Journées de Turin 21-22 mai 2005

La conception de la famille qui est entrée en crise en Occident a été modelée en bonne partie par le discours du christianisme. Celui-ci se revendique implicitement de la Bible pour soutenir un idéal de vie de couple et de famille. Que n'entend-on dire dans les églises le dimanche qui suit Noël, dimanche dit « de la sainte famille » ?
Pourtant, les récits bibliques où la famille est racontée, en particulier dans la Genèse, n'ont rien d'une description idyllique. Ils racontent plutôt la réalité, dans des récits stylisés où certains traits ressortent avec force. Ainsi, la première famille (celle d'Adam et Eve) présente un bilan pas très positif mais plutôt réaliste : par jalousie, l'aîné élimine son frère, que la mère remplacera par un nouveau fils (Seth) qu'elle appelle d'un nom qui souligne ce rôle de substitut du mort.
Un tel récit manifeste d'emblée que, loin d'être un livre de modèles ou de morale, la Bible — en particulier le premier Testament — est un miroir de la vie, et que la fiction qui caractérise ses récits s'offre comme un lieu d'élucidation et de réflexion sur l'humain dans ses relations constitutives. Prise au sérieux et lue avec l'attention requise, elle est une école de lucidité plus qu'une proposition d'idéal — comme si le plus crucial était d'aider l'humain à se comprendre.
Je vais partir de la figure de Caïn pour tenter de voir comment les textes bibliques, loin d'un enseignement moral ou moralisant visent à rendre le lecteur lucide sur les enjeux des choix qu'il fait dans ses relations, notamment familiales.
1. De curieuses naissances (Gn 4,1-2a)
Et l'Humain avait connu Vivante (havva) sa femme et elle conçut et enfanta Caïn et elle dit : “J'ai acquis un homme avec Adonaï”. Et elle continua à enfanter son frère Abel.
Dans ce récit de naissance, plusieurs curiosités sont à relever : pourquoi désigner l'homme du nom générique « l'Humain » ? pourquoi « avait connu » ? un fils est-il une « acquisition » de la mère ? et pourquoi « homme » et non fils ou bébé ? pourquoi Abel est-il d'emblée référé à son frère et non à ses parents ? Comment expliquer ces curiosités ?
2. L'être humain, être relationnel (Gn 2,18-22)
Relisons l'histoire qui précède à la recherche d'éclaircissements. Le couple commence quand, après avoir créé un être indéterminé — ni homme ni femme comme le souligne le nom ha'adam, « l'être humain », Adonaï Dieu estime que quelque chose ne va pas et se dit : « Il n'est pas bien que l'humain soit à sa solitude : que je fasse pour lui un secours comme son vis-à-vis » (Gn 2,18). La solitude n'est pas bonne ; le mot hébreu traduit par « secours » suggère même qu'elle est un péril mortel. La relation est donc déclarée vitale pour l'humain. Sa nature est esquissée par l'expression « comme son vis-à-vis » impliquant : (1) un face à face, (2) une composante de parole, (3) une non-correspondance entre l'un et l'autre.
Animé d'une telle intention, le créateur façonne les animaux, les amène à l'humain qui les nomme. Mais ceux-ci ne lui répondent pas. Aussi Dieu constate-t-il qu'ils ne conviennent pas comme « vis-à-vis » pour l'être humain.
Le récit qui suit raconte en images les conditions pour qu'il puisse y avoir vis-à-vis. « Et Adonaï Dieu fit tomber une torpeur sur l'humain — et il s'endormit — et il prit un de ses côtés et il ferma la chair à sa place. Et Adonaï Dieu construisit le côté qu'il avait pris de l'humain en femme, et il la présenta à l'humain » (2,21-22). Trois opérations sont posées pour qu'il y ait rencontre. (1) L'humain est divisé en deux « côtés » (plutôt que « côte ») : la venue de l'autre implique une perte, un manque, un en-moins. (2) La «construction» de la femme par le créateur — qui opère les séparations permettant des relations adéquates — introduit une différence élaborée et complexe entre les deux êtres. (3) Mais cela se passe dans la torpeur qui provoque une perte de connaissance : ni l'un ni l'autre ne connaîtra ce qui fonde la différence de chacun, son origine.
Selon le récit, le consentement à un double manque — manque d'intégrité (altération) et perte de connaissance (non-savoir) — rend possible la relation que le récit présente comme un don.
3. L'humain «connaît» la femme
La réaction est un cri d'émerveillement de l'homme devant la femme : « Et l'humain dit : “Celle-ci cette fois est os (tiré) de mes os et chair (tirée) de ma chair ; à celle-ci sera crié “femme” ('isshâ) parce que d'homme ('îsh) a été prise celle-ci”. » (2,23) Formulé en poésie, ce cri cache, sous la joie apparente, tout ce qu'il a d'inadéquat.
Le plus frappant est que l'homme ne s'adresse pas à la femme, ne la met pas en position d'interlocuteur — elle ne répond d'ailleurs pas. Il se parle à lui-même (ou à la cantonade), faisant de la femme l'objet de son discours. Et que fait-il ? Il interprète le manque qu'il constate et que la cicatrice dans la chair atteste en désignant la femme comme un morceau de lui, qui lui a été ôté : ses os, sa chair, tirée de lui. Plusieurs remarques à ce sujet.
En réalité, il a tort : la femme n'est pas prise de l'homme ; selon le récit, l'homme et la femme sont deux côtés de l'humain. En affirmant qu'elle est prise de lui, il s'efforce de réduire la séparation, d'atténuer la perte, en revendiquant comme sien ce qui lui a été enlevé et qui lui fait défaut à présent. C'est ce que souligne le narrateur en continuant à l'appeler « l'humain » (ha'adam), comme s'il était l'humain complet, inentamé.
En affirmant que la femme est sienne, il comble deux brèches. D'une part, il parle comme s'il savait qui elle est, comme si rien ne lui était caché ; il gomme ainsi ce qui s'est passé tandis que la torpeur saisissait l'humain, au point que rien ne semble lui échapper. D'autre part, il situe la femme à partir de lui ; il la ramène à du connu, à du même, comme si l'altérité n'était pas un trait constitutif de ce qu'elle est. Le nom qu'il lui donne, féminin du sien, souligne cela. Du reste, dans la bouche de l'homme, l'intervention complexe de Dieu est réduite à un passif sans agent (« a été prise »), sans aucune mention de la « construction ».
Cette réaction permet de comprendre le début du chapitre 4 : « L'humain avait connu Eve sa femme », où l'on notera que l'homme est désigné comme s'il était le tout de l'humain, ce qu'il est effectivement lorsqu'il prend la femme comme sienne (« sa femme »), dans une parole unilatérale qui fait d'elle un objet. En hébreu, le verbe « connaître » peut même avoir une connotation de soumission. Sa portée sexuelle — assez peu fréquente en hébreu — est présente, mais seconde, et elle renforce la signification dégagée jusqu'ici dans la mesure où elle est la seule des trois expressions hébraïques courantes pour décrire le coït où l'homme est sujet et la femme objet (les deux autres font de l'homme et de la femme des partenaires).
4. Une femme qui possède son fils
Lorsque l'homme prend ainsi possession d'elle dès le premier contact, la femme ne réagit pas (2,25). Mais on la voit ensuite discuter avec le serpent qui lui propose une attitude similaire à celle que l'homme vient d'avoir envers elle : prendre tout (tous les arbres, surtout celui qui fait limite), refuser le manque. Elle se laisse faire, entraînant avec elle l'homme qui cette fois reste muet. Sans m'attarder à cette scène (cela m'entraînerait trop loin), je note seulement que la femme adopte elle aussi un comportement de mainmise. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'Adonaï-Dieu énonce les conséquences de leur choix en disant : « vers ton homme ton avidité, et lui dominera sur toi » (3,16).
C'est au fond ce qu'Eve fait avec Caïn. « Prise, possédée » par un homme qui la connaît, la domine, que fait-elle ? Rien d'autre que s'emparer du « fruit de la connaissance » (sexuelle). Elle appelle son fils en le prenant pour une acquisition, une possession : « J'ai acquis un homme avec Adonaï », jouant sur le nom de Caïn. Possédée par l'Humain qui met la main sur elle, elle répète avec son fils ce dont elle-même est l'objet.
On notera encore qu'elle situe son enfant comme un « homme », lui attribuant ainsi la place du mari ; et celui-ci n'est même pas reconnu comme le géniteur de l'enfant puisqu'elle dit que c'est avec Adonaï qu'elle l'a acquis. Pas de place pour le mari et père dans la relation qu'elle instaure avec Caïn — sauf pour le lointain Adonaï. Englobée par la parole de l'Humain dans une fusion sans autre (où il comblait son manque), elle attire son fils dans une semblable fusion incestueuse pour combler le manque où la laisse son mari.
La venue d'un autre fils va-t-elle enrayer cette dynamique ? Non. Abel est d'emblée vu comme le frère de l'autre, un frère ajouté. Il n'a pas droit à une parole de sa mère ou de son père, et son nom (Abel) dit exactement ce qu'il représente aux yeux de ses parents : fumée, vapeur. Inconsistant, le frère n'entame donc en rien la relation fusionnelle dans laquelle Eve capte Caïn. La naissance de Caïn illustre donc exactement ce qu'Adonaï Dieu énonçait comme conséquence du choix de refuser le manque : Eve laisse aller son avidité vers celui dont elle fait son homme, une fois que l'Humain l'a soumise à sa domination (voir 3,16).
5. Le malheur de Caïn (4,5-16)
Vient un jour où Adonaï casse le jeu : lorsque les deux frères font des offrandes, il regarde celle d'Abel et pas celle de Caïn qui, pourtant, semble vouloir le toucher par son cadeau, alors que son frère pose un geste plus gratuit. Caïn est ainsi confronté au manque pour la première fois. Il ne le supporte pas. Comme dit le récit : il est comme brûlé intérieurement et sa face tombe, dans une sorte de réaction dépressive qui l'écrase.
Adonaï vient alors l'interroger sur sa souffrance et, par les questions qu'il pose, il l'invite à parler de ce qu'il vit. Il lui dit aussi qu'il est possible d'agir bien dans sa situation, de ne pas se laisser faire par sa souffrance, de voir que le manque qui lui est imposé peut représenter une chance pour lui d'enfin sortir de l'univers fusionnel où sa mère l'a emprisonné et de s'ouvrir à d'autres relations en commençant par son frère.
On connaît la suite de l'histoire : plutôt que de parler, Caïn se laisse emporter par la jalousie qui couve en lui. Il élimine son frère, en qui il voit celui qui le prive du plein assouvissement de son désir. Mais ce faisant, il se voue lui-même à l'errance.
6. L'homme quittera son père et sa mère… (2,24)
Un tel arrière-fond permet de saisir toute la portée de la sentence de 2,24 : « L'homme abandonnera son père et sa mère et se joindra à sa femme et ils deviendront chair unique ». Cette phrase est la réaction exprimée par le narrateur après avoir relaté la façon dont l'homme cherche à combler son manque — manque de connaissance et perte d'intégrité — en occultant la différence de la femme.
Ce qu'il me semble exprimer ainsi, c'est qu'une juste conjonction de l'homme à la femme suppose qu'il abandonne le monde du même, la logique du familier dans lequel spontanément il inscrit sa partenaire mais en niant sa différence, son altérité. Si, en revanche il quitte père et mère pour entrer dans une relation plus adéquate à l'autre, chacun d'eux peut devenir un être singulier assumant sa fragilité devant l'autre (« chair unique »).
L'histoire de Caïn illustre une autre dimension de cette parole. Pris dans le monde où le comportement inadéquat de ses parents l'ont enfermé, Caïn se voit invité par Adonaï à quitter ce monde en consentant au manque pour s'ouvrir à son frère. Incapable de le faire, il tue Abel, avant qu'Adonaï lui fasse comprendre qu'il a fait le mauvais choix et lui permette de « sortir » (naître) enfin, même si c'est pour l'errance.
7. Abraham, son père et ses fils
L'histoire d'Adam, Eve et Caïn n'est que la première de nombreuses pages familiales dans la Genèse. La thématique revient avec insistance dans la suite, avec la hantise de trouver des voies pour que le drame inaugural ne se répète pas. J'envisage seulement ici l'un ou l'autre prolongement possible.
De manière très cohérente, l'aventure d'Abraham commence avec l'ordre divin de quitter les siens : « Va-t'en de ton pays et de ton enfantement et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir pour que je fasse de toi une grande nation et que je te bénisse… » (12,1-2). En réalité, la famille d'Abraham est d'emblée présentée comme fusionnelle sous la mainmise du père (11,31a). Adonaï invite dès lors Abraham à quitter son enfantement (sa mère) et son clan paternel. Ce n'est qu'au prix de cette rupture qu'il pourra vivre et trouver sa fécondité.
La suite du récit montre que quitter père et mère n'est pas seulement une question de distance géographique. Deux épisodes (12,10-20 et 20) montrent comment, confronté à l'étranger, Abraham a peur d'être lui-même face à des personnages royaux en qui se profile le fantôme du père (il a peur d'être tué). Plutôt que de se présenter comme le mari de sa femme, il lui demande de se faire passer pour sa sœur, de sacrifier ainsi sa personne et leur couple à son bien-être. Mais lorsqu'elle protège ainsi Abraham pour lui éviter de devoir affronter le père, elle est moins une sœur qu'une mère qui prend tous les risques pour sauver son enfant. Grâce à l'attitude juste d'un roi étranger, Abraham finira par dire la vérité de son attitude.
Devenu père de deux fils, Ismaël et Isaac, Abraham est entraîné par Dieu dans une autre expérience : celle du père invité à accompagner l'autonomisation de ses fils, à les lâcher pour qu'ils puissent l'abandonner, à ne pas reproduire l'attitude de son propre père. Ainsi, quand Sara lui demande de chasser sa servante Hagar avec son fils Ismaël, Abraham réagit mal dans un premier temps. Mais Dieu lui enjoint de laisser aller la mère et le fils pour que celui-ci trouve son lieu de fécondité (21,12-14). Vient ensuite le tour d'Isaac : dans une scène célèbre mais difficile, Dieu demande à Abraham de laisser Isaac retourner vers celui qui l'a donné. Et l'on sait que Dieu ne veut pas la mort d'Isaac ; il veut, son messager le dira, qu'Abraham ne le garde pas pour lui, ne le lie pas à lui (22,1-12).
8. Juda et Joseph, leur père et leurs frères
La dernière histoire de la Genèse est celle de Joseph et ses frères, qui raconte comment une fratrie déchirée par la jalousie et la haine peut devenir le lieu de l'invention d'une fraternité réelle même si elle n'est pas parfaite — même sur ce point, la Genèse reste réaliste.
Si l'existence de cette fratrie est compromise d'emblée, c'est parce que les frères héritent du passé de leurs parents. Ils naissent de deux femmes et de leurs servantes, deux sœurs qui se jalousent l'une l'autre parce que l'une est féconde mais délaissée tandis que l'autre est stérile mais aimée du mari, Jacob ; ce dernier, d'ailleurs, se trouve là pour avoir fui son frère aîné à qui il a volé par ruse la bénédiction paternelle. Ses fils naissent et grandissent dans une famille agitée par un conflit entre leur père, d'une part, et leur grand-père et leurs oncles d'autre part.
Le conflit entre Joseph et ses frères est donc une affaire familiale complexe, comme il en est tant. Ce conflit extrêmement dur va néanmoins trouver un apaisement. Qui vont être les acteurs déterminants dans l'apaisement ? Deux fils qui ont « abandonné leur père ». Joseph est emmené en Egypte par des marchands ; là, il devient un adulte, guéri par la sagesse de la manière d'être qu'il a apprise dans sa famille d'origine, une famille qu'il ne cherche pas à rejoindre une fois devenu fécond dans son pays d'adoption. Juda lui aussi quitte son père et va fonder une famille ailleurs ; là, il vit une expérience forte avec sa belle-fille Tamar. Elle lui apprend en effet à se détourner de la volonté de tout contrôler et de donner de lui-même une belle image. C'est cette leçon qui lui servira lorsqu'il s'agira plus loin de s'opposer fermement à son père et de s'interposer pour sauver son petit frère. Contre-exemple : l'aîné de la famille, Ruben, reste lié à son père parce qu'il veut rentrer dans ses grâces après l'avoir offensé. Tout ce qu'il fera pour tenter d'éviter le pire ou pour résoudre le conflit restera vain.
Conclusion
La Genèse en particulier est un livre de familles. Loin de proposer un idéal, elle invite à la lucidité et au réalisme, mais aussi à la discrète espérance que peuvent cultiver ceux et celles qui osent affronter le réel et se donnent à faire pour que les liens du sang ne soient pas ceux du sang versé…