Si le droit s'appuyait classiquement sur l'adage  « mater certa, pater incertus », à partir de 1972 le critère de filiation présumée par le père aura perdu pour nous son caractère légal. Au sujet de ce dernier, Freud citait Lichtenberg dans une note de «  L'homme aux rats » : « L'astronome sait à peu près avec la même certitude si la lune est habitée et qui est son père, mais il sait avec une toute autre certitude qui est sa mère », et Freud ajoute que ce fut un grand progrès de la civilisation lorsque l'humanité se décida à adopter, à côté du témoignage des sens, celui de la conclusion logique, - passant du même coup du matriarcat au patriarcat. Conservant aujourd'hui ces termes freudiens, certains constatent ainsi que nous assistons à une émergence du matriarcat.

Dans le monde politique, les chroniqueurs s'interrogent essentiellement sur la différence qu'il y aurait dans l'exercice des plus hautes fonctions du pouvoir entre les femmes et les hommes. Nous y ajouterons une autre interrogation, qui a sans doute des conséquences plus radicales : est-ce que l'autorité change de nature, est-ce qu'aujourd'hui le référent de l'autorité ne devient pas davantage la figure maternelle à la place de la figure paternelle ?

Un journaliste du New York Sun écrit « qu'en ce nouveau siècle où retentissent les tambours de la guerre, un air très doux nous fait tendre l'oreille : celui des mamans au pouvoir », et les psychanalystes s'interrogent également à propos de cette question. Dans son livre « Big Brother - Psychopathologie de la vie politique », M. Schneider constate ainsi que les hommes politiques jouent à la mère et se demande si la politique ne serait pas en train de devenir une affaire de mères avec une action politique s'inscrivant dans une vision maternelle de l'Etat.  Et dans un billet paru dans le journal « le Monde » C. Melman constate l'innovation française dans le champ du politique : une figure du pouvoir restée jusqu'alors inédite serait promue, dont il précise que ce n'est pas le sexe qui en fait l'originalité, mais le référent qui a changé de nature : si l'autorité y constitue toujours l'axe, une fois déclarée cette référence à l'autorité, la démarche politique change. Il s'appuie sur quatre grands traits qui spécifient cette figure et dans lesquelles nous pourrions consentir à reconnaître une figure maternelle : autorité, unicité, irrationalité, moralisme.

Le point que je souhaiterais introduire, et qu'il  nous sera nécessaire de décrypter car il se révèlera lourd de conséquences dans l'avenir, est la recherche biologique de paternité. De façon peut être surprenante nous allons tenter de montrer que cette nouvelle perspective scientifique contribue à ce que l'on appelle l'émergence du matriarcat.

Traditionnellement la référence paternelle est symbolique, au sens où le symbole crée la réalité humaine. La fonction paternelle peut difficilement être définie dans le champ de la réalité, et l'incertitude de savoir « qui » est le père va contribuer à faire que le Nom prenne une importance et constitue la fonction paternelle. Le père est mort, dit Lacan, mais il reste le Nom. Le père est le géniteur, mais c'est le Nom-du-Père qui crée la fonction paternelle avant même de savoir de façon certaine qui est le père.

Déjà Freud insistait sur le fait que cette incertitude de savoir qui est le père impliquait un acte de foi de l'ordre d'un pacte symbolique, - avec cette dimension radicale de réel pour le sujet d'avoir à trancher : c'est lui, ou ce n'est pas lui, le père. Ce qui fait que le psychanalyste est légitimé à se poser la question de savoir qui est réellement le père. En l'absence de toutes relations dans la réalité, cela peut bien être le propre père de la mère, ou lui l'analyste, par exemple.

Il y a une distinction à opérer entre le père de la réalité et le père réel. La distinction de ces deux registres situe la question de la paternité dans le champ du discours, rendant ainsi possible une dialectisation qui pourra se montrer beaucoup moins tyrannique que la rigueur de la recherche de la certitude.

Le patriarcat, tel que l'avance Freud, est un ordre symbolique issu des religions juive et chrétienne qui implique que le père comme instance symbolique de référence (celle que la psychanalyse isolera comme le phallus) n'est plus dans la réalité mais dans le réel. Dans la tradition judéo- chrétienne, Dieu est situé dans le réel : il est inconnaissable. Dans ce registre, il y a un impossible à connaître. La cause peut dès lors être située dans le réel et, de ce fait,  inconnue.

Ce « Un » situé dans le réel n'est pas sans conséquences contraignantes, mais il a aussi la vertu de statuer sur la question de l'origine et d'éviter ainsi que cette quête ne se perpétue. Car après le père,  il peut y avoir la langue, l'identité, la tradition, la terre, la nation, toutes questions sources des plus vives passions…

Aujourd'hui la science permet par une recherche biologique de savoir qui est le père. Il y a d'ailleurs une véritable survalorisation du discours génétique : recherche d'A.D.N, levée de l'anonymat dans le cas d'une naissance sous X, et même demande de la levée de l'anonymat dans le cas de l'insémination avec donneur. Sous ces conditions, le père comme la mère devient certain. La référence paternelle n'est plus alors symbolique, mais dans la réalité. Il n' y a dès lors plus de transcendance au-delà de la référence, ce qui avait l'intérêt de permettre une médiation du rapport à l'autorité : le père en fonction.

Le matriarcat présente l'avantage de régler cette question de la cause. Il ouvre à la certitude de connaitre la cause, ne serait-ce que parce que la mère est cause de l'enfant. Elle est sa cause évidente en ce qui concerne la fécondation. Mais elle est cause aussi de son pouvoir, ne détenant son autorité que d'elle-même, nous pourrions dire de façon naturelle.

Dans la maternité, l'enfant, c'est-à-dire le phallus, est dans la réalité, et ce à la différence du père qui est en fonction et n'est donc que le représentant de cette instance que nous appelons le phallus qui, elle, se situe dans le réel. C'est ce que Freud a pu considérer comme un progrès car la cause n'est plus le père de la réalité, mais le représentant d'un autre père qui, lui, n'est plus situé dans la réalité mais dans le réel. C'est dire qu'il est impossible à connaître, qu'il est abstrait et permet ainsi d'introduire la dialectique plutôt que la certitude. Avec la recherche biologique de paternité, il y a un déplacement du registre du réel au registre de la réalité. La science permet, comme le matriarcat, de savoir avec certitude quelle est la cause. Mais elle la réduit du même coup au registre de l'évidence.

Si le jeu du symbolique est décevant, il permet au sujet d'accepter une part d'inconnaissable. Celle-ci lui demandera de consentir à cet acte de foi qui permet la mise en jeu du désir de l'Autre, - avec ce qu'il a d'énigmatique ainsi que sa réponse fantasmatique à cette énigme.

Quand la réponse est scientifique, nous n'avons plus affaire à la confiance que nécessite la simple parole mais à la certitude. Avec la détermination génétique, nous passons du régime de la croyance au régime de la certitude. Or la psychanalyse nous indique que c'est cette même la certitude qui est en jeu dans la paranoïa. Et Lacan fait la remarque qu'il y a un simple glissement du « y croire », comme pour Dieu, à la certitude du « le croire » propre au paranoïaque.

En privilégiant le père de la réalité, la science va donc privilégier non plus le père réel, impossible à connaître, que Lacan définit comme une construction langagière et qui est aussi l'agent de la castration, responsable d'une opération symbolique, mais le père imaginaire. Autant dire un père privateur responsable d'une opération qui n'est plus symbolique mais réelle, la castration pouvant alors devenir un symptôme ou un traumatisme.

En ce qui concerne la construction subjective du sujet, dans ce régime de l'évidence, l'évènement vécu est privilégié par rapport au fantasme. L'accent sera donc logiquement mis sur un traumatisme de l'ordre de la réalité poussant le sujet à se considérer comme une victime et à en demander réparation. Il n'y a plus, dès lors, à tenter de mettre au jour ce qui est la vérité du sujet, et qui se manifeste dans le symptôme, (puisque le symptôme relève d'une mauvaise réponse adoptée par le sujet), mais à rectifier les conduites erronées qu'il a pu adopter et qui ne sont pas appropriées. Tel est le champ des thérapies cognitivo-comportementales, qui suppose qu'il existe un savoir extérieur au sujet quant à ce qui serait la bonne réponse pour lui, qu'il devra alors apprendre et répéter. Cette façon de penser peut aussi permettre de fonder, par exemple, une politique par les preuves (prônée par un candidat à la présidence de la république) et peut tout aussi bien permettre de fonder une médecine par les preuves, référence supposée de la pratique du médecin aujourd'hui.

L'évidence, l'immédiat, le vécu laissent penser que le défaut est mesurable, qu'il peut être évalué et quantifié, puisque aujourd'hui les vérités privilégiées, comme le remarquait Lacan, sont les vérités numériques.

Nous pouvons constater que ce trait a de grandes conséquences dans le fonctionnement social comme au niveau de la pensée : une cause directe et connue comme mode de référence entretient le rêve déterministe que H. Chneiweiss, rédacteur en chef de la revue « Médecine/Sciences » caractérise par le vœu d'établir, par la description anatomique ou anatomo-fonctionnelle, une relation simple, linéaire, permanente entre des gènes, des cellules, des circuits et des comportements. Saisie par ce prisme, la biologie actuelle pourrait laisser la porte ouverte à la croyance d'un tout biologique déterministe. Car certains faits scientifiques peuvent être instrumentalisés, comme nous le rappelle le déterminisme qui fut à l'origine des pratiques eugéniques des années sombres.

Les comportements humains obéiraient-ils à des schémas contraints que les scientifiques seraient en train de décrypter ? Plus ce projet progresse scientifiquement et plus le rêve semble s'éloigner. Et il convient de se demander, à l'instar de Chneiweiss, s'il ne s'agit pas d'une vieille conception idéologique réactualisée à l'aune de la science.

Faut-il alors faire le simple constat que la névrose normale, la névrose qui exige de nous que nous remplissions notre devoir phallique, c'est-à-dire dans nos conduites et nos actions à illustrer le pouvoir de ce Dieu dont le père de la réalité n'est que le représentant, sera remplacée par une autre névrose qui célèbrera le pouvoir cette fois-ci du Dieu maternel ?

Lacan pour sa part a cherché à savoir s'il existait un autre choix qu'entre le sacré et le ludique de l'évidence. C'est sa tentative de nouer de façon borroméenne les trois dimensions de la réalité humaine : le réel, le symbolique et l'imaginaire. Mais il terminait sur une interrogation : faut-il, pour assurer ce nouage, une quatrième dimension (celle qu'il a appelé sinthome, soit la nécessité du Nom-du-Père), ou peut-on penser qu'un nouage à trois dimensions est possible, qui permette de dépasser la simple alternative du passage du phallus du registre paternel au registre maternel ?