, c'est celui du père.

Lacan nous a permis de sortir, de nous libérer de la personnification, de l'imaginaire du papa et de la maman, en proposant l'écriture de la Métaphore Paternelle :

Formule

Cette écriture repère désir / nom du père et désir de la mère comme la mise en jeu de purs signifiants, c'est-à-dire qui n'opèrent que par leur seule différence. Elle rend compte et formalise ce Réel indicible, et le dégage de nos affects d'amour ou de haine pour une mère — ou pour un père, mais ici pour une mère - dans tout l'attachement passionné que peut supporter celle qui donne la vie et surtout qui nous précède dans l'ordre des générations. Elle propose une identification autant Réelle qu'Imaginaire, épousée ou rejetée, mais dont il est difficile de se déprendre, et le divorce forcé ne va en général pas sans conséquences.

Dans le petit Robert à propos de cette locution « à corps perdu » il est donné cette illustration : « Je me jetai à corps perdu dans ma passion », y soulignant le caractère de fougue et d'impétuosité bien propre à la passion, bien propre à la passion dans le sens d'un lien de souffrance et de passivité vis-à-vis de l'Autre.
Identification au discours de l'Autre en tant qu'il peut venir présentifier, positiver l'objet que devient alors l'objet de ma passion. Vœu d'une présence réelle, comme ces patientes qui ne supportent ni la coupure d'une fin de séance, ni l'éloignement de l'analyste, souhaitant passionnément une présence réelle.

Si nous mettons ce petit a entre parenthèse, nous pouvons entendre autrement cette locution, nous pouvons l'entendre dans le sens où ce petit a viendrait justement marquer une soustraction, une élision par rapport au corps — corps réel et corps du discours/corpus — ce qui nous permet de lire et de dire : un accord perdu.

La difficulté qui en résulte est d'autant plus grande que c'est de ce jeu de présence/absence, mis en évidence par Freud dans le jeu de la bobine, du fort/da, que se met en place le symbolique, pur jeu signifiant. Dans la métaphore paternelle « le désir de la mère » est bien la première symbolisation de son absence. Absence/présence, creux, cupule autorisant la rature, la barre, et permettant d'y supposer une lettre, puis un objet. De cette transformation par le jeu de la métaphore paternelle, le désir de la mère peut devenir le désir de l'Autre barré.

Il y a peut-être une représentation de cette disposition structurale. Il s'agit d'un tableau que nous avons souvent sous les yeux puisqu'il est en couverture du dictionnaire de psychanalyse de Roland Chémama et de Bernard Vandermersch, c'est un tableau de Salvador Dali de 1936 qui s'intitule : personnages invisibles, et qu'il est une deuxième mouture du tableau les rochers du llané peint en 1926.
Dans le premier tableau, le décor est inchangé et surgit des flots le bel objet, une belle jeune femme. Dans le deuxième tableau qui évoque la disposition d'une séance d'analyse, les personnages sont en creux, intaille. Dans le creux du divan on repère une forme plutôt féminine et quelques traces indistinctes au lieu du sexe. A ce moment qu'importe le corps et le bel objet, il s'agit de la trace qui va venir habiter cette cupule et l'animer.
Cette chose allongée, ce corps ne devient signifiant, ne fait corps que de son absence, lettre réelle qui ne supporte le désir que dans la mesure où le sujet ne la possède pas.

Peut-on rendre compte du désir de la mère alors que, intime et élidé, il ne peut que s'exprimer en filigrane, en creux dans ce qui articule le discours des personnes qui viennent nous parler, mais également il articule et soutient en filigrane ce que nous pouvons entendre.


Il y a deux ans, à l'occasion des journées de Chambéry : « Aliénation- séparation, qu'apprend une fille avec sa mère ? », j'avais évoqué quelques traits d'une jeune patiente, soulignant comment elle était embarquée dans le désir de sa mère et, comment aliénée à cette vérité, il n'y avait plus aucune possibilité pour elle d'une mise en jeu, d'une mise en circulation de ce qu'il en serait de son propre désir, sinon à essayer désespérément, « à corps perdu », d'être cet objet au lieu maternel.
A corps perdu au sens propre puisque cette jeune femme avait contracté, à la suite d'une répétition de rencontres malheureuses, une séropositivité au virus du sida.
Elle a pu s'engager depuis dans une relation avec un homme avec qui elle espère « construire sa vie » selon son expression, et malgré tout avoir un enfant. Or cet homme a une fille d'une précédente union, et il connaît par ailleurs bien sa mère car il habite dans le même immeuble.
Elle s'insurge contre le désordre qui règne là, désordre au sens propre et figuré, un désordre comme chez sa mère. « Des ordres » dans une situation ordonnée par une même disposition…

« Finalement qui suis-je si lorsque sa fille est présente, il n'y en a que pour elle ?
Quand sa fille est là je ne compte plus il inverse les rôles, sa fille on dirait sa femme, il y en a que pour elle…»

Cette inversion se précise lorsqu'elle dit :

« J'ai l'impression de ne pas être à ma place, j'aimerais disparaître le matin quand elle est là. On dirait qu'il aime que je sois là avec lui et sa fille pour le regarder et l'entendre l'aimer. »

Répétition d'une scène passée, plainte inépuisable où elle était conviée comme elle peut l'être encore maintenant à regarder sa mère qui requiert sa présence, son regard au moment où elle écoute et prodigue tous les signes d'une attention bienveillante et aimante à son frère ou sa sœur plus jeune… ce qui continue à lui faire se demander la raison de ces visites si fréquentes chez sa mère dont elle ressort si mal, pour gagner l'appartement de son ami où son regard se trouve convoqué de la même manière, et où elle n'a plus alors qu'à disparaître dans une mise en application de cette formule du fantasme : S(barré) ◊ a, lorsque l'objet apparaît, le sujet disparaît.
Des ordres, lorsque cette patiente répète cette scène, elle répète ce qu'il en serait d'un désir de la mère enfin établi et non pas tel qu'il fonctionnerait comme pur signifiant élidé par le jeu de la métaphore. Du coup aucun terme ne choit, aucune substitution n'est possible puisqu'elle ne suppose pas ce qu'il en serait du désir de l'Autre, mais qu'elle sait quel objet la convoque et l'ordonne dans sa relation à sa mère : son regard.
De son père qui est mort elle garde très peu de souvenirs, mais surtout que l'on ne pouvait pas s'exprimer :

« J'ai toujours cru que parler c'était crier ! »

La seule fois où elle met une jupe, il lui crie après, lui signifiant qu'il était hors de question qu'elle puisse être l'objet d'un regard. Elle l'entend comme une exclusion d'une position féminine — se faire l'objet du regard de l'Autre - alors que bien entendu elle se trouve alors l'objet du regard de son père et même de toute son attention, ce qui permet donc bien à cette métaphore de fonctionner dans une opposition signifiante entre le désir de la mère et celui du père, lui permettant de s'autoriser d'un désir manifesté par cette jalousie exacerbée vis-à-vis de sa mère et vis-à-vis de son ami :

« C'est vrai des fois j'en suis jalouse de cette petite car quand elle est là je n'existe plus ou très peu, toute son attention est sur elle, pour elle, j'en suis jalouse et j'ai envie d'avoir un enfant. »

Elle dénonce alors cet homme qui ne l'entend pas, puisque à son vœu d'être mère il oppose, sinon un refus, tout au moins un délai que cette femme du fait de son âge a du mal à ne pas entendre comme une fin de non recevoir.
Constamment elle interpelle le désir de l'Autre, et la place qu'il lui accorde dans son désir ou l'absence de place. Cependant, en aucun cas ce qui peut lui être signifié par cet homme, par « son homme », ne vient faire arrêt, dans un refus de toute élision, dans un refus de prendre en compte un certain réel (âge et séropositivité). Elle appelle cet objet qui viendra enfin signer son identification à sa mère, identification imaginaire autour de l'objet positivé, volonté de faire triompher le désir de la mère et non pas le désir de l'Autre, de l'Autre sexe.

Et c'est dans ces dispositions qu'elle rencontre un soutien inespéré :

« Je suis trop heureuse, je vais bientôt essayer d'avoir un enfant, j'ai été voir la gynéco, elle m'a tout donné, mon copain est d'accord ! »

De cette position scientifique surgit, pour elle, le lieu de tous les dons ou tout au moins de tous les possibles ! C'est la gynéco qui lui donne tout !
Devant ce tout inentamable et par ce tout elle va trouver accord. Cet accord permis scientifiquement dénonce la perte, la chute de l'objet qui lui permettait d'engager son désir dans le sens où le désir du sujet c'est le désir de l'Autre.
Cette parole sociale d'expert qui peut « tout donner » vient dangereusement la ramener vers un désir de la mère, dont le destin serait enfin d'être mis en acte, et le bonheur serait de venir prouver son efficace en jetant aux orties le désir d'un Autre barré. Ce qui nous permet de mesurer combien un discours s'appuyant sur une parole d'expert, un certain discours scientifique, peut venir positiver ce désir de la mère ou tout au moins en refuser l'élision.

Quelles en sont les conséquences dans le destin de cette patiente ?

A tout le moins une exacerbation de sa jalousie par rapport à cet objet positivé dont elle est privée : l'enfant, et ce statut de privation qui est donné à l'objet l'engage dans une revendication de plus en plus radicale dans un registre paranoïaque.

Pourquoi est-ce si difficile pour le sujet de se déprendre de cette réponse qui enfin viendrait lui signifier sa vérité… véritable chant des sirènes appelant à tous les naufrages, accord véritable, enfin sans rature et sans aucune chute de l'objet et donc pour finir, enfin sans s'encombrer d'un désir ?!
Jean Paul Hiltenbrand nous rappelait dans son séminaire de 1997-1998 « Métaphore et Vérité » que la lecture oedipienne classique masque cette chute en en faisant un interdit, et donc en la rendant toujours possible par la personnification, ce qui ouvre la porte à la paranoïa commune.

(a) corps perdu, dans cette locution qu'est ce qui est perdu ou quel est le corps perdu si ce n'est le corps perdu de la mère, le corps du désir de la mère comme le corps du délit, pour que le sujet puisse entrer dans la dialectique du désir de l'Autre, dans la dialectique du désir et de la demande, c'est-à-dire entrer dans une relation symbolique à un partenaire à un travail…
Cette entrée, cet engagement ne peut être possible qu'au prix de la chute de l'objet métonymique du phallus tel qu'il apparaît dans la partie droite de la métaphore paternelle.
Mais il semble que pour une femme - et peut être davantage pour certaines qui, comme le dit Freud dans Pour introduire le narcissisme, ont engagé leur libido de ce côté narcissique - cette chute ne soit jamais assurée, et qu'il soit toujours possible dans un avenir proche ou lointain d'en révéler et d'en manifester l'objet, comme s'il était nécessaire de toujours venir se rassurer sur cette présence, se réassurer sur cette place.
Ceci peut pousser alors, comme pour cette patiente, à régulièrement venir chercher du côté du désir de la mère, qui peut être personnifié par une autre femme ou par le discours social ou parfois par un homme, à venir chercher à tenir un objet qui viendrait répondre présent.
Ou bien s'il faut se résoudre à ce que cet objet soit perdu, ce qui est le propre de l'organisation d'une névrose, cet objet serait bel et bien perdu pour tout le monde mais certains auraient le mode d'emploi, un vrai savoir sur cette perte ou sur cette chute.

Quel destin pourra être celui du désir de la mère si nous construisons un discours social qui s'en empare de telle sorte qu'il pourrait fonctionner dans un continuum ou désir de la mère et désir du père s'équivaudraient, et ou la seule ressource qui serait laissée au sujet serait de s'emparer de cet objet du bonheur, de la bonne rencontre enfin réalisée gommant par là toute confrontation à un Autre ! Rien dans cette transparence ne serait plus indicible.

Nous participons malgré nous à cette mise en place, alors que ce sont bien de ces traces en tant qu'elles manifestent l'absence que l'on peut, peut être, commencer à inventer. Différence entre un statut métaphorique de l'objet cause du désir et non pas métonymique, puisque de ce côté rien ne peut être attendu qu'une répétition exacerbée d'une plainte jalouse alimentant notre paranoïa commune.

Dans le cheminement de la position hystérique de cette patiente, nous pouvons repérer ses efforts constants pour se déprendre de la figure maternelle, de son discours qui vient se coller, oh combien facilement sur cette rature, sur cette perte définitive, désir ou demande d'une mère dont on peut alors se saisir et qui obture le « désir de la mère » en jeu dans la métaphore paternelle qui ouvre au discours de l'Autre.

Le don de l'enfant, tous les dons promis par cette parole scientifique — ici médicale - destitue, désavoue la mise en place opérée par la métaphore paternelle, et donne à sa plainte une légitimité qui l'inscrit davantage encore dans un système paranoïaque dont elle ne semble pas pouvoir sortir malgré ses vœux et le repérage qu'elle en fait.

En conclusion je dirais que la différence entre les deux tableaux de Dali tient justement en cette chute de l'objet dont il ne reste que l'intaille. De ce moment une parole et un discours s'énonce et circule alors dans le jeu de la demande de du désir adressé à celui qui est là, Autre, et qui peut l'entendre, et non pas celui qui propose une réponse.

ROCHERS DU LLANE- Premier état, 1926

Rochers du LLane

Composition surréaliste avec personnages invisibles (deuxième état de « Rochers du llané »), vers 1936

Rochers du LLane