Journées de Turin 21-22 mai 2005

Tout ce que j'ai pu entendre dans le cadre de mon travail avec les jeunes ou les parents de familles « normales » est une source de références pour cette réflexion sur la famille. Les transformations les plus frappantes de la famille risquent en effet non pas de faciliter mais de rendre difficile la compréhension des phénomènes de mutation en cours, dont nous ne percevons, de notre point de vue, que la face la plus obscure, à savoir celle d'un symptôme fait de mal-être et de souffrance. En l'absence de situations réelles auxquelles attribuer spontanément de l'importance et étant intéressés, en tant que psychanalystes, par le travail de recherche des éléments inconscients qui déterminent les liens sociaux tels que les liens familiaux, je trouve particulièrement éclairant ce qui émerge du malaise de ceux qui évoluent non pas dans les « nouvelles familles », familles éclatées, monoparentales ou recomposées, mais au sein des familles traditionnelles. Nous voyons en effet qu'il ne s'agit pas tant d' « anomalies » mais de ce qui est souligné et largement partagé dans le discours social, dans lequel nous sommes immergés, et renforcé par le fait que nous le partageons à notre tour.
Est-il possible que des enfants désirés, élevés avec amour et attention par des parents attentionnés, intelligents, plus ou moins unis mais de toute façon liés par un intérêt commun pour la famille, puissent à un moment donné, alors que ce ne sont presque encore que des enfants, rejeter le lien avec haine, mépris, ou interrompre tout rapport avec l'extérieur, donnant lieu à des manifestations d'anxiété, d'angoisse et de panique. Et que, à l'époque où les parents s'interrogent et se documentent pour ce qui est de la moindre décision à prendre pour le développement serein et équilibré de leurs enfants, depuis les modes d'allaitement et de jeu jusqu'au choix des écoles, des activités formatives extra-familiales, ils se retrouvent, angoissés, à se demander où ils se sont trompés, livrés à eux-mêmes, sans ressources dans un combat de corps à corps avec leurs enfants.

La démarche de consulter un psychologue n'est pas tant la reconnaissance d'un trouble particulier, extérieur à leur domaine de compétences en tant que parents, qu'une demande sur la façon d'être parents, ou au contraire le renoncement à l'être et la volonté de passer le relais à un expert. Leur demande ou l'invitation aux enfants d'“aller parler à quelqu'un” révèle, à travers cette modalité d'adresse, que le savoir interrogé est un “savoir-vivre” dont on suppose l'existence d'une technique, faisant référence à une méthode scientifique pour un problème qui est ressenti comme existentiel.
La première observation est justement la perte d'un savoir “instinctif”, se trouvant dans l'impossibilité de se référer à celui des générations précédentes, car inapte à répondre aux urgences d'aujourd'hui. Le dépassement des modèles traditionnels, parfois explicitement écartés en faveur d'une liberté majeure dans le choix des modes de réalisation personnelle, est à la fin vécu, avec désorientation, comme s'il était un poids insupportable de responsabilités toutes subjectives, à porter tout seuls.
D'ailleurs, les nouveaux modèles ne sont pas moins féroces, car images de bien-être et de réussite qui renvoient dans le pathologique même des manifestations de mal-être qui pourraient être considérées comme évolutives ou contingentes à des moments donnés.
Mais il est vrai que de telles manifestations apparaissent parfois dramatiques et ingérables selon le bon sens. Plus la famille se considère comme un espace privé protégé, lieu privilégié des sentiments, incubatrice d'une personnalité sûre et autonome pour ses membres, plus un sentiment d'échec se fait ressentir lorsque l'un de ses membres dénonce la trahison de la promesse et de son droit au bonheur.

La deuxième observation intéresse le type d'intervention que nous avons tendance à prendre pour répondre à une demande d'aide ; elle est souvent guidée par le sentiment que nos enfants souffrent aujourd'hui, au sein de la famille, d'un excès d'amour et de protection, d'une absence de limites qui ne les préparent pas à affronter la réalité, supporter les frustrations et conquérir une réelle indépendance. Et en plus de cela, nous demandons aux parents d'être moins faibles, d'exercer leur autorité avec plus de fermeté, de parler ensemble avec leurs enfants et d'apprendre à les écouter : il n'y a point de psy qui n'entrevoit dans l'instauration d'un dialogue et de règles la solution.
Parallèlement, il n'est pas toujours souligné combien le discours collectif, non moins inconscient par le simple fait qu'il est valorisé et partagé, participe de l'inefficacité de ces mêmes fonctions, en en reportant toute la responsabilité sur les épaules des individus.

Comment est-il possible, par exemple, d'exercer l'autorité au sein de la famille, lorsque celle-ci exige des rapports qui soient égalitaires, fondés sur la persuasion des raisons réciproques, et lorsque couper court à un moment donné est uniquement dicté par le désespoir et vécu de manière négative comme arbitrage et faiblesse ? Quand la dialectique n'est plus que négociation, le désaccord n'est-il plus que une injustice, l'échange chantage et l'imposition violence ? Lorsque la différence de position entre père et mère est toujours dévalorisée, non seulement parce que soucieuse de l'égalité mais encore parce qu'elle rompt un discours qui apparaît fort et crédible uniquement s'il est uniforme et sans dialectique ? Quand n'apparaît-il pas illégitime de soutenir ses propres mots sur un savoir personnel, alors que celui-ci n'a pas été incontestablement démontré et ne jouit d'aucun consensus unanime ?
Mais surtout lorsque nous voudrions que les rapports avec les enfants s'inspirent essentiellement d'un amour sans conditions. C'est un idéal qui est du reste largement partagé par tous, s'il y a quelque chose en moins c'est alors de l'égoïsme : un amour qui voudrait laisser de côté le désir des parents, qui ne désirent que le bonheur de leurs enfants et le développement « naturel » de leur personnalité. Etre aimé pour ce que l'on est est à la base de tout désir d'amour, parce que jugé plus désintéressé, plus authentique. C'est un amour qui tient compte de l'être et non des attributs, des qualités, ignore les défauts et cultive les potentialités qui, encore inconnues et indéfinies, se développeront.

C'est paradoxalement à cet amour que souvent fait écho l'angoisse, l'apathie, la haine des enfants.
C'est une haine, celle dont nous entendons parfois parler, débordante, qui ne veut entendre raison, qui fuit le discours, la confrontation : elle veut rester intacte pour ne pas perdre de sa force destructrice car considérée comme étant l'extrême et unique soutien de l'identité. Elle souhaite la disparition de l'autre, mais encore plus, avec mépris, son abaissement, sa négation. Elle recherche pourtant la réciprocité, fait tout pour être haï ; elle n'essaie pas de couper les ponts par l'éloignement, conserve sa position dans la plus complète dépendance.
D'où vient-elle ? Ce n'est pas l'agressivité qui émane de la confrontation spéculaire avec l'autre, dans un esprit de compétition et pour l'écraser, et qui, comme nous pourrions le penser, déclenche et alimente le processus de séparation ; ce n'est pas la haine empreinte d'envie qui suppose chez l'autre une jouissance dont on est exclu. Nous pouvons penser, avec Lacan dans le séminaire sur Les Ecrits techniques, qu'il s'agit d'une passion de l'être qui, comme l'amour - dit-il - est une carrière sans limites. A savoir que nous pouvons penser qu'il s'agit du renversement de cet amour qui est le désir d'être aimé en capturant l'autre en soi même, dans la particularité absolue de soi comme objet : non pour son bien, pour telle ou telle ou raison, mais pour toutes les raisons, jusqu'à ce que le sujet soit subverti dans sa particularité la plus opaque et impensable.
L'image de soi, que l'enfant reçoit dans sa relation avec les autres, l'image idéale du Moi, antérieure à son assomption comme propre identité, parce qu'elle l'anticipe et l'inaugure, d'autant plus cette image est saturée par l'investissement dont elle est l'objet, d'autant plus sa complétude masque ce défaut d'être originaire dont elle tire sa structure, d'autant plus elle reste liée, dans une dépendance absolue, à ce manque. A partir du moment où, du moins pour des raisons de croissance, telle l'expérience du réel de la sexualité et la rencontre avec une altérité irréductible, quelque chose frustre et fait vaciller cette image, surgit le trauma du scandale et de la trahison. La dissolution de cette image idéale, insérée dans un cadre symbolique qui ne suffit pas à en valoriser la dimension phallique, à savoir de représentation signifiante, livre le sujet à l'inexistence de cet être qui n'est « rien ». Avant de pouvoir prendre appui sur ce manque, qui  n'est pas « rien », pour devenir sujet ex-sistant à moi-même, divisé de l'être par sa propre parole, le sujet peut s'abandonner un temps à cette passion de l'être qu'est la haine, qui vise à l'anéantissement de ce qui a supporté cette image trompeuse : “vous avez détruit ma vie, vous avez fait semblant de m'aimer, ce n'étaient que des mots, vous n'êtes plus mes parents, je veux vous voir morts”. Les faits ne suffisent pas à justifier tant de virulence, qui parfois demeure mystérieuse.

Le moment de dissolution de cette image correspond également au moment de l'apparition d'épisodes d'angoisse, de dépersonnalisation et d'étrangeté : avec elle se dissout également le cadre grâce auquel le sujet se représentait la réalité et entrait en contact avec le monde. Le sujet ne se reconnaît plus dans son moi que, par identification, cette image constituait, il en reste exclu et exproprié ; il ne réussit pas, dans ce cas là, à être soutenu, comme cela se produit normalement à l'adolescence, par une identification imaginaire au semblable, au groupe de jeunes du même âge ; en revanche est possible une identification, celle à l'objet de jouissance, comme en témoignent les épisodes de beuveries et de promiscuité sexuelle, et celle à l'objet déchet qui assure la présence dans la réalité de ce que le scandale de la rencontre avec le réel avait indiqué manquer à la prise et de l'image et du signifiant qui la représente.
De même, au moment de la reconstruction d'une représentation pour soi et pour le monde, il est possible, et de fait fréquent, qu'apparaissent des formes plus ou moins structurées de phobie, celles-ci étant un moyen de défense contre la désorganisation de l'espace. La peur et l'évitement de toute une série d'objets et de situations érige en effet une barrière au vide et trace paradoxalement un parcours avec des points de repère et des limites ordonnées et sûres.

A partir des discours qui nous sont adressés, nous nous rendons compte combien le conseil de poser des règles et des limites, bien que celles-ci s'avèrent nécessaires, peut rester inefficace, dans la mesure où les règles et les limites demeurent superposées au discours même et ne sont jamais définitivement inscrites.
Il peut s'avérer alors intéressant d'essayer de faire une distinction entre règle et limite, utilisées la plupart du temps comme des synonymes. Si la limite est une frontière qui divise et différencie deux champs, un bord qui peut être franchie, transgressé, sans pour autant que les deux se confondent, la règle, en tant que mise en relation d'une série d'éléments selon un ordre, peut en tant que telle ne pas connaître de point d'arrêt, si ce n'est que par rapport aux éléments qui sont exclus, lorsqu'elle se répète. Si une telle exclusion n'est pas symbolisée, à savoir que la perte n'est pas conservée en tant que telle — nous disons inscrite dans l'inconscient — la règle peut ne pas fonctionner comme limite, ou du moins l'existence de la limite peut être méconnue ou encore son déplacement continu peut être possible. Et les limites, si elles ne reposent pas sur la symbolisation de la perte, fonctionnent uniquement dans la rencontre contre le mur du réel, qui souvent est justement recherché comme unique point d'arrêt.
L'ordre symbolique du langage se développe selon des règles mais ne comporte pas en soi de limite ; il en rencontre au contraire dans la mesure où est en place, active et efficace, la fonction du phallus, du signifiant, à savoir de cette perte qui grave dans les mots le manque-à-être et la dimension signifiante et les rend porteurs du désir qui naît de ce manque. Les mots ne sont alors plus ceux qui s'opposent vainement aux faits, qui trahissent l'authenticité et l'intensité des sentiments, ce ne sont plus les mots vides de substance, les mots de Hamlet qui, à Polonius qui lui demande : que lisez-vous là, Mon seigneur ? répond : des mots, des mots , des mots. Mais ce sont des mots pleins, qui engagent un sujet sans autre garantie que l'engagement de soi, qui ne disent de la vérité que ce qui peut s'en dire.

Si le discours social ne soutient pas aujourd'hui l'exercice de l'autorité au sein de la famille et fait obstacle au dialogue à faveur du bavardage, c'est également parce que la parole n'est plus reconnue aujourd'hui comme fondatrice de relations, parole qui réclame de la confiance, comporte un risque et implique responsabilité, parole qui dans le fond maintient un arbitraire qui pour nous aujourd'hui a un caractère indécent : les toutes dernières répliques de presque toute discussion en famille interrogent justement le rapport à la parole à travers lequel un sujet assume son propre désir : qui es-tu pour me dire (m'ordonner, décider) cela ? Je suis ton père. Et alors ! qu'est-ce que cela veut dire ? L'aspect provocateur aide souvent à éluder la demande, qui est une véritable interrogation sur le sens du mot père : ni la culture ni la tradition n'en soutiennent plus aujourd'hui la fonction, tout comme elles ne réussissent plus à voiler l'absence de toute réponse, et donc sa faiblesse, parce qu'à la fin chacune renvoie à l'arbitraire et à l'opacité de ce terme qui ne traduit qu'un désir ; chose qui est pour nous indécente, et souvent presque impossible à soutenir individuellement. Ni le recours au biologique, au juridique, à l'économique constitue une réponse suffisante, c'est un refuge qui fonctionne parfois comme un point d'arrêt momentané mais qui contribue souvent à confondre et dévaloriser ultérieurement ce dont il s'agit.
« Je t'ai donné la vie ». « Il s'agit de ma vie et j'en fais ce que je veux » ; c'est vrai que la vie, aujourd'hui est un bien dont chacun a le droit de disposer et n'est plus quelque chose qui n'appartient à personne individuellement et qui se transmet à travers les générations.
« Je suis responsable en vertu de la loi, tu es mineur » : « ce n'était pas par amour  ? et après la majorité » ? ; il est vrai que la loi positive, bien qu' elle soit de plus en plus amenée à répondre de tout et justement pour cela, supplée à la défaillance d'une autre loi qui, pensée naturelle et contractuelle, est celle transmise par les mots.
« C'est moi qui te sustente » : « une question d'argent » qui aujourd'hui plus qu'hier, à l'époque du consumérisme et du marché libéral, dissimule la valeur d'utilité et d'échange au profit de l'exercice de prestige et de pouvoir.

Si je m'arrête ici sur le mot père, ce n'est pas seulement parce que nous parlons de la famille, mais parce qu'il représente par excellence la nature de chaque mot : terme (nous y sentons la limite) qui définit un lien plus ou moins conventionnel avec la chose et qui renferme l'interrogation sur l'origine du lien même ; nom qui identifie la chose dans sa singularité bien au-delà du sens ; symbole qui est « mort de la chose » dont il prend la place ; signifiant qui donne vie à de nouvelles significations et avec l'interprétation fait naître un sujet, élément d'un dire qui suppose un sujet à son énonciation…
La transmission à travers la parole est un désir qui naît de la castration, c'est à dire à partir d'un manque suturé par une nomination privée de garantie, qui sert de limite au glissement de l'interrogation sur l'être, en rend possible le déploiement dans le registre symbolique de la métaphore et de la métonymie, autorisant une jouissance sexuelle, à savoir la jouissance d'un rapport à l'objet dans la différence d'un écart irréductible.
On comprend donc comment la fragilité de la parole, discréditée par la confrontation avec la force du discours scientifique, de la séduction de l'image, de la puissance de la satisfaction de l'objet de consommation, rende fatigant les liens familiaux, qui ne s'arrêtent pas à une jouissance réciproque de chacun en tant qu'objet de l'autre, et rende extrêmement laborieuse, si ce n'est indéfinie, l'émancipation des enfants et l'assomption par ceux-ci, en tant que sujets, d'une identité sexuée.