La rencontre d'un psychanalyste avec des couples, des femmes et des hommes ayant recours à une demande d'aide médicale à la procréation, lorsqu'ils sont adressés par une équipe de PMA (procréation médicalement assistée) se fait sous des auspices particulières : la demande de rencontrer un psychanalyste ne vient pas forcément d'eux ; elle peut aussi venir du médecin qui les reçoit, ce qui amorcera le travail de différentes manières : soit les personnes sont déjà engagées dans un questionnement et un transfert à leur médecin, qui soutient cette démarche ; soit elles viennent parce qu'on leur a dit, et la parole risque d'avoir du mal à se dérouler.

J'ai eu, dans ce cadre particulier, à rencontrer un certain nombre de personnes depuis quelques années, et il m'a semblé intéressant de réfléchir à un terme qui revient toujours à un moment ou à un autre, et qui est celui d'échec.

De quel échec s'agit-il ? Est-il celui de la science, celui du médecin, ou encore celui de la femme ou de l'homme qui se trouve ici, et qui parle d'échec ?

Comment allons-nous l'entendre, comment pourrons-nous le faire entendre, le faire circuler dans le jeu de la parole qui se déroule plus ou moins facilement ?

En effet, qu'est-ce qu'un échec pour la psychanalyse : dans quel registre pouvons-nous parler d'échec, et comment faire circuler ce signifiant avec ceux du ou des sujets qui viennent nous parler ?

Il me semble intéressant de nous arrêter sur ce terme que nous rencontrons par ailleurs dans de très nombreuses situations, qui n'ont pas à voir avec la question de la fécondation, mais qui vient illustrer cliniquement ce à quoi nous nous trouvons confrontés dans le social actuel : la réussite ou l'échec, un ou zéro, la norme ou le handicap, etc.…

Il s'agit souvent de maîtrise du corps et de ses fonctions, ici celle de la reproduction et de la fécondation, de la gestion de celles-ci, mais aussi gestion du temps, de ses émotions…, et derrière cela il s'agit d'entendre ce qui ne se dit pas, de faire advenir ce qui ne se pense et ne s'éprouve pas toujours en tant que tel : le malheur de ne pas être mère, de ne pas être père, le malheur d'être écarté de cette bénédiction qui semble être donnée à tous sauf à eux : dans la rue, elles ne voient que des femmes enceintes, elles se heurtent aux poussettes. Il y a la douleur, doublée d'un sentiment de jalousie coupable d'apprendre qu'une sœur, une amie attend un enfant. Elles se sentent écartées mais aussi égarées dans un monde qui n'est pas celui de la « vraie vie », comme le dit l'une d'elles.

 Et elles, elles galèrent, de succès partiels en échecs plus ou moins temporaires, de séries d'inséminations en fécondations in vitro, de stimulations ovariennes en prises de sang quotidiennes… car ce qui est particulier dans ces démarches et prises en charges médicales, c'est la fragmentation en un nombre important d'étapes : le succès d'une étape du traitement entraîne la mise en route de l'étape suivante , ce qui amène à penser le passage de l'une à l'autre en terme de réussite ou d'échec.

Cela met en place une temporalité particulière, qui n'est pas régie par un temps de la nature ou un temps socialement organisé, mais un temps non hiérarchisé, ordonné par un oui qui fait que « ça » continue, ou un non qui arrête tout et annule ce qui a précédé. Cette temporalité particulière est très éprouvante. Elle met à mal toute autre temporalité, notamment celle, intime, du couple.

La plupart du temps, lorsqu'elles ou ils viennent parler, les échecs ne sont pas imputés seulement à la médecine ou à la technique. Ils sont presque toujours pris aussi à leur compte, ils se les attribuent pour partie, le plus souvent comme un défaut.

Ce sont plus souvent des « elles » qui viennent parler, leur corps étant le lieu de recel de ce futur enfant attendu souhaité, voulu. Même lorsque l'infertilité est du côté masculin, les traitements concernent la femme dans son corps, et en fait le lieu où ça se passe et où ça se parle. C'est donc ce qui les fait venir plus facilement.

Il y a celles qui d'emblée font un lien, du fait d'une histoire familiale ou évènementielle particulièrement difficile, avec des moments de leur vie, lien de causalité et de sens qui ne facilitent pas forcément un travail…

Il y en a parmi elles qui se trouvent prises par le temps : il y a dix années, entre vingt-huit ans et trente huit ans, qu'elles n'ont pas vu passer. Elles ont travaillé, étudié, fait carrière parfois. Elles sont pour la plupart dans des lieux de travail qui ne font pas, (qui ne font plus ?) la place aux femmes, et dans une temporalité, un temps que je nommerais masculin. Le temps des femmes, à propos de la maternité, est un temps qui leur est compté. Et elles ont soustrait ces dix années de leur vie de femme, en tant qu'une femme peut avoir des enfants. Dix années d'un temps sexué mis entre parenthèse, au profit d'un temps mis au service de l'entreprise consommatrice de jeunesse, ou d'une carrière prometteuse. Il n'est pas rare que ce soient des femmes brillantes intellectuellement, ou dévouées à leur tâche, pour qui c'est la première fois que quelque chose ne se passe pas comme prévu, pour qui c'est, en quelque sorte, le premier échec.

Comment le mettre au travail ?

Premier échec. Rude rencontre avec ce qui de la maternité appartient à la féminité, bien que cela reste méconnu pour elles.

Je disais qu'elles sont éprouvées par cet échec. Il reste à examiner et à regarder de près comment cet affect les travaille et peut, éventuellement, les mettre au travail.

Passer d'un corps soigné de l'extérieur à un corps pris dans le signifiant, voilà le trajet à faire avec elles :

Comment se fait-il que les médecins, avec toutes les découvertes scientifiques et les nouvelles techniques, n'y arrivent pas ? Elles aussi ont mis toutes les chances de leur côté : elles gèrent leur stress en allant faire de la relaxation, de la thalassothérapie, en allant rencontrer un « psy » comme il leur a été conseillé. Elles sont inquiètes, déprimées, stressées. Bref, c'est d'un corps objectivé qu'elles parlent, d'un organisme soigné de l'extérieur. Comment d'ailleurs faire autrement et en parler autrement lorsqu'on est pris dans un tel engrenage du discours social ambiant.

Il est possible pour certaines que cet échec se déplace, s'incorpore et les affecte. On pourrait dire : passer de parler de ces échecs à être parlée par eux. Ce temps de passivation est aussi un temps de subjectivation. Le sujet s'identifie le signifiant, et il ne peut le faire que si celui-ci lui est donné par un Autre, que s'il le rencontre au champ de l'Autre. C'est là le travail que l'on peut attendre de la rencontre avec un psychanalyste dans ce type de demande, où, comme toujours, ce qui est attendu reste méconnu de l'auteur de la demande. Cette rencontre signifiante est une sorte d'accusé de réception d'une lettre en souffrance qui, d'être positivée dans le corps médicalisé, ne peut arriver à destination autrement que d'être portée dans un autre lieu  que le lieu du médical scientifique.

Cela passe, pour le psychanalyste, par la reconnaissance de cette souffrance et de ce qui s'en dit, l'échec, dans une écoute qui ne les positive pas, qui les prend pour autre chose. Il s'agit cependant de ne pas récuser cette prise dans l'imaginaire, mais de l'articuler à la dimension signifiante et donc à la possibilité de faire jouer la polysémie et l'équivoque. Cette disposition d'écoute permet souvent à ces femmes de retrouver leur savoir refoulé et neutralisé par la somme de connaissances scientifiques et médicales qu'elles ont accumulées au cours de leur parcours de PMA et auxquelles elles sont assujetties.

Cette subjectivation permettra que se nouent des corps qui autrement restent disjoints : corps de la science, corps de femme, corps de mère.

Dans L'Envers de la psychanalyse Lacan nous dit, dans la leçon du 8 avril 1970 : « Parler du corps n'est pas, quand il s'agit du symbolique, une métaphore. Le signifiant fait le corps de s'y incorporer. » Et un peu plus loin : « C'est incorporée que la structure fait l'affect, ni plus ni moins ; affect à prendre seulement ce qui de l'être s'articule, n'y ayant d'être que de fait, soit d'être dit quelque part. »

Une remarque peut être faite maintenant :

Ce corps dont elles parlent, dont nous parlons dans nos rencontres, est pris dans les coordonnées de la sexuation et de la mort, de la finitude.

A partir du moment où ce corps, d'être affecté parce que nommé, parlé, n'est plus seulement un organisme, il est pris autrement dans la question de la vie et de la mort. 

Lacan, toujours dans cette même leçon : « Il s'avère que du corps, il est second qu'il soit mort ou vif. Qui ne sait le point critique dont nous datons dans l'homme, l'être parlant : la sépulture, soit où, dans une espèce, s'affirme qu'au contraire d'aucune autre, le corps y garde ce qui au vivant donnait le caractère : corps. Corpse y reste, ne devient charogne, le corps qu'habitait la parole, que le langage corpsifiait. »

C'est ce corps, articulé à la pulsion de mort de cette manière, c'est-à-dire pris dans le langage et la parole, qui est aussi pris dans la fonction de reproduction en tant que sexué, homme ou femme.

De ce fait le temps compté de la fertilité chez la femme peut se concevoir dans une autre perspective que seulement celle d'une limite réelle insupportable parce qu'injuste, c'est à dire ordonné au langage et à la féminité. Le temps du féminin peut prendre sa dimension du fait de se trouver articulé au temps normal, à ce temps masculin où elles se sont exilées en tant que femmes, même si cela implique l'acceptation que ce temps-là, ce temps du féminin maternel est dépassé dans certaines circonstances cliniques personnelles. Cette articulation est le dispositif même du désir pour une femme.

Ces épreuves sont une manière actuelle, une variante moderne de situer ce qui est attendu des filles et des femmes quant au désir organisé par le phallus, et à la castration. Le temps morcelé de la science, détourné de la dimension de la mort et de la sexuation, les étapes décomposées qu'il met en place rendent le repérage encore plus difficile, et donne du grain à moudre à l'injustice imaginaire faite aux femmes.

Ces épreuves posent à nouveau la question d'un père dans une telle disposition, où l'homme du couple est relégué le plus souvent au rang de témoin silencieux du travail réalisé sur le corps de sa femme, elle-même rendue d'ailleurs tout aussi silencieuse.

Ces hommes et ces femmes réduits au silence en ce qui concerne leur fonction de père et leur place de mère, le sont aussi dansleur identité sexuée, du fait de ce que permet la science : assister la procréation en détournant l'exercice de la sexualité du couple, et la réduire à un exercice qui ne doit pas gêner le déroulement des opérations.

Puisque le dossier du Bulletin porte, pour ce deuxième numéro, sur la question du matriarcat, je voudrais me demander si de telles démarches favorisent un retour au matriarcat, ou s'il s'agit d'autre chose.

Charles Melman, dans un article intitulé Le sujet dans le matriarcat, nous dit que pour les analystes, ce qui peut s'appeler un progrès est la reconnaissance des lois qui nous aliènent , c'est à dire les lois du langage. Le passage du matriarcat au patriarcat pour la première fois permet de passer de l'évidence, de la positivité de la fécondation et de la filiation à ce qui est l'ordre de la foi et du pacte symbolique : le père ne tient pas son pouvoir de lui-même, de sa propre personne, il le tient du fait d'être reconnu comme tenant lieu, comme représentant paternel. Si dans le matriarcat la mère est la cause évidente de l'enfant et tire son autorité de cette évidence, dans le patriarcat rien de tel : il y faut un acte de parole, un acte de foi qui engage le père, la mère et l'enfant et le père ne tient pas son pouvoir de lui-même.

« Le père ne tient son pouvoir que d'être en quelque sorte la métaphore d'une instance par elle-même insaisissable, invisible et qui occupe non plus le champ de la réalité, mais du réel. Cette instance phallique qui contrairement au régime du matriarcat se trouve radicalement déplacée puisque sortie du champ de la réalité. »

Le progrès scientifique qui permet l'assistance médicale à la procréation ne va bien entendu pas dans ce sens, puisqu'en réduisant nécessairement l'acte de la procréation à la fécondation scientifiquement réalisée d'un ovocyte et d'un spermatozoïde, il opère dans le registre de l'évidence aussi bien pour la mère que pour le père. Cela a des conséquences, aussi bien pour les pères et les mères, les hommes et les femmes, mais aussi pour les enfants, et pas seulement pour ceux qui sont conçus de cette façon.

Il peut bien sûr y avoir des conséquences particulières pour tel ou tel enfant, ou tel ou tel couple, mais au-delà des histoires singulières, c'est tout un système de filiation qui est bouleversé du fait de la positivation et de la désexualisation rendue possible de la fécondation.

C'est pourquoi, du fait de cette désexualisation, je me demande si l'on peut, pour ce type de filiation, parler encore de matriarcat, ou de retour au matriarcat.

Ce que je trouve plutôt rassurant c'est de constater d'une part que le taux de fécondation réussie et suivie d'une grossesse n'est pas supérieur à celui d'une grossesse normale, et d'autre part que ce taux, qui est de 25%, est nettement inférieur à celui réalisé dans le monde animal où la réussite des inséminations artificielles est de 90%. En effet, que serait une vie humaine où le désir sexuel d'un homme et d'une femme ne procèderait plus du tout à la naissance des enfants ? L'homme reste encore dénaturé par le langage et ses lois !

Peut-être peut-on alors penser, dans ces circonstances, le matriarcat comme une défense contre les conséquences que ce progrès scientifique met en place, et comme une disposition qui maintiendrait que du désir il y ait ?

Alors, avec ce détour par la question du matriarcat qui situe ces tentatives de fécondations dans le contexte plus large de la filiation et de la famille actuelle, est-il véritablement possible de mettre ce que les femmes disent de leur échec au travail, et quelles en seraient les conditions ?

Il me semble que nous ne pouvons pas axer notre écoute et nos interventions sur une interprétation directe de leur infertilité, car ce qui se passe dans le corps, ce qui passe par le corps, n'est pas toujours de l'ordre d'une inscription inconsciente à laquelle il serait possible d'ouvrir un voie et de donner voix de cette ùanière.

 Par contre nous avons à faire entendre, par notre intérêt actif à ce qui peut se dire de leur histoire, échec inclus, que nous sommes des sujets affectés par le langage, par le signifiant. Il nous appartient de transitiver ce qui se dit, au sens où Jean Bergès le disait, de façon à faire entendre le poids de corps, l'incarnation du signifiant pour chacun de nous, de façon également à donner ses chances à un transfert qui ne va pas de soi dans ces conditions là. En effet, le transfert repose lui aussi sur un acte de foi : même si nous sommes tous affectés par la parole et le langage, nous ne sommes pas tous pris de la même manière, aussi nécessaire.

L'écart qui existe entre la procréation assistée, « soignée », et ce qui se passe entre un homme et une femme dans leur intimité n'est pas plus grand que celui qui existe entre le langage scientifique, et ce que nous pouvons nous laisser dire dans l'analyse. Cela nous fait mesurer l'enjeu et la difficulté, ainsi que la confiance nécessaire pour ces personnes qui, bien souvent, ne viennent pas nous rencontrer avec l'idée qu'ils auraient à revenir plusieurs fois s'entretenir avec nous de ce qui fait leur tourment.

A propos d'échec encore, je voudrais terminer sur cette remarque : dans ce mode scientifique de traiter l'humain auquel nous sommes contraints aujourd'hui, tout se dit, se pense et se traite en terme d'échec ou de réussite, c'est à dire en terme d'image, d'idéal, et de dimension virtuelle, que ce soit dans l'ensemble de la médecine, ou que ce soit à l'école ou encore au travail. La question de la possibilité de symboliser ce qui se vit comme des échecs dépasse donc bien sûr largement le cadre des PMA, et c'est toute la question du nouage des registre de l'imaginaire avec ceux du réel et du symbolique qui se trouve ainsi posée dans le quotidien de notre travail et de notre entendement.