Journées de Reims - 24 et 25 septembre 2005

C'est avec le fonctionnement pulsionnel que je peux aborder cette question, puisque ce fonctionnement articule dans le troisième temps du circuit pulsionnel, jouissance et sujet.
Lorsqu'on lit Lacan dans le séminaire XI sur le circuit pulsionnel à partir de ce que dit Freud, l'accent est mis sur le « se faire », se faire objet pour l'Autre qui, de ce fait, devient sujet d'une adresse, d'une offre. Ce troisième temps est en fait, et c'est ce qui le différencie des deux autres, entièrement relationnel, c'est-à-dire qu'il est adressé à l'Autre dans un registre qui déjà opère une sorte de nouage Réel, Symbolique et Imaginaire ; une sorte, parce que ce nouage-là n'est pas encore articulé par l'enfant lui-même. Ce qui est visé dans ce troisième temps est une reconnaissance de l'un par l'autre, mutuelle et non réciproque. Reconnaissance qui passe par deux vecteurs, et c'est bien toujours là notre difficulté, le corps et les échanges de parole qui se nouent ensemble et produisent de ce fait un effet d'inscription, d'incarnation, et de jouissance.

Ce qui prévaut est « la demande en acte d'être investi en tant qu'objet par la libido d'un sujet désirant — ce nouveau sujet — de partager avec lui ce plus-de-jouir de l'échange humanisant au-delà de la demande de satisfaction des besoins. (1) » Recherche donc, de la part de l'enfant, du désir de l'Autre, de sa manifestation, mais aussi de sa jouissance. Voilà ce qu'on peut repérer dans ce troisième temps du circuit pulsionnel.

Cette jouissance là, du fait d'être le corps de l'énonciation elle-même, de se faire prosodie, cette jouissance de l'Autre en tant qu'Autre réel amène en retour une validation, une reconnaissance de la jouissance du bébé. L'enfant cherche cette jouissance chez l'Autre, faite d' éléments tels que le regard, la prosodie, et quand cela a lieu, cette rencontre valide sa propre jouissance, et permet, du fait de cette validation, une inscription de cette parole dans son corps propre.
Les films familiaux que Marie Christine Laznik a pu nous présenter sont tout à fait exemplaires pour nous indiquer de quoi il s'agit, que ce soient ceux qui témoignent du ratage du troisième temps du circuit pulsionnel, que ce soit celui qui nous montre un bébé et une maman pour qui les choses se passent tout à fait bien, et dont je dirai un mot tout à l'heure.

En quoi ce troisième temps intéresse-t-il la constitution du sujet ?
Cette jouissance dont il est question dans ce troisième temps est une jouissance limitée, ordonnée par la castration maternelle, par le rapport de la mère à son Nom-du-père, la façon dont elle est inscrite dans sa lignée, et aussi la façon dont les choses se passent avec le père de l'enfant. La jouissance de l'enfant, quant à elle, en admettant qu'on l'appelle jouissance, témoigne de la dimension du leurre à l'œuvre dès le début de sa vie. C'est ainsi que l'on pourrait relire ce que dit Freud de l'hallucination de la satisfaction, c'est-à-dire qu'en hallucinant le sein il détourne l'usage de l'objet en s'en passant. Ou bien, un autre exemple : lorsqu'un nourrisson s'endort au sein, il opère un détournement du besoin : l'enfant fait ce qu'il veut avec cet objet, et de ce fait opère une symbolisation. Mais il faut encore que la mère entérine ce détournement, reconnaisse et légitime la jouissance de son enfant, et s'en réjouisse, sinon elle le laisse seul et hors la loi avec ce plaisir, cette jouissance, et suscite un risque de rabattement de l'objet de la pulsion au rang d'objet de besoin.
Ces moments de la vie pulsionnelle où la mère entérine la jouissance de son enfant, où elle joue le jeu, rendent compte de la construction du sujet et de sa représentation par un signifiant auprès des autres signifiants et aussi de la prise de ces signifiants dans le corps.

Pour le bébé du film que j'évoquais tout à l'heure, celui qui allait bien, il était tout à fait remarquable de voir comment se réalisait le bouclage pulsionnel dans le troisième temps. Ce bébé, au moment où se produisaient les échanges au cours du repas ou du change faisait ce que font tous les bébés : il se tortillait, agitait les bras et les jambes, dévorait sa maman des yeux, et la maman, tout en commentant avec joie ce moment participait elle aussi à cette rencontre. Je dirais que c'est une scène de la vie ordinaire. Ordinaires cette joie, cette accroche des regards, cette tension pour crocheter la jouissance de l'Autre chez ce bébé qui se démène, ordinaires aussi la jubilation partagée, les gestes, l'invention des petits mots… et aussi la pudeur et la mesure de la joie maternelle qui viennent articuler cette satisfaction à son propre désir. C'était en effet très net de voir comment, à un moment donné, la mère mettait des limites à ce plaisir, indiquant que ça allait s'arrêter : ça y est, tu as bien mangé, tu es propre, tu es beau et fort, et hop, on se rhabille, ou on s'essuie, et ça s'arrête. Il y a quelque chose là d'une mesure et d'une pudeur qui relient à ce moment la mère à la femme. Elle n'est pas tout entière livrée à sa jouissance maternelle, et ne laisse pas son enfant être tout entier l'objet de cette jouissance. Elle la mesure à ce qu'il en est d'une jouissance arrimée au phallique.

Ordinaire et quotidienne cette sublimation maternelle qui donne son cadre symbolique à ce troisième temps pulsionnel, et qui, à partir d'un moins de jouir — elle se prive de le dévorer, de se le prendre tout entier pour elle — permet la mise en place d'une jouissance limitée et du plus-de-jouir pour l'enfant aussi.

Mon idée est effectivement que se faire objet pour l'Autre doit rencontrer chez la mère sa capacité à mettre en jeu son désir et sa jouissance grâce à sa capacité de sublimation. C'est précisément parce que ses soins et ses paroles sont arrimés à son désir qu'on peut parler de sublimation chez elle, et que cela donnera la mesure, le tempo de la jouissance de l'enfant.

Freud nous dit qu'une pulsion ne peut être sublimée tant qu'elle est refoulée, et qu'on appelle sublimation cette capacité à changer le but à l'origine sexuel contre un autre qui ne l'est plus, mais psychiquement parent à celui-ci (2) . C'est pourquoi il me semble qu'on peut dire que la satisfaction de la mère dans ses échanges avec son bébé est bien issue de ses pulsions et de ses désirs, et non de sa tendresse et de son amour. D'ailleurs, parmi les pulsions inhibées quant au but, mais non sexuelles, Freud met les pulsions sociales, l'amour et la tendresse des parents pour les enfants, l'amitié, les liens sentimentaux, etc…
Lacan dans son séminaire L'Ethique nous dit que la sublimation est le destin pulsionnel qui élève l'objet à la dignité de la Chose, c'est-à-dire au rang de ce qui du réel pâtit du signifiant, ou encore élève l'objet au rang d'objet retrouvé, don perdu et trouvé seulement par les voies du signifiant, ce qu'on pourrait encore dire différemment : un objet mis au rang de semblant.
Tout comme le potier en formant les bords du vase crée le vide central, la sublimation s'origine de ce manque et reproduit ce moment originel. Dans cet agir pulsionnel, c'est par la sublimation que la mère borde les orifices corporels par le nouage de la jouissance du corps et de la parole. La rencontre des deux jouissances, celle de l'enfant et celle de la mère, qui, notons le, sont de nature différente, a pour effet de réaliser une inscription signifiante dans le corps ouvrant la dimension du leurre, du semblant, c'est-à-dire d'un imaginaire et d'un symbolique noués au réel. C'est en cela, me semble-t-il, que nous pouvons rendre compte de la fonction de la jouissance dans la constitution du sujet


Par ailleurs, on assiste aujourd'hui à l'éclosion d'une clinique qui témoigne de l'effet de l'absence de cette inscription phallique de la jouissance dans les premiers liens. Nous connaissons tous ces tableaux cliniques qui ne sont ni névroses, ni psychoses mais qui mettent en avant une violence se retournant bien souvent sur le corps, ceci non dans un auto-érotisme qui suppose pour être effectif le passage par le troisième temps du circuit pulsionnel, mais dans des procédures auto-calmantes qui visent à épuiser le réel de la jouissance.

On peut penser que le discours social actuel, référencé à la science uniquement, vient faire taire la parole de certaines mères, les réduire au silence ou les cliver et les mettre en errance en ce qui concerne leur savoir inconscient et leur désir. Cette remarque ne vaut d'ailleurs pas que pour les mères de jeunes enfants. Ceci a pour effet que le leurre, ou le semblant ne peuvent plus jouer, et la jouissance qui en découle ne peut plus s'exercer puisqu'ils sont aussitôt qualifiés d'arnaque ou de tromperie. Un titre sur deux dans les journaux évoque des modes de lecture des faits de société de ce type. La loi se ra bat sur la règle, et dans cette opération, le sujet passe à la trappe.

C'est sur de toutes petites choses qu'on le repère, comme la suivante :
Au cabinet, c'est la fin de la séance, et un enfant ne dit pas au revoir. La mère dit à la cantonade : « On dit au revoir à la dame ! », paroles non adressées et pas habitées non plus. Voilà, on a affaire à ce type de phrases, et on n'a plus : «  Paul, tu dis au revoir à Madame Janin. »
Ce genre de formule n'est plus attaché à symbolique phallique. La jouissance qui y est attachée est devenue suspecte, et n'est plus de mise. Le sujet devient un objet social à qui sont prescrits un certain nombre de comportements politiquement corrects.
Et forcément, si la jouissance phallique devient personna non grata, ça va gratter ailleurs. L'éxutoire des pulsions privées de la limite se réalise dans une jouissance qui se trouve alors du côté de la violence, de la destruction et de la haine, d'un franchissement. Nous le trouvons, en ce qui concerne les enfants, dans l'intérêt qu'ils trouvent dans les jeux vidéos toujours plus violents, dans le goût pour les monstres de toutes sortes, dans l'agitation incessante, etc…
En contrepoint, et pour faire arrêt, à défaut de l'inscription effective de la loi avec ses interdits,qui permette le désir avec ses ratages et ses duperies, la protection va se chercher du côté de l'amour.

Nous passons, dans ce type de comportements socialement admis et même induits, des pulsions sexuelles et leurs destins, entre autre celui de la sublimation, aux pulsions non sexuelles où ce qui régit l' économie n'est plus la question du désir, mais autre chose qui est de l'ordre de l'amour et d'un surmoi qui sont désarrimés de la question de la limite.