J'aborderai la problématique du don dans l'anorexie mentale de la jeune fille, je m'appuierai sur les remarques que fait Lacan dans son séminaire sur la relation d'objet à un moment où il aborde la question du don, pour ensuite essayer de montrer en quoi elle pourrait nous éclairer sur une certaine place que prend le don aujourd'hui.
D'abord un rappel : dans son « Essai sur le don » M. Mauss signale que potlatch veut dire essentiellement : nourrir, consommer. Certains auteurs le traduisent par nourrisseur et plus littéralement, place où on se rassasie, donc même si ce ne sont pas des sens exclusifs, nous retrouvons pour potlatch, le sens de don et d'aliment.

En tant que donateur, Lacan nous invite à distinguer la fonction du père et la fonction de la mère. Le père est celui qui est chargé de donner symboliquement l'objet manquant. Le phallus paternel conçu donc comme objet de don et il ajoute que c'est la première institution du don. En même temps il précise qu'au niveau du phallus rien ne peut fonctionner comme objet de don car l'objet du don est cessible. Or le phallus n'est détachable que dans la métaphore, ce qui fait que pour que le sujet entre dans les échanges, il faudra que le phallus soit élevé à ce qu'il appelle la dignité du don. Il est bien sûr habituel de dire que le phallus ne se donne pas, il se transmet, de façon assez bizarre d'ailleurs puisque c'est par l'opération de la castration. En même temps Lacan précise que le désir vise le phallus en temps qu'il doit être reçu comme don, et, pour cela, il faut qu'il soit porté au niveau du don présent ou absent. C'est cette opération qui fait entrer le sujet dans la dialectique de l'échange. Le don est essentiel à la relation à l'Autre mais comme symbole, c'est une métaphore. Lacan précisera plus tard que la métaphore du don est empruntée à la sphère anale. Pour l'enfant le scybale est le cadeau par essence en tant que don de l'amour.
L'objet a fonctionne comme objet de don car il tente de répondre au trou phallique, par contre il n'y a pas de trace de don dans l'acte génital. Le phallus est l'instrument dans l'échange de l'ordre symbolique en tant que c'est le signifiant qui peut incarner le manque dans une relation d'ordre. Ce qui fait que la fille qui n'a pas le phallus symboliquement peut l'avoir car il peut lui être donné. Nous verrons plus loin comment nous pouvons entendre cela. En ce qui concerne la fonction de la mère comme donatrice, il y a d'une part les objets du besoin qu'elle donne à l'enfant sous la forme de son sein et puis il y a les dons qui sont signes d'amour, que la mère donne ou ne donne pas. Le don est signe d'amour, c'est-à-dire qu'il y a un au-delà du don. Ce qui est fondamental pour l'enfant c'est le « être aimé » donc l'au-delà du don.

Le don est symbolique, c'est-à-dire qu'il se constitue comme symbolique à partir d'un acte qui dans un premier temps l'annule et c'est dans un deuxième temps qu'il apparaît comme signe d'amour. A propos du symbolique, précisons que, pour la psychanalyse, le symbole est symbole d'un manque et non d'une présence ou d'une puissance, il est donc différent du symbolique de l'ethnologie ou de l'anthropologie. C'est un point important pour essayer de répondre à la question d'Alain Caillé sur la coexistence du don et du symbole. Pour Mauss il y a une équivalence entre le don et le symbole mais dans le don il y a une présence ou un esprit. Dans son essai sur le don, il se demande quelle force il y a dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend. C'est le problème auquel il s'attache avec le plus de force.
En ce qui concerne la mère comme donatrice, le don se manifeste à la suite de l'appel à la mère. L'appel se fait entendre quand l'objet d'amour n'est pas là ; quand il est là, il va se manifester comme n'étant essentiellement que signe de don, c'est-à-dire comme amour, c'est-à-dire aussi comme rien en tant qu'objet de satisfaction. Là encore c'est en tant que le don est d'abord repoussé puisque n'étant rien qu'il peut ensuite surgir comme signe d'amour, c'est-à-dire comme don symbolique.
C'est le jeu du symbolique et qui est décevant, ce qui fait que la frustration d'amour peut pousser l'enfant par compensation vers la satisfaction du besoin. Il y aura alors une substitution de la satisfaction du besoin à la place de la satisfaction symbolique. Et cette substitution entraîne en elle-même une transformation puisque c'est l'objet réel qui devient le signe de l'exigence d'amour, mais cette exigence d'amour par contre, elle, est une quête d'ordre symbolique. Il y a donc un renversement d'ordre symbolique. Ce n'est pas l'objet qui prend une valeur symbolique, c'est l'activité qui permet à l'enfant d'entrer en possession de l'objet. Ce sera par exemple l'activité orale qui prendra une valeur symbolique.

Dans l'anorexie mentale c'est avec le rien que va s'effectuer cette substitution. C'est le rien qui fait de l'oralité ce qu'elle devient dans l'anorexie. L'anorexie ce n'est pas ne pas manger, ni ne rien manger, c'est un : manger rien. Et ce rien est quelque chose qui a une existence sur le plan symbolique car ce qui est aimé dans l'objet d'amour c'est quelque chose qui est un au-delà, c'est à dire rien mais ce qui ne l'empêche pas d'être là symboliquement. Alors si le rien est un symbole, non seulement il peut être là mais il doit être là. L'anorexie a ainsi la particularité de nous montrer qu'il n'y a pas besoin d'un objet réel pour réaliser la substitution, puisque c'est le rien qui vient à cette place et permet la substitution. Ce n'est cependant pas le rien pour rien que Lacan dit être au principe de l'échange.
Ce renversement qui introduit le jeu symbolique dans l'activité orale aura comme conséquence que la mère qui n'était que simple présence ou absence, avec une certaine irréalité puisque étant surtout le lieu ou l'exigence d'amour est adressée, va devenir un être tout à fait réel. Un être réel qui peut tout, tout donner ou tout refuser. Et c'est de la toute puissance maternelle que dorénavant va dépendre le don. Ce renversement met ainsi en place une relation imaginaire entre l'enfant et sa mère, ce qui va permettre tout le jeu de la projection et de son contraire, du coup quand l'enfant mange rien, il inverse en son contraire la dépendance à la toute puissance maternelle, dorénavant c'est elle qui va dépendre de lui. C'est le pouvoir que détient l'enfant contre la toute puissance de la mère.

Alors qu'est ce qui peut pousser l'anorexique dans une substitution de satisfaction qui peut avoir de si graves conséquences puisqu'elle peut aller jusqu'à la mort ? Je vous propose de considérer l'anorexie de la jeune fille comme un mode de rapport privilégié au phallus maternel où la question du don est en jeu. Nous avons dit que la fille, symboliquement, n'a pas le phallus mais elle peut le recevoir du père si elle donne un enfant qui prend alors le statut de substitut du phallus suivant la loi de l'échange symbolique. La femme entre dans la chaîne symbolique par l'intermédiaire du phallus symbolique. Elle se donne en échange de ce qu'elle reçoit et ainsi l'ordre symbolique lui permet une place et une valeur. La fille attend le phallus de sa mère puis de son père mais c'est en tant qu'elle va y renoncer sur le plan de l'appartenance qu'elle pourra l'avoir comme don du père et en échange se donner ou donner un enfant. Donc, si on suit Lacan, nous pouvons dire que le phallus entre dans la dialectique du don qui oblige à le recevoir et à le rendre, c'est la logique ternaire du don de Mauss. Nous pourrions alors proposer que le lien entre le don et le symbole est le phallus symbolique en tant que manque.
C'est cette logique ternaire que refuse l'anorexique, pour lui substituer une logique binaire, c'est-à-dire que le don ne s'effectue plus sur un plan symbolique mais sur un plan imaginaire. Précisons que pour cela, il y a d'abord eu un renversement qui, lui, est de nature symbolique.
Et c'est à partir de cette affection dont la fréquence augmente de façon préoccupante que je vous propose de nous interroger sur le statut du don aujourd'hui.

A propos de la logique ternaire du donner, recevoir, rendre, Alain Caillé propose de reformuler certaines catégories de la nosographie psychiatrique dans le vocabulaire du don. Il y aurait à présumer qu'il y a pathologie lorsque ce qui devrait être cycle se scinde chez le sujet en des moments qui ne communiquent plus. Pour pousser un peu les choses, avançons que lorsque le cycle se scinde, c'est-à-dire qu'il y a une défense contre ce cycle du don, alors le don en tant que don symbolique est à la place du manque symbolique comme dans l'opération de défense contre la castration, ce qui confirme que le don tire ses effets du fait qu'il y a un au-delà du don. Au début, c'est la mère, la mère primordiale, qui est supposée être le support de la signifiance phallique et serait donc susceptible de le donner. C'est l'opération qu'elle peut être tentée de réaliser avec sa fille et la voie orale sera alors la voie privilégiée pour réaliser sur un axe imaginaire cette transmission voulue par la mère. La particularité de l'anorexie mentale c'est que la jeune fille va participer activement à la réalisation du vœu maternel, être une toute puissante donatrice célébrée par la fille. La jeune fille y participe activement ou même en prend l'initiative. Pour cela, elle va privilégier une relation duelle mère fille qui exclue le père. Elle peut refuser d'attendre l'objet du père ou d'un homme et se sacrifier à célébrer la toute puissance maternelle, il y a alors un déni du nom du père. Au vœu maternel d'être une donatrice toute puissante répond le sacrifice de la fille qui n'aura pas d'autre choix que de refuser l'objet puisque sinon elle l'enlèverait à sa mère dans la réalité, ce qui la détruirait comme toute puissante puisqu'il peut s'agir, comme le montrent les travaux de Mauss chez le peuple Baruya, de la chair même, ici de la mère.
Et puis nous avons vu que l'axe imaginaire sur lequel se déroule cette opération permet d'inverser cette dépendance en son contraire, d'où la relation de dépendance très forte de l'une et de l'autre, relation d'amour et de haine, ce qui rend le traitement très difficile. Il y a donc le vœu d'un don à sa fille de la part de la mère, mais la nature même de ce don est différente de celle d'un pacte ou du don mis en place par le signifiant phallique. Dans ce moment de remaniement qu'est la puberté, il y a cette difficulté pour la jeune fille de devoir devenir femme sans avoir l'appui d'un trait d'appartenance qui garantirait cette féminité. Aujourd'hui le discours social valorise la minceur comme trait de la féminité et la jeune fille peut être tentée de l'inscrire comme un trait d'appartenance. Une jeune fille anorexique me disait que contrairement à ses copines elle n'était pas intéressée par le maquillage mais se rendait compte que ne pas vouloir grossir était sans doute du même ordre.

Pour fonder une classe, il faut en logique une place d'exception. Dans son refus, l'anorexique réalise cette opération en mettant sa mère à cette place de l'exception comme la grande donatrice orale, ce qui permet que le trait de la minceur puisse valoir comme une castration imaginaire qui pourra ainsi valoir comme trait universel de la classe des femmes, une classe des femmes devenue symétrique de la classe des hommes. Ce dispositif met enjeu la question du don mais dans une logique binaire et non plus ternaire, ce qui aura comme conséquence que l'opération sera toujours à recommencer pour être effective, une jeune fille me disait que ce qui l'avait poussée à maigrir n'était pas qu'elle était trop grosse, c'est qu'elle était toujours trop grosse.

Alors en quoi cette clinique de l'anorexie mentale pourrait nous donner des indications sur l'actualité clinique et sociale du don ? Dans une société où le principe régulateur des rapports sociaux est essentiellement économique, l'anorexie peut apparaître comme le symptôme de notre société utilitariste, dans le sens d'une protestation, d'une résistance à une société de consommation effrénée, en particulier orale. Ceci nous parait davantage correspondre à l'idéal hystérique d'une jouissance plus égalitaire qui la pousse vers une économie du don oral et de l'oblativité avec son idéal de charité et de militantisme qui fera par exemple créer la profession d'assistante sociale à Anna O.
L'anorexique n'est pas du coté de la protestation, j'insisterai plutôt sur le renversement symbolique qu'elle opère avec le rien, manger rien, et qui est une façon particulière de mettre en jeu le manque. Le problème c'est que la satisfaction n'étant pas d'ordre symbolique est toujours à reprendre, pouvant ainsi aller jusqu'aux extrémités les plus graves. Aujourd'hui, si le principe d'utilité régit nos rapports sociaux, principe d'utilité au sens rationnel, cela ne peut que favoriser ce renversement. Il n'y a pas à opposer le symbolique et l'utilitarisme mais d'avantage à repérer les changements qui se produisent dans l'évolution de notre société.

Aujourd'hui, si la référence au phallus symbolique décline, est-ce qu'il peut encore être élevé à la dignité du don car ce qui est encouragé c'est la jouissance plutôt que le désir, ce qui est privilégié c'est la satisfaction avec l'objet plutôt que la satisfaction symbolique qui, elle, est décevante ? Ce renversement symbolique fait que le don ne surgit plus de l'au-delà de la relation d'objet, c'est l'objet réel lui-même qui devient le signe de la demande d'amour, de la demande de reconnaissance. Cette demande est symbolique mais le signe de la reconnaissance n'est plus l'au-delà de l'objet, c'est l'objet lui-même. La reconnaissance préside aux premiers dons, selon l'expression de Lacan, si ces dons prennent une valeur réelle, cela met en place un manque imaginaire, ce qui fera de la reconnaissance, une reconnaissance dont il sera surtout attendu une appartenance communautaire et des droits mais qui, à la différence de l'ordre symbolique, ne donne pas une place et une valeur, ce qui induira une quête sans limite puisque c'est le symbolique qui met en place la limite du réel.

Le don pour Mauss est la pratique qui constitue le lien le plus puissant dans la société humaine. Pour Lévy Strauss puis pour Lacan, le principe du lien social se constitue dans l'échange symbolique, ce qui n'est peut-être pas si éloigné que cela de la position de Mauss, puisque pour lui le don est symbole d'autre chose, il y a un au-delà à ce qui est matériellement donné. Or si ce qui introduit à la dialectique symbolique de l'échange est le phallus, nous pouvons apercevoir les changements que vont produire le déclin de sa référence. Quand l'économie est le seul système de référence, le marché se montre le seul régulateur de notre vie sociale. Pour le marché les échanges doivent être équivalents. Il faut alors redonner ce qui a été perdu. C'est par exemple ce que demandent les victimes mais ce qui prévaut alors c'est une obligation de réparation, de restitution plutôt que donner, recevoir, rendre. Nous sommes alors dans une autre logique que celle de Mauss à propos du don ou d'un Sénèque essayant de définir ce que pourrait être un bienfait, nous sommes dans une logique pragmatique utilitaire. La société utilitariste ne se préoccupe plus de cet au-delà du don, il ne devient plus qu'affaire de chiffres et même de records. Les associations ne s'y trompent pas puisque, avant même les tragiques événements d'Asie, le Secours Catholique affichait : « donner pour gagner plus » et Médecins Sans Frontières prônait : « don utile, avantages fiscaux. » Le don ne serait-il pas alors devenu, non pas marchand mais utile ?