Notre monde, notre société, manque de générosité ! Lorsque cette plainte surgit, elle précède de peu l'invitation à un renchérissement du côté de la justice et de la solidarité, et donc à en remettre un peu plus au pot, à en rajouter du côté d'une oblativité qui a bien un effet sur notre malaise social, mais qui n'est pas tant de réduction que de déplacement, ne serait-ce que parce que le don solidaire n'est jamais considéré comme le bon. Cette insatisfaction qu'il génère ignore superbement la richesse du don.

Prenons cette formulation, plutôt inattendue, de Lacan, « L'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas. » Voilà qui nous déplace autant sur ce que nous croyons savoir de l'amour, que sur ce que les verbes donner et avoir signifient. Le premier, donner, implique la cession de quelque chose, de quelque bien matériel ou immatériel — on peut donner un objet bien sûr, mais aussi de son temps, un coup de main, de son attention. Cette cession a de plus la qualité d'être gratuite, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une cession définitive et sans contrepartie, en fait et comme nous le verrons plus loin, sans contrepartie immédiate. L'adage enfantin « donner c'est donner, reprendre c'est voler »implique que le don soit un acte irréversible qui fait que l'objet passe du côté du donateur au côté du donataire.

Ceci peut nous aider pour définir le deuxième terme de notre formulation, le verbe avoir. Cet objet cessible, matériel ou immatériel, c'est le donateur qui l'a dans le premier temps du don, et le donataire dans le second temps. Il a donc la possession d'un objet, la disposition d'un laps de temps, d'une quantité de force de travail. C'est-à-dire que l'on peut avoir soit un objet cessible, détachable du corps, soit du temps de travail, ou de plaisir où l'on dispose d'un corps, le sien ou celui de l'autre.

Ces quelques précisions, si elles nous permettent d'entendre ce qui concerne le don du riche qui donne ce qu'il a, ne suffisent pourtant pas pour entendre cette formulation : L'amour c'est donner ce qu'on n'a pas ! Ce que Lacan nous propose est plutôt à chercher du côté d'un don immatériel, d'un objet qui n'est pas cessible comme le temps, la présence, à savoir l'être même du donateur qui est donné sans condition. C'est le don du pauvre qui dit : Je n'ai rien mais je te donne tout ce que j'aie. Et tu n'es pas obligé de me le rendre ! C'est le don de rien, et cela sans condition. Mais comment peut-on ne rien donner, ou donner rien ?

Comme l'étymologie du mot rien nous l'indique, qui vient de rem, accusatif de res, rei, qui désigne originellement le bien, la possession, la propriété, puis la chose, c'est de son passage dans la négation ne…rien qu'il en est venu à se substantiver, si l'on peut dire, pour rien, aucune chose. Histoire d'un mot qui nous rend compte de ce meurtre de la chose qu'est tout symbole. C'est là où la chose attendue est absente, négativée que le rien trouve sa place. Donner ce qu'on n'a pas, rien, c'est par exemple le don qui est fait de l'argent qui n'est pas encore gagné au Loto : « Si je gagne le gros lot, je donnerai ceci à untel… ». C'est un don qui, contrairement au don de ce que l'on a, est entièrement à situer dans la parole, où il prend sa valeur de promesse. Alors que le don de ce que l'on a est à situer dans l'actuel, et peut se faire dans un silence complet.

De plus, dans l'amour, le don est inconditionnel, à savoir qu'il n'attend rien en retour, contrairement au don de ce que à l'on a, qui obéit à la triple obligation : donner, recevoir, rendre décrite par M. Mauss. Tout don oblige le donataire à le recevoir. Tout refus de don est un affront qui exige réparation. Et, troisième obligation, le donataire est en dette à l'égard du donateur ou de quelqu'un d'autre jusqu'à ce qu'il ait fait un nouveau don soit en retour, soit dans une autre direction. C'est à ce niveau du retour que surgit le caractère agoniste du don, à savoir que dans chaque don il y a une part mesurable, sur une échelle de valeur, qui est la valeur d'échange, et puis il y a une part incommensurable, qui correspond à l'écart qui existe entre ce que le donateur estime devoir donner et ce que le donataire estime devoir recevoir.

Et contrairement à l'estimation moderne la plus en cours, que l'on ne reçoit jamais assez, que l'on se fait régulièrement avoir, dans les sociétés étudiées par Mauss l'excès est dans le don, c'est le potlatch. Mais que l'excès soit d'un côté ou de l'autre, ce qui compte ici est qu'il y ait une dissymétrie et un concours agressif pour le combler. Notons que là nous sommes dans la configuration de dons entre riches, entre personnes —big men- ou groupes qui en ont. Et à ce niveau, nous ne sommes finalement pas si éloignés de notre société marchande dans laquelle le don joue une place plus importante qu'il n'y paraît. Dans nos sociétés européennes où l'Etat organise et même impose une redistribution massive, le don est masqué, mais dans des sociétés qui favorisent plus nettement l'enrichissement de quelques uns, il n'est pas rare que les riches donnent des sommes parfois considérables à des fondations permettant aux plus démunis d'accéder à une éducation, un savoir ou encore un art. Ces dons contribuent grandement à la renommée de ces big men, autant sinon plus que l'importance de leur richesse entassée. Mais en général la générosité du don ne fait pas oublier l'agressivité que constitue l'accumulation et la dépense, voire le gâchis de telles quantités de richesses.

Alors, est-ce qu'au fond le moteur de l'économie marchande ce n'est pas encore et toujours le don, en tant qu'il oblige à un lien social qui ne se sépare jamais de sa dimension agoniste, agressive ? Si nous admettons que cette nature conflictuelle du don tient à cet écart qui existe entre ce qui est donné et ce qui est attendu du retour d'un précédent don, nous voyons qu'il existe, au premier examen, deux voies pour réduire ce conflit. L'une est la voie de l'amour, et l'autre la voie marchande ou gestionnaire.

Comment l'amour propose-t-il de résoudre le conflit généré par la dissymétrie entre le don et son retour ? Tout simplement en prônant un don pour rien, un don désintéressé, inconditionnel —c'est-à-dire sans condition de retour. Parmi les nombreuses tentatives dans cette voie, retenons celle qui est connue sous le nom du pur amour, soutenue par Fénelon et madame Guyon, dans laquelle ils prônaient un don absolu, à l'instar du grand donateur, Dieu, qui nous a tant donné qu'il est impossible de lui rendre. C'est Lui le grand modèle du don désintéressé, puisqu'il savait en nous donnant tout ce qu'il nous a donné que nous ne pourrions pas le lui rendre. Alors pour m'assurer l'agapé divine, l'amour désintéressé, dois-je être prêt à sacrifier ce qui m'est le plus cher, jusqu'à et y compris mon fils aîné —cf. Abraham. N'est-ce pas d'ailleurs ce que fera Dieu en retour dans ce grand potlatch cosmique en sacrifiant son propre fils ? Nous ne saurions répondre, mais c'est bien à ce niveau que nous avons à situer l'amour pour le père, qui est le grand Autre symbolique dont nous attendons, dans la religion, toujours autant d'être reconnus et aimés. C'est de cette reconnaissance, de cet amour divin, que l'homme attend son salut. Pour obtenir ce salut, nous savons l'âpreté du débat qui a opposé et qui oppose toujours les tenants de la grâce divine, de l'amour désintéressé, gratuit, et les tenants du salut gagné par les œuvres, par ce que l'on a, par ses mérites, et cela pas seulement dans la tradition chrétienne.

Quant à l'échange marchand, il propose de résoudre le conflit né de la dissymétrie entre le don et le contre-don par une autre voie. Le retour y est considéré comme nécessaire, et par conséquent il est attendu que ce retour soit le plus équitable possible, et pour cela réalisé dans les plus brefs délais. Ainsi l'échange marchand, où le vendeur cède un objet contre une compensation immédiate fixée au moment même de l'échange, réduit au minimum les risques de contentieux. Ce qui est relativement efficace, puisque nous pouvons sortir quotidiennement de nombreux échanges sans avoir l'impression le soir d'avoir laissé une dette, qu'elle soit positive ou négative. Mais si nous sommes rarement réveillés la nuit par l'idée que nous nous sommes fait avoir, ou qu'au contraire le marchand, à vendre au prix où il vend il nous fait un cadeau qu'il faudra bien lui rendre, il existe toujours un reste, une rancœur de fond qui est beaucoup plus abstraite que la rancœur qui naît de la dissymétrie dans un échange duel, rancœur qui prend en compte ce que je fournis comme effort, don de ma personne dans la vie, et ce que je reçois en retour, mon bonheur ou encore mon niveau de vie comme il est dit dans l'économie marchande. Et, à ce jeu, chacun va trouver des responsables, des personnes ou des groupes d'intérêt plus ou moins proches envers lesquels il va pouvoir nourrir une rancune sévère. Nous pouvons même dire que si la visée que nous allons dire utilitariste qui est de chiffrer au plus juste l'intérêt de chacun de façon à maximiser celui-ci, et à minimiser les pertes, n'a pas été sans donner quelques résultats, et en particulier d'interroger et de réduire le sacrifice accordé à l'Autre, il est certain que le caractère agoniste de l'échange ne s'est réduit en rien.

Nous pouvons même dire que plus on cherche à chiffrer, à numériser les différents paramètres de l'échange, et plus l'insatisfaction qui en ressort est importante. Elle est de plus en plus importante puisque en chiffrant entre petits autres les termes de l'échange, nous supposons que le don et son retour sont commensurables, et nous évacuons la dette première que nous avons contractée en naissant, qui elle est incommensurable et donc non remboursable. Et nous sommes tellement en train de l'oublier que la dette contractée à l'Autre est en cours de renversement, à savoir que par exemple tout ce qui est estimé dû aux enfants, tous les droits qui leur sont accordés, fait qu'ils sont de plus en plus nombreux à considérer qu'un certain nombre de prestations, de services doivent leur être fournis par un Autre de plus en plus incarné (Etat, collectivité…). Et ce renversement de la dette n'est pas sans rapport avec la démobilisation croissante que nous observons dans la nouvelle génération à l'égard du travail et de la prise de responsabilité.

Est-ce que la psychanalyse a une alternative à proposer à ces deux voies ? Certes non, mais elle peut déjà permettre une lecture de ces deux systèmes et dégager comment ils génèrent un malaise supplémentaire lorsqu'ils prétendent vouloir fonctionner seuls, c'est-à-dire sans l'autre. Ce « l'un sans l'autre » ne fait qu'ajouter aux tourments de la vie que nous cause notre statut de parlêtre. C'est que l'un et l'autre, en ne situant pas l'objet au même endroit, ne peuvent symboliser le manque qui est aux fondements des échanges.

Revenons à cette formulation de Lacan : « L'amour c'est donner ce que l'on n'a pas ! » Cela suppose que l'objet du don est manquant, mais de quel manque s'agit-il ? Dans le séminaire La relation d'objet et les structures freudiennes, Lacan établit une distinction entre trois manques, ramassées sur le tableau mis en exergue lors de ces journées sur le don, manques de la frustration, de la privation et de la castration. A quel étage du manque pouvons-nous considérer le don de ce que l'on n'a pas ? Ce ne peut être au niveau de la privation, puisqu'elle concerne le don de l'objet que l'on a, en tant qu'objet symbolique, qui de par sa symbolisation est présent sur fond d'absence et absent sur fond de présence. Si c'est moi qui aie l'objet, il m'est présent et absent pour l'autre, qui en est privé. Et si c'est l'autre qui l'a, j'en suis privé. Si bien que l'objet peut circuler entre moi et l'autre, l'alter ego, et manquer à l'un ou à l'autre, mais pas à la réalité, puisque sa symbolisation fait que je sais qu'il est là dans la réalité. Cet objet ne peut donc entrer dans l'échange que dans le cadre d'un jeu à somme nulle -tout ce qui est perdu d'un côté est gagné de l'autre- et par conséquent ne peut être l'objet d'aucun manque appréhendable, puisque ce manque est réel, impossible à représenter, à symboliser. D'où le caractère agoniste de la relation à celui qui est supposé détenir le précieux objet, le père imaginaire et ses représentants. Il n'y a donc aucun amour à rechercher de ce côté-là.

Tableau

Pouvons nous plus situer l'amour du côté de la frustration ? Curieusement oui, puisque si nous n'avons pas l'habitude d'associer l'amour et la frustration, c'est pourtant dans l'opération génératrice d'un manque imaginaire que se crée une tension vers un Autre symbolique qui est d'abord la mère, c'est-à-dire celle qui parle la première à l'enfant, lui imposant ainsi un monde symbolique. C'est elle la grande donatrice primordiale, pour l'enfant ; c'est elle qui a donné la vie et qui ouvre les portes de ce monde immense et semble-t-il infini. Alors comment répondre à la dette que ce don primordial ouvre ? Il existe une solution radicale qui est la solution maniaco-dépressive qui explore par ses deux versants les implications extrêmes de la frustration, à savoir dans la manie d'aller s'offrir à jouir de toutes les promesses symboliques faites par l'Autre primordial -d'où la fuite des idées, la projection dans l'ambiance, les actes consommateurs et festifs- dans une débauche d'énergie impressionnante. Le maniaque offre en quelque sorte son corps à la réalisation des promesses de jouissance du symbolique, dans une fuite métonymique qui n'entame en rien la dette contractée à l'Autre. Et puis il y a le versant mélancolique qui consiste à s'éliminer, dans l'estimation que sa propre existence est une insulte à l'Autre et une menace à la bonne marche du monde. C'est comme cela que le mélancolique se fait cet objet réel, irreprésentable, dont l'existence signerait un manque dans l'Autre, et serait pour lui une insulte.

Cette solution maniaco-dépressive est heureusement rare, mais elle nous permet de nous poser la question de comment nous pouvons supporter l'infinitude de l'Autre. Nous la supportons tout simplement en la refusant. C'est ce à quoi répond la privation. A cet Autre dévoreur, insatiable, on va essayer de faire des offrandes, des cadeaux, du spectacle, en bref on va essayer de lui en boucher un coin. Cet Autre change de nature, il devient un Autre imaginaire, père puissant qui montre le chemin et père fouettard qui châtie ceux qui ne voudraient rien céder. Il s'agit donc ici de renoncer à certaines jouissances pour se consacrer à certaines autres -refoulement et sublimation- dans un mouvement d'échange avec l'autre qui est toujours agoniste. Non seulement il y a à produire cet objet, mais il y a surtout à le faire reconnaître, ce que nous savons n'être pas une mince affaire depuis Caïn et Abel. Ce premier passage à l'acte meurtrier n'est pas né d'autre chose que de cette question angoissante : qui est-ce qui fait le plus jouir l'Autre ? C'est parce qu'il est fait appel à la logique binaire de la privation pour répondre au trou de l'Autre primordial qu'il y a cette course infernale au don et au sacrifice.

Pourtant il existe à côté de ces divers objets symboliques que sont les dons pris dans le registre des pulsions orales, anales, scopiques et invocantes, deux objets symboliques que Lacan indique dans ces leçons comme étant l'enfant et le phallus. Le phallus symbolique, c'est le nom de cet organe que le garçon porte avec d'autant plus de fierté qu'il est célébré par l'Autre symbolique et qu'il lui donne un statut particulier dans le social. Mais pour la fille qui en est dépourvue, cette privation lui vaut un statut différent qu'elle pourra dans certains cas juger défavorable, au point parfois de renoncer à la compétition et aux échanges sociaux régis par la privation, pour s'installer durablement dans la frustration. C'est là l'une des voies hystériques, celle de Cendrillon, de l'anorexique mentale ou de la dépressive qui consiste à refuser l'échange des objets et à y préférer le rien.

Une autre solution hystérique privilégie l'hyper compétition dans l'échange, par le biais d'une spécialisation dans un champ pulsionnel particulier. Cette solution, qui connaît un développement sans précédent dans notre modernité, passe par l'acquisition de compétences qui fournissent les signifiants-maîtres à faire valoir dans la rivalité aux hommes.

Si ces deux voies hystériques, par la place qu'elles accordent à la pulsion, restent asexuées, par leur refus de la différence des sexes, elles n'en pointent pas moins la voie vers un autre manque, dont l'accès est rendu possible par la mise dans le circuit des échanges du précieux objet symbolique qu'est l'organe pénien. A savoir que ce qui pouvait faire sa fierté, voire son sentiment de supériorité, le phallus imaginaire, l'homme va accepter de s'en séparer. Il va renoncer à jouer avec, tout seul en rêvant au pénis maternel, ou avec un petit camarade, pour venir faire don d'un enfant à une femme. Ce don, qui est le don que fait un homme à une femme, qui se doit de le recevoir, et de le rendre au lignage de l'homme qui le lui a donné, répond bien à la triple contrainte de donner, recevoir, rendre et constitue en quelque sorte le don suprême, l'acte suprême qui transcende tous les autres. C'est l'acte autour duquel, en tant que sujet, nous ne cessons de tourner tout au long de notre vie. Nous tournons autour d'un premier acte dont nous sommes nés, puis d'un deuxième acte que l'on va faire… que l'on fait… que l'on a fait -mais qu'est-ce qu'on a fait ?-, voire même d'un troisième acte qui est celui des grands-parents qui par l'après-coup que constitue l'acte de leurs enfants, joue un rôle non négligeable dans la transmission et la symbolisation de cet acte.

Cet acte de don, l'initiative en revient aux hommes avant que les femmes n'aient à le recevoir et à le rendre. Si elles gardent l'enfant pour elles ou leur lignage, ou si les hommes ne veulent pas recevoir ce don et accueillir l'enfant dans leur lignage, nous savons quel type d'ennuis cela peut causer. C'est dire l'importance de l'initiative masculine dans la mise en route de tout nouveau cycle, à chaque génération. Sans elle, aucun nouvel échange ne peut commencer. Et pour cela, il faut que chaque homme puisse prendre en considération qu'il a quelque chose à céder, qui n'est pas l'objet symbolique de la privation, mais l'objet imaginaire qui est supposé donner sa puissance au père. Pour cela il lui faut abandonner l'espoir de calmer l'Autre primordial, la mère symbolique, avec l'objet de la privation, c'est-à-dire qu'il abandonne pour un temps aussi bien ce qui est du registre de la sublimation que ce qui concerne la sexualité homo ou auto-érotique. C'est qu'à ce niveau de la privation s'organise autant la bisexualité qui se développe dans notre social aujourd'hui, que l'échange marchand ou caritatif, autour du don d'un objet qui ne saurait manquer dans la réalité. Aussi, que l'on soit engagé dans l'échange de cet objet symbolique, ou dans le refus de cet échange, pour privilégier le rien de l'amour, dans une dialectique inter ou intra-personnelle entre privation et frustration, le risque est grand de s'enfermer dans ce cycle court dans lequel notre vie sociale semble s'enliser. Que ce soit dans une sublimation professionnelle, artistique ou autre, ou dans une vie sexuelle complètement séparée de la reproduction, nous voyons d'un côté comme de l'autre comment la pulsion retarde ou empêche la reproduction sexuée, et contrarie l'inscription de l'enfant dans le lignage du père. Cet attachement à l'économie du don rend compte des difficultés nouvelles qui se présentent pour accéder à ce manque symbolique, effet de la fonction phallique qui ne peut être que transmise, et non donnée. Pour qu'un homme puisse accéder à sa dignité d'homme, il lui faut pouvoir se soutenir dans un manque qui est radical, puisque pour un temps il n'est et il n'a rien, dès lors qu'il s'est dépossédé de tout ce qu'il avait pour une femme.

La transmission de la fonction phallique, par rapport à tout ce qui peut s'échanger, se donner, constitue en quelque sorte un point fixe. Les ethnologues nous ont appris que dans nombre de civilisations il existe une transmission d'objets qui au contraire des objets d'échanges, sont inaliénables. Ainsi, dans nombre de civilisations il existe des cérémonies initiatiques au cours desquels les jeunes hommes sont mis au contact de ces objets qui sont dans un rapport métaphoro-métonymique aux ancêtres créateurs du lignage, du clan ou du peuple. A l'issue de ces rituels, ces hommes héritent d'un certain nombre de droits et de devoirs. Dans notre tradition, nous avons aussi ce type d'objets inaliénables dont la transmission confère un certain statut à celui qui le reçoit, que ce soit la terre cultivée par les ancêtres, la maison ou l'entreprise familiale. Avec l'extension de l'échange marchand, et le rétrécissement des groupes familiaux, nous connaissons une raréfaction et une privatisation de la transmission de ces objets inaliénables. Rien ne semble pouvoir échapper à l'économie de l'échange, qu'il soit marchand ou celui du don. Le patronyme lui-même, qui a longtemps gardé ce statut d'inaliénabilité, devient un objet hautement valorisé dans l'économie marchande, et depuis peu en France un objet de négociation entre futurs parents de l'enfant à naître.

Si cette évolution peut nous inquiéter concernant la poursuite de cette transmission, nous devons néanmoins garder à l'esprit que le Nom-du-Père n'est pas le patronyme, mais le signifiant inconscient qui est la trace de la première rencontre avec ce manque. En cela il ne peut-être un signifiant présent dans la réalité de la privation ou dans la récusation de l'amour, de la frustration, mais un signifiant inconscient dont s'est autorisé le père réel, celui qui a donné sa semence à la femme qu'il désire. C'est de la référence à ce signifiant qui manque qu'il autorise son désir, qui n'a plus à se faire valoir de ce qu'il a conquis par sa réussite sociale dans le champ de la privation, ni à s'autoriser de la grandeur de sa frustration, de son sacrifice à l'Autre symbolique dont il attend d'être aimé.

La psychanalyse, en prenant en compte ce manque symbolique issu du conflit entre la métaphore de l'amour et la métonymie de la privation, devrait nous permettre de nous guérir de l'espoir d'une victoire d'un camp sur l'autre. Si la grâce et les œuvres, l'utilitarisme et le don n'ont pas fini de se combattre, c'est qu'ils sont au fondement de notre lien social.