Journées de Turin 21-22 mai 2005

Les transformations que la famille a subies durant ces dernières décennies — séparations, divorces, familles de fait, familles monoparentales, procréation médicale assistée, pour n'en citer que quelques unes — sont au vu de tout le monde et suscitent des attitudes opposées : d'une part, on réclame une libéralisation encore plus ample de la famille, et d'autre part on déplore la perte des valeurs que la famille incarnait et l'on regrette celle du « bon vieux temps ». Nous sommes témoins d'une évolution des mœurs, d'une mutation qui semble concerner à la fois la subjectivité de chacun et la vie collective, et qui provoque une véritable crise de repères, d'où cette série de questions : Quel est le rôle et la fonction de la famille aujourd'hui ? Comment changent les liens qui s'établissent en son sein ? Existe-t-il un rapport, et si oui lequel, entre ses transformations et l'augmentation de certaines pathologies (par exemple la toxicomanie et les pathologies alimentaires) ? C'est sur les thèmes contenus dans ces questions que s'orientera le travail de ces deux journées, dans la tentative de faire émerger quelques réponses, même si partielles et provisoires. Je me bornerai ici à poser le problème dans ses lignes générales, laissant aux relations qui suivront le soin d'approfondir les différentes questions.
Pour définir toute transformation, il faut évidemment partir de ce que l'on entend généralement par « famille » : de quoi parlons-nous ou du moins de quoi avons-nous parlé jusqu'à il y a peu, quand nous parlions de famille ?
Dans une des plus récentes études en la matière (E. Scabini-R. Iafrate, Psicologia dei legami familiari, Bologna, Il Mulino, 2003), les auteurs, partant des deux questions fondamentales dans la réflexion des sciences psychosociales sur la famille — à savoir l'identité (qu'est-ce que la famille, comment la définit-on ?) et le changement (comment évolue-t-elle ?) — et à l'issue d'un examen détaillé des différentes positions exprimées par la psychologie, situent la spécificité de la famille dans les types de lien qui la caractérisent structurellement et dans l'objectif que celle-ci avance : « La famille est cette organisation unique et spécifique qui unit et tient ensemble les différences originaires et fondamentales de l'humain, celle entre les genres (masculin et féminin), les générations (parents et enfants) et les descendances ( c'est-à-dire l'arbre généalogique paternel et maternel) et qui a pour objectif intrinsèque la générativité », en spécifiant que «  le concept de générativité est bien plus vaste que celui de procréation parce qu'il résume aussi bien les caractères de la procréation que ceux de la productivité et de la créativité. La famille ne se borne donc pas seulement à procréer et ne reproduit certes pas (à l'instar du monde animal), mais engendre, donne une forme humaine, humanise ce qui naît d'elle et ce qui se lie en elle… La famille humanise, engendre l'humain, engendre un bien relationnel et le fait à travers sa structure symbolique ».
En tant que psychanalystes, je crois que ce que nous pouvons penser comme élément structural caractérisant la famille est que celle-ci constitue le lieu à l'intérieur duquel il est possible de transmettre quelque chose de la castration, c'est-à-dire d'une limite, d'un impossible, et que cela peut arriver concrètement à travers la circulation d'un discours où tous ses membres sont insérés, à savoir d'un symbolique qui préexiste à la famille et auquel tous ses membres sont assujettis, symbolique qui définit des places, des rôles, des fonctions. En d'autres termes : la famille est le lieu à l'intérieur duquel peut s'accomplir, se réaliser cette inscription de l'enfant dans le langage qui le rendra sujet et qui aura comme nécessaire contrepartie la réorganisation des jouissances pulsionnelles à partir de la perte que le langage impose, c'est-à-dire celle de l'objet totalement satisfaisant (ce que Freud appelle das Ding, la Chose) représentée à l'origine par la mère.
Dans un colloque sur la famille, Ch. Melman (Ch. Melman, « La famille, incidences formatrices et pathogènes », dans La psychanalyse de l'enfant, n.14, 1993) définissait la famille comme un corps, en ce sens qu'elle est constituée d'un ensemble de parties ayant pour but de réaliser une structure fonctionnelle et destinée à se perpétuer, à se reproduire comme famille ; quelques exemples venaient étayer cette thèse : si une partie de ce corps souffre, c'est l'ensemble qui se trouve en danger ; si une partie meurt, c'est l'ensemble qui porte le deuil et sa continuité peut être compromise. D'où ces deux traits que l'auteur juge fondamentaux :
- la famille tend à construire et à défendre l'homogénéité de ce corps, en expulsant hors de lui la dimension de l'Altérité, de la diversité, vécue comme menaçante pour sa propre compacité, perturbatrice pour sa propre homogénéité ;
- la famille n'est pas démocratique : dans la famille, il y a la présence du chef, peu importe celui qui occupe cette place, il y a un chef. Mais il est clair que cette présence du chef et la carence de nos parents généralement par rapport à ce chef (carence aussi bien par défaut que par excès, il s'agit toujours de carence : c'est la découverte de l'adolescence), font surgir en nous le désir d'un chef adéquat, d'un chef capable de supprimer toutes les dysfonctions de la famille, et les inévitables récriminations contre les figures qui incarnent ce rôle.
Quant à la fonction de la famille, elle est de permettre à l'enfant d'accéder « à la dimension du Réel, du Réel comme impossible, certes, mais d'un Réel qui, avant tout ne l'effraie pas trop, ne soit pas peuplé pour lui d'ogres, de personnages effroyables, de vampires ». La fonction de la famille est donc de permettre à l'enfant de prendre acte de l'existence des limites, de « ce que l'on ne peut pas », d'une manière pas trop angoissante, c'est-à-dire de rendre familier, et donc acceptable, l'impossible. La famille a donc une fonction structurante par rapport au sujet, autrement dit, elle donne une forme à la structure psychique subjective en permettant de nouer les trois registres Réel, Symbolique et Imaginaire.
Le problème est que ceci n'arrive pas sans incidences pathogènes, sans l'apparition de symptômes, dont le moindre est évidemment celui de la névrose : la famille se forme au prix de la névrose. La dimension de l'impossible, dont la famille permet à l'enfant de prendre acte de façon évidente dans le domaine de la réalité, est en effet ce qui nourrit le désir, qui en est même la condition ; dire que la famille nous forme au prix de la névrose équivaut alors à dire que la famille permet notre structuration comme sujets désirants, destinés à poursuivre sans cesse notre désir, structurellement inassouvissable, et donc comme des sujets nécessairement voués à une marge d'insatisfaction et d'échec, condamnés au symptôme. C'est pourquoi — comme nous l'enseignent bien les discours de nos patients — notre famille de provenance continuera d'être, durant toute la vie, le lieu effectif de notre revendication, elle sera considérée comme la cause de notre frustration, la cible de nos accusations et de nos récriminations, et nous serons toujours insatisfaits de la manière dont elle nous a formés.

Si la famille est le lieu où structurellement, c'est-à-dire nécessairement, les éléments de formation se mêlent aux éléments pathogènes, il est évident que le concept de « bonne famille » doit être décliné à la lumière de cette prise de conscience, en évitant les idéalisations, et l'on peut dès lors s'interroger sur les transformations qu'elle a subies durant les dernières décennies : ces transformations modifient-elles la structure même de la famille, sa spécificité, ou bien ne changent-elles que les formes que celle-ci revêt ? Pour répondre à cette interrogation, il me semble important avant tout de saisir au sein de quel contexte social se situent les transformations de la famille.
L'élément le plus frappant — pour être le plus concis possible — me semble le passage d'une organisation sociale verticale, dans laquelle étaient reconnues l'autorité et le crédit des pères symboliques (Dieu, l'Etat, le roi, le président …) et de leur parole, à une organisation horizontale, un fonctionnement collectif qui semble s'être émancipé de toute référence à une position d'autorité, où toute asymétrie et toute hiérarchie paraissent incongrues. Le lien social ne se constitue plus en fonction d'une appartenance symbolique mais du ralliement sous une bannière, qui peut être abandonnée à tout moment pour en choisir une autre plus conforme à la situation : ce qui sert de lien, ce n'est pas une loi paternelle, une référence symbolique capable d'arbitrer différentes positions, garantissant une sphère à l'intérieur de laquelle les conflits, au lieu d'exploser, puissent trouver une solution ; il s'agit plutôt d'une référence imaginaire, une position intersubjective, un « faire groupe » basé sur l'identification à ces personnages capables de nous débarrasser des « vieilles » modalités de rapport en réalisant un projet de société sans pères, constituée de pairs, de semblables, de frères, et cela au nom d'une liberté qui ne supporte ni médiations ni contraintes.
Cette modification n'est pas sans conséquence sur la structuration psychique du sujet, laquelle implique que soit reconnue la nécessité d'une perte de jouissance, d'une renonciation pulsionnelle, l'acceptation d'une limite. Un système social basé sur la reconnaissance de l'autorité du Père symbolique soutenait et véhiculait cette nécessité, qui était interprétée (et inscrite dans l'imaginaire collectif) comme limite imposée par le Père et son commandement ; et l'inscription d'un impossible, l'intériorisation d'un interdit avait comme contrepartie, nous l'avons vu, la constitution de soi autour de la renonciation pulsionnelle et donc la lacération intérieure.
Aujourd'hui, nous assistons à un double phénomène :
- d'un côté, on tend sinon à éliminer, du moins à masquer cette nécessité : il suffit de penser au discours de la science, qui repousse de plus en plus loin toute limite, jusqu'à nous faire croire à la possibilité de l'éliminer, ou au libéralisme effréné qui, nous mettant toujours à la disposition de nouveaux objets, nous donne l'illusion que l'on peut tout avoir ;
- de l'autre, comme il n'existe plus de Père censé l'imposer, nous étant libérés de toute référence à une position d'autorité, il n'est plus possible pour le social de rendre visible et de supporter la nécessité de la perte, de la limite.
L'union de ces deux phénomènes fait que l'on tend à croire que la perte n'est pas nécessaire, n'est pas structurale ni structurante pour le sujet, et que rien n'est donc impossible. Si le prix à payer pour la propre structuration subjective était jusqu'à il y a peu de temps l'auto-répression et la lacération intérieure, il semble aujourd'hui que cette modalité soit refusée, ce qui entraîne l'impossibilité de faire des choix (dans la mesure où choisir signifie nécessairement perdre quelque chose) et d'en assumer la responsabilité : nous sommes ainsi passés d'un symptôme à un autre. Et peu importe, à mon avis, de se demander si cela est mieux ou pire ; il est préférable de chercher à comprendre quels nouveaux problèmes cette transformation nous obligera à affronter. Pour s'en tenir au thème de ce colloque : quelle famille se profile dans ce nouveau contexte social, quels types de rapports s'établissent en son sein ? Je me bornerai ici à indiquer quelques aspects qui me paraissent significatifs.
Il est évident que nous assistons aujourd'hui à un nouveau mode non seulement de vivre mais aussi de conceptualiser la famille, comme il ressort du reste de la terminologie même utilisée pour la définir (famille multiparentale, monoparentale, homoparentale,…) : elle n'est plus vue comme une structure de la parenté centrée sur l'autorité du père ou le lieu de passage de la nature à la culture à travers des interdits et des fonctions symboliques, mais comme le lieu d'un pouvoir décentré et aux nombreux visages, un pouvoir horizontal : la famille se présente comme une tribu insolite, un noyau fraternel, sans hiérarchie ni autorité, où chacun se sent autonome ou fonctionnel (le terme parental, d'origine anglophone et diffusé à partir de 1970, définit le géniteur à partir de sa « qualité » de géniteur ou de ses capacités d'accéder à la fonction dite « parentale » ; et les « experts », de plus en plus, cherchent à spécifier cette « qualité », à définir de bonnes et de mauvaises aptitudes, à établir des programmes). On peut parler aujourd'hui d'une famille horizontale et structurée « en réseau », réseau qui inclut les différents noyaux engendrés par la constitution, de la part d'un partenaire ou des deux, de nouveaux liens.
Et encore : l'introduction du divorce, le contrôle des naissances et la fécondation assistée ont contribué à faire perdre au mariage sa force symbolique : comment peut-il en effet continuer à incarner la puissance du lien familial, du moment qu'il n'est plus indissoluble ni finalisé à la reproduction ? De « pacte social » il est devenu « entreprise personnelle » ; ce qui est au centre de l'attention aujourd'hui, c'est le lien sentimental réel de couple : d'une part on assiste à un fort investissement dans ce rapport et dans la demande d'accords et de partages impliquant potentiellement tous les aspects de la vie, d'autre part, le caractère social et institutionnel du lien s'est bien affaibli (nombre élevé d'unions libres) : le couple se fait « norme à lui-même » et devient autoréférent, la famille institutionnelle devient — je m'approprie le terme utilisé dans un article par le Pr. Gauchet — une famille « intimisée ». Cela comporte un paradoxe : si en effet le couple est constamment dans une situation de précarité (dès le début, le lien n'apparaît pas comme nécessairement durable) il est vu toutefois comme un référent central, on se représente la vie adulte comme une vie de couple, et l'on considère celle-ci comme un idéal fortement désirable.
Une transformation analogue se produit par rapport aux enfants ; ceux-ci ne sont plus — comme cela était jusqu'à il y a une trentaine d'années — le fruit d'un impératif social qui confiait à la famille la tache de perpétuer l'espèce et de fournir de nouveaux membres à la communauté par la reproduction et l'éducation, et le but prioritaire de la famille n'est plus celui de faire des nouveaux nés des êtres adaptés à la société ; aujourd'hui les enfants sont le fruit d'un désir privé, du lien sentimental de couple : ils sont faits pour eux-mêmes, parce qu'on les veut, et quand on les veut. C'est une transformation qui se présente comme les deux faces d'une médaille : côté face, une drastique diminution des naissances, côté pile, le recours de plus en plus fréquent à différentes techniques de reproduction assistée, une recherche parfois obsédante d'un fils « à tout prix », cautionnée par l'idée de plus en plus diffuse du « droit à un fils » : on est donc passé, dans l'arc d'une trentaine d'années, d'une situation d'impuissance et de destin subi à une situation de contrôle et de défi du destin. Quels sont les effets de tout cela ? Quelle conséquence aura un investissement affectif aussi fort  sur les parents, sur leurs attentes (de « l'enfant que je désire » à « l'enfant comme je le désire » il n'y a qu'un pas), sur les déceptions que celles-ci pourraient éventuellement subir? Et quelles conséquences sur les enfants, obligés de répondre à de telles attentes et à une image de soi contraignante ( est-ce que je suis celui que mes parents ont voulu ?) à la merci du sens de sa propre contingence et de sa propre précarité (« j'aurais bien pu ne pas être voulu ») et à un besoin continuel que leur soit confirmé ce désir dont ils sont nés ?

Voilà quelques-unes des questions que l'époque où nous vivons nous engagent à affronter.
A noter cet élément qui frappe le plus : alors que n'existe plus la famille comme structure patriarcale et autoritaire, la famille entendue juridiquement comme un noyau où cohabitent un homme une femme et un enfant, cependant la famille tout le monde la veut ( il suffit de voir la reconstitution de nouvelles familles à la suite d'un divorce ou la demande croissante des homosexuels en ce sens), comme si l'on percevait qu'elle est l'unique forme de garantie pour l'équilibre individuel entre la sphère sociale et le besoin de la figure perdue du Dieu-père, qu'elle est la forme nécessaire pour la structuration du sujet. Il s'agit bien sûr d'une famille différente de celle que nous avons connue jusqu'à présent, qui doit se confronter à des coordonnées symboliques nouvelles, dont elle-même pourrait favoriser l'émergence, à l'intérieur d'un contexte social en rapide modification. Ainsi, il me semble que le fait de confronter, sur ces thèmes, des compétences diverses peut aider tout le monde à se comporter avec une meilleure prise de conscience, en évitant aussi bien les pessimismes inutiles que les illusions dangereuses.