Essai d’approche de ce qui s’articule autour d’un enfant psychotique en institution, par le biais de la formalisation proposée par Lacan dans La lettre volée

Psychanalyse de L'enfant N°1 Que serait aujourd'hui une ‘‘bonne'' institution pour les enfants

Autour de l'enfant psychotique, dans une institution, un certain nombre de scénarios se jouent, inlassablement. Longtemps je m'étais interrogée sur leur nature, j'avais essayé d'en saisir les rapports structuraux. Ces questions qui m'agitaient avaient surgi, quand, jeune analyste, j'avais été travailler dans un petit service de pédo-psychiatrie qui venait d'ouvrir et avait pour vocation de s'occuper de jeunes autistes, ou de psychoses infantiles graves (2).

Il s'agissait d'un service ayant d'excellents moyens financiers, ce qui permettait, sur le plan pratique, d'organiser une prise en charge individuelle des enfants psychotiques par le personnel infirmier. Il n'y avait que douze enfants mais il s'agissait, pour la plupart, de cas très lourds, souvent d'échecs des hôpitaux de jour de la région parisienne.

Ces enfants psychotiques ne parlaient pas, le mutisme étant un de leurs symptômes. Mais les autres, ceux que l'on nommait les soignants, n'avaient pas plus envie qu'eux de parler. Encombrés d'un enfant qui ne leur disait rien, ils étaient très vite encombrés de tout ce qu'ils éprouvaient.

Il y a quelques années, j'ai exposé dans un article (3) les phénomènes cliniques tout à fait particuliers qu'il est possible de repérer dans un tel contexte. Je laisserai ici de côté la tentative de compréhension théorique que j'essayais d'avancer à l'époque, car elle me paraît aujourd'hui à tout le moins insuffisante, mais je reprendrai les observations que j'y faisais sur le plan clinique et phénoménologique, et vous demanderai de suivre avec moi comment, à la lumière de ce que Lacan énonce dans son texte sur «La lettre volée», ces phénomènes cliniques s'ordonnent sur un mode tout à fait saisissant.

En tant qu'analyste on est supposé être là pour entendre quelque chose. Or, dans l'institution c'était le silence. Un silence poli fait pour taire et contenir des mouvements d'humeur et d'agacement envers les collègues de travail. Fait pour taire les envies brutales d'énoncer des jugements tout à fait fâcheux concernant les autres membres de l'équipe. Pourquoi aller pêcher dans ces eaux troubles où chacun pense, non sans raison, qu'il pourrait perdre pied et se mettre tous les autres à dos? C'est que, dans ce silence, autour de l'enfant psychotique, les conflits s'exacerbent. Faute de pouvoir se dire ils s'agissent...

Si les soignants sortaient du silence, c'était, dans un premier temps, toujours pour exprimer un vécu interpersonnel conflictuel.

En essayant d'y entendre quelque chose, ce qui apparaissait tout de suite c'est que, pour chaque membre de l'équipe, ces conflits étaient pris comme une donnée de leurs difficultés de caractère ou de celles de leur collègue. En tout cas ces conflits étaient ressentis comme appartenant en propre à leur personne réelle.

Je découvris par la suite qu'il était, pour chacun, beaucoup plus supportable d'imaginer que les pires conflits étaient le fait de leurs difficultés personnelles, quitte à avoir à reconnaître en soi-même les plus effroyables traits de caractère plutôt que de repérer qu'ils pouvaient se trouver là assujettis au déterminisme du symbolique.

Il est courant d'entendre dire que les équipes s'occupant de psychotiques sont souvent formées de sujets ayant des traits pathologiques plus accentués, plus patents que les personnes travaillant dans d'autres lieux. Il s'agit là d'une affirmation de type psychosociologique dont on voit mal le fondement.

Il m'est apparu en tout cas que ce serait folie de ma part que d'essayer d'entendre ce qui se disait au niveau des particularités  individuelles de la personne réelle de celui qui énonçait ces propos. Et cela pour deux raisons. Il est évident que ces énoncés ayant lieu hors du contexte d'une cure analytique, je n'avais pas à m'adresser à eux en tant que sujets de l'énonciation. Mais encore parce que moi-même j'ai été assujettie à éprouver un certain nombre de choses qui m'ont permis de penser que ce qui se jouait était non pas l'effet des traits caractéristiques de la personne réelle d'untel ou untel mais qu'il y avait là des effets de répétition déterminés par le contact avec l'enfant psychotique. Je fus alors en même temps saisie par ce qui s'ordonnait d'une répétition repérable et nommable et en même temps tout à fait déroutée par le fait que d'autres répétitions, apparemment aussi claires, m'échappaient complètement.

Je reprendrai ici un des exemples cliniques que je citais dans cet article (3) car mon propos n'est pas d'apporter de nouveaux exemples qui viendraient confirmer qu'il y a là, sur le plan clinique, un phénomène tout à fait repérable. Cela me paraît largement confirmé, et par plusieurs autres cas que j'ai pu observer depuis ainsi que par maints faits cliniques qui m'ont été rapportés par d'autres collègues à la suite de cette publication. Je souhaite montrer, à la lumière d'un cas concret, comment une approche théorique en est possible par le biais de cette étude du déterminisme de la chaîne signifiante, telle que Lacan nous la développe à l'aide du conte de La lettre volée (4).

Voici donc un cas clinique: Anne est une petite fille mutique, psychotique, qui a deux ans et demi lors de son arrivée. Placée par décision judiciaire due à une plainte déposée par des voisins pour mauvais traitements, elle avait, étant donné son rachitisme, d'abord été envoyée dans un service pédiatrique où un diagnostic de psychose avait été posé, diagnostic tout à fait justifié. Au moment de l'admission, la mère de l'enfant et sa tante maternelle avaient été reçues par le psychiatre consultant qui avait relevé un certain nombre d'éléments de l'histoire familiale lesquels, évidemment, ne firent sens qu'après-coup. Comme il était habituel dans ce service, l'enfant fut confié à deux infirmières, une du matin et l'autre de l'après-midi, qui l'avaient beaucoup investi et faisaient de leur mieux. C'était un enfant difficile, présentant un important rejet des aliments, allant jusqu'à l'anorexie franche. Cela déclenchait de l'angoisse chez ceux qui s'en occupaient, et très vite apparurent des conflits importants. J'ai alors été amenée à constater que je n'étais pas, moi non plus, neutre en cette affaire, surtout quand j'étais obligée d'assister à des séances de nourrissage, ce qui arrivait parfois.

Je me souviens de mon irritation intérieure envers l'une des infirmières de l'enfant. Elle me donnait l'impression de ne pas savoir tenir l'enfant, ni présenter convenablement le biberon. Bref, je me demandais si elle n'était pas incapable de s'occuper d'un enfant.

Très étonnée, moi-même, par les positions passionnelles auxquelles je me sentais suscitée, je pris le parti d'essayer de faire un travail d'élucidation des images et des chaînes associatives en rapport avec ces positions. Elles étaient reliées à des énoncés concernant l'incapacité de cette femme dans sa fonction maternante, énoncés que je pris soin de noter par écrit. Ce travail d'élucidation me permit de retrouver une position intérieure neutre.

Quelques semaines après, l'interne chargée de l'enfant me décrivit une visite récente de la mère d'Anne dans le service. Celle-ci avait amené sa dernière fille, un bébé de quelques mois. Au moment du départ, l'interne craignant que le bébé n'ait faim avait offert à la mère la possibilité de préparer un biberon dans le service, la famille habitant loin et la mère n'ayant évidemment rien prévu. Dans la cuisine les choses se passèrent mal, la mère donnant l'impression d'être parfaitement incapable, comme si elle n'avait jamais su préparer un biberon ou tenir un bébé. A la fin, l'interne n'y tenant plus s'était substituée à la mère. L'interne était très gênée de parler de toute cette histoire mais les termes qu'elle employa étaient pratiquement les mêmes qui m'étaient venus et que j'avais notés concernant l'infirmière pendant les séances de nourrissage d'Anne. C'est après avoir pu repérer l'insistance répétitive de ces énoncés que je pus aborder cela avec la soignante.

Cette dernière se mit à me parler de son sentiment d'incompétence antérieurement éprouvé. Cela lui permit de décoller d'un rapport imaginaire figé avec cette enfant et une relation beaucoup plus facile s'établit entre elles deux.

Mais cette situation devait venir se rejouer quelque temps plus tard avec l'autre soignante de l'enfant. Une irritation croissante à l'égard de cette femme surgissait dans l'institution. La crise éclata pendant une synthèse durant laquelle de nombreux membres de l'équipe accablèrent littéralement cette soignante de reproches concernant sa façon de faire avec l'enfant. Après cette synthèse, l'interne vint me parler de l'intense hostilité qu'elle ressentait à l'adresse de cette soignante. Parce que je restais attentive à la structure des énoncés qui lui venaient dans ce « procès» » contre la soignante je finis par m'apercevoir que certains d'entre eux reprenaient de façon fort semblable les propos tenus par la tante d'Anne concernant sa sœur, la mère de l'enfant, au moment de l'hospitalisation. La tante avait même été jusqu'à dire au médecin consultant que, sa sœur étant débile, c'était à elle que nous devions nous adresser pour tout ce qui concernait l'enfant. Sa sœur ne comprenait rien, il ne valait pas la peine de discuter avec elle. C'était à peu près les mêmes termes que venait d'employer l'interne à propos de l'infirmière. L'interne elle aussi connaissait les termes que la tante avait employés lors de cette consultation mais n'avait pas fait le rapprochement. Ce dernier fit disparaître l'hostilité, et interne et soignante purent échanger au sujet de ce qu'elles avaient été induites à vivre. La soignante exprima combien elle s'était sentie déprimée, incapable et en même temps un sentiment d'étrangeté pour ce qu'elle éprouvait, comme si elle ne comprenait pas d'où cela lui venait. Ce travail fut suivi d'une importante amélioration symptomatique chez l'enfant.

Mais les aléas de l'organisation des services psychiatriques firent que la première infirmière dut partir et fut remplacée par une nouvelle élève infirmière — allées et venues que l'on ne peut éviter dans les hôpitaux. La nouvelle infirmière avait déjà une pratique psychiatrique; elle fit bonne impression et Anne lui fut confiée. Mais très vite des commentaires apparurent de la part des autres personnes ayant l'enfant en charge. La nouvelle infirmière était trop jeune, mieux valait continuer à travailler avec l'autre soignante d'Anne, laquelle partageait cette opinion, ce qui se soldait par le fait qu'elle ne trouvait jamais le temps de se concerter avec sa jeune collègue. Elle préférait faire confiance à l'équipe s'occupant du groupe d'enfants dans lequel était Anne. Ignorée par les uns, jugée trop jeune par les autres, cette soignante vint m'expliquer qu'elle se demandait si elle ne s'était pas trompée en choisissant la formation d'infirmière psychiatrique. Elle se sentait incapable. D'ailleurs elle se demandait même si elle était capable d'élever un enfant. Elle en parlait comme de difficultés qui lui appartiendraient en propre, qui seraient constitutives de sa personne. Anne évidemment allait mal, depuis une semaine elle était redevenue anorexique et refusait de s'endormir. Et l'équipe attribuait cela à la nouvelle soignante, ce à quoi cette dernière ne pouvait qu'acquiescer. Je me retrouvais à nouveau devant le même scénario répétitif que je dénommais maintenant: la relation entre la mère et sa sœur aînée. Après ce travail, la soignante fut à même de dire que par ailleurs elle avait une fille elle-même et que celle-ci se portait tout à fait bien. Mais c'était comme si dans le service elle n'avait plus été elle-même, mais une autre. A nouveau les symptômes d'Anne disparurent et le travail put continuer sur un autre registre.

Ce que j'avais pu observer là et ce qui est venu se confirmer par la suite dans maints autres cas, c'était ce schéma répétitif se rejouant dans l'institution avec le même texte dramatique, les mêmes rôles, mais ces rôles pouvant être tenus par différents acteurs. Le changement de position par rapport à l'enfant impliquant même un changement de rôle pour un acteur donné, mais le scénario restant fixe ainsi que les personnages.

C'était tout à fait cela que j'avais repéré sur le plan clinique et la métaphore théâtrale s'était imposée à moi. Je remarquais donc, au contact du psychotique, cette résurgence chez le soignant de positions induites, positions que je repérais comme étant excentriques audit soignant. Les rôles de l'incompétent désavoué et du compétent qui désavoue étant interchangeables, celle qui dans une « première scène » jouait la mère, pouvait dans une autre jouer la tante, et cela en fonction de sa place par rapport à l'enfant. Je soulignais, par ailleurs, que des saignants qui avaient des histoires personnelles tout à fait différentes les unes des autres et même des rôles très différents dans l'institution, psychiatres et psychanalystes compris, pouvaient être induits à vivre, ressentir, mais surtout exprimer des choses tout à fait semblables, à tour de rôle, par rapport à l'enfant psychotique.

J'essayais de rendre compte de ces faits d'observation clinique, mais, comme je l'ai dit au début, la théorisation que j'en fis me paraissait insatisfaisante. Ce fut quelques années plus tard, lorsque, ayant à traduire dans une autre langue le séminaire de Lacan sur le Moi (5), en lisant très attentivement ce texte, je fus saisie par la singulière analogie de certains passages avec ce que j'avais repéré et décrit. Ce sont notamment les passages suivants du chapitre sur La lettre volée : « Il s'agit du symbole se déplaçant à l'état pur, auquel on ne peut pas toucher sans être aussitôt pris dans son jeu (5). » « On peut dire que, quand les personnages s'emparent de cette lettre quelque chose les prend et les entraîne qui domine de beaucoup leurs particularités individuelles (5). »

« Tout ce qui peut servir à définir les personnages comme réels — qualités, tempéraments, hérédité, noblesse — n'est pour rien dans l'affaire. A chaque instant chacun est défini, et jusque dans son attitude sexuelle, par le fait qu'une lettre arrive toujours à destination (6). » C'est-à-dire par le déplacement de la lettre.

Frappée par le parallélisme évident entre ceci et ce que j'avais repéré dans l'institution, j'en venais à me demander s'il serait envisageable et cliniquement utile de penser de façon analogique le rôle de la lettre dans la structure du conte de Poe tel que Lacan l'énonce, et celui de l'enfant psychotique dans l'institution. Bref, est-ce que l'enfant fonctionne comme la lettre volée?

C'est pour essayer de répondre à cette question précise que je vais reprendre ici la première partie du texte sur La lettre volée dans les Ecrits (7).

Je vais essayer de montrer que ce qui se repère dans une institution du type de celle que je décris est à prendre comme l'expression du déterminisme de la chaîne signifiante s'exerçant sur l'intersubjectivité des protagonistes. Et ce déterminisme, dans ce type d'institution, est repérable de façon pour le moins aussi criante que celle que Lacan a voulu nous indiquer comme ayant lieu dans la fiction de Poe.

Prenons les choses pas à pas. Le texte sur «La lettre volée », dans les Ecrits, est de 1956, un an après le Séminaire sur« Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse ». Dans ce texte il nous dit :

« L'automatisme de répétition (Wiederholungszwang) prend son principe dans ce que nous avons appelé l'insistance de la chaîne signifiante. Cette notion elle-même, nous l'avons dégagée comme corrélative de l'ex-sistence (soit : de la place excentrique) où il nous faut situer le sujet de l'inconscient si l'on veut prendre au sérieux, la découverte de Freud (8). »

Comme je l'ai dit plus haut, j'avais très vite repéré qu'il s'agissait de répétition dans les phénomènes institutionnels observés, et j'avais parlé de la place excentrique du facteur déterminant: l'enfant psychotique en l'occurrence. Mais Lacan, à propos de la lettre, va plus loin. Il parle d'automatisme de répétition et dit que c'est là qu'il faut situer le sujet de l'inconscient. Si l'on mène le parallélisme jusqu'au bout, ce serait donc l'enfant psychotique qui occuperait cette place de sujet de l'inconscient pour les protagonistes d'une équipe soignante. Cela paraît au premier abord un saut vertigineux. Mais si dire les choses de cette façon éclaire le déterminisme de la lettre sur les protagonistes du conte, cela jette une lumière éclatante sur ce qui se joue entre le psychotique et certaines personnes autour de lui.

Qu'il puisse se passer des choses tout à fait étranges, dont les concepts classiques de transfert et contre-transfert ne peuvent rendre compte, d'autres qui se sont occupés de psychose l'ont décrit et ont essayé d'en rendre compte. Le Dr Herbert Rosenfeld distingue clairement ce qu'il nomme transfert psychotique du transfert névrotique classique. B. Penot et moi-même nous avions essayé de faire fonctionner les concepts de transfert subjectal (9) en opposition au transfert objecta pour rendre compte de ces phénomènes tout au moins odd, bizarres que l'on observe autour de certains psychotiques mais aussi dans ce que l'on pourrait appeler des grandes affaires de destinée.

Récemment encore j'ai pu repérer, hors du contexte institutionnel et autour d'un enfant dont la symptomatologie ne permet pas de parler de psychose, quelque chose de tout à fait analogue. Je n'en dirai ici que quelques mots car l'ensemble du cas doit faire l'objet d'une réflexion théorique commune avec les autres collègues qui y ont été impliqués.

Un consultant, avec qui j'ai l'habitude de travailler, me demande de prendre en charge un enfant, en remplacement d'un premier analyste avec qui la tentative de thérapie n'aurait rien donné: quelque chose qui se serait effiloché, dont il n'y aurait pratiquement pas trace. Ce qui va finir d'éveiller mon attention dans cette demande de remplacement, c'est un épisode qui a lieu pendant une synthèse au sujet de cet enfant. Le consultant, à qui l'on demande le prénom du père de l'enfant, donne, à brûle-pourpoint, celui du beau-père et ne peut retrouver celui du père. Ce père s'est suicidé quand l'enfant était très petit. On ne parle jamais de lui à la maison et encore moins des conditions de sa mort. Je demande des précisions sur la première thérapie de l'enfant, et il m'est répondu, de façon vague, que l'échec est probablement dû aux difficultés personnelles du premier thérapeute. Comme ce genre d'argument me fait me ressouvenir de beaucoup de choses et que j'ai envie de me protéger de la répétition pure et simple d'un nouvel échec — et d'en protéger l'enfant du même coup —, je demande à rencontrer ce thérapeute. Impossible, il s'est littéralement évanoui, emporté par un accident somatique grave et imprévu qui a achevé d'interrompre la thérapie. Voilà qui devient chaque fois plus intéressant. D'autant qu'il y a ma peau, si j'entends bien, qu'il va falloir que je défende! En mettant beaucoup d'énergie contre une inertie tout à fait étrange, le consultant et moi rencontrons finalement le premier thérapeute. II a effectivement été très malade, de façon subite et assez peu compréhensible. II s'avère porter le prénom oublié du père mort et contrairement à ce qu'on m'avait dit au départ, il s'est passé bien des choses d'ordre transférentiel entre l'enfant et lui. Certains dessins assez extraordinaires en portent témoignage. En même temps, nous apprenons que la mère et le beau-père ont entrepris une démarche judiciaire afin que le beau-père puisse adopter l'enfant en lui donnant son nom, qui viendrait donc remplacer celui du père; lequel tomberait dans les dessous. Même s'il est vrai qu'un père qui se suicide fait montre d'une défaillance certaine dans sa fonction, défaillance que sa mort ne fait qu'entériner, le fait de le remplacer permet d'oublier quelque chose qui est probablement du registre du crime.

J'incline à penser que ce qui s'est joué là, dans cette demande de remplacement de thérapeute, est de l'ordre de l'automatisme de répétition, tout comme ce que l'on peut repérer dans les Institutions. Mais ce que Lacan formule dans La lettre volée permet d'aller plus loin et d'énoncer que, dans le contexte donné, cet enfant a occupé pour les protagonistes que nous étions, la place du sujet de l'inconscient. Car cette place excentrique, ex-sistante, du sujet de l'inconscient, c'est quand même bien Lacan qui la met en relief, même si elle est impliquée dans l'œuvre de Freud.

Mais j'oserais affirmer que si cette conception lacanienne de l'automatisme de répétition éclaire remarquablement les phénomènes décrits, inversement ces phénomènes sont une saisissante exemplification de l'automatisme de répétition agissant sur l'intersubjectivité de plusieurs protagonistes. Cette question est loin d'être mineure dans l'œuvre de Lacan, car c'est par elle — et il le dit — qu'il choisit d'inaugurer les Ecrits, posant cette question du déterminisme de la chaîne signifiante, comme princeps.

Parlons donc de cet automatisme de répétition. Ce n'est pas dans le contexte de la cure d'un sujet que Lacan se propose de nous le faire repérer. II est pourtant facile de repérer dans la diachronie de l'histoire d'un sujet la répétition inlassable des situations analogues où vient se reproduire la fixité de la chaîne signifiante. II ne choisit pas non plus le contexte de l'histoire d'une famille, lieu pourtant privilégié pour voir se répéter, tel le leitmotiv d'une bande d'annonce lumineuse, inlassablement, la même chaîne que l'on nomme destin.

Il choisit volontairement de nous démontrer l'automatisme de répétition dans une situation où celui-ci agit sur plusieurs protagonistes à la fois, dans une interrelation qui implique donc une synchronicité, même si plusieurs scènes se succèdent diachroniquement.

Donc, autour de La lettre volée, Lacan va repérer des places — on pourrait dire des rôles — qui ont entre eux des rapports de réciprocité: le Roi, la Reine, le Ministre, la Lettre. Ces places vont pouvoir être, alternativement, occupées par divers personnages. Par exemple, la place de la Reine — c'est-à-dire celle qui possède la lettre — va être successivement tenue par la reine elle-même, puis le ministre et, ensuite, Dupin.

Dans le premier exemple clinique que je vous ai proposé on peut repérer au moins trois rôles principaux: la mère incapable, la tante désavouante et l'enfant. La place de la mère incapable est tenue, d'abord par la mère elle-même, puis par la première soignante, ensuite par la seconde, et enfin par la troisième. Tandis que la tante désavouante est non seulement tenue par la tante elle-même mais, dans l'institution, successivement par l'interne, l'équipe institutionnelle, l'analyste à l'occasion, enfin par la seconde soignante.

Voici donc les rôles; comment l'ensemble fonctionne-t-il? Lacan nous dit qu'une fois le module intersubjectif établi il s'agit de reconnaître un automatisme de répétition, au sens donné par Freud dans Au-delà du principe de plaisir. Et Lacan ajoute: « La pluralité des sujets, bien entendu ne peut être une objection pour tous ceux qui sont rompus depuis longtemps aux perspectives que résume notre formule : l'inconscient c'est le discours de l'Autre (10). »

Nous devons alors conclure que, pour des raisons qui restent à préciser, c'est la place de l'Autre que l'enfant psychotique en est venu à occuper dans l'institution et peut-être aussi dans sa famille. Est-ce que cela est consistant avec ce que nous avons avancé par ailleurs ? Voyons :

Au sujet du conte de Poe, Lacan fait remarquer que la lettre, au contact de laquelle se révèle l'automatisme de répétition pour chacun des protagonistes, que cette lettre est étrangère, externe, ex-sistante à leur histoire personnelle. Ce choix n'est pas fortuit. Lacan a trouvé là une situation exemplaire pour permettre de dévoiler la place excentrique que le sujet de l'inconscient occupe par rapport aux personnes dont il détermine l'attitude intersubjective. Il voulait montrer « la détermination majeure que le sujet reçoit du parcours d'un signifiant (11) ».

Il est aisé de repérer que l'enfant psychotique, que l'équipe n'avait jamais rencontré auparavant, est, pour chacun, étranger, externe, ex-sistant à son histoire individuelle.

Voyons maintenant comment va s'exercer cette détermination majeure. Lacan nous dit: « Ce qui les entraîne domine de beaucoup leurs particularités individuelles. » Cela correspond à ce que j'avais pu repérer dans l'institution. Mais Lacan va préciser les choses sur un mode bien plus abrupt que je n'avais osé le faire à l'époque : « Le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leurs actes, » — sujet est là à entendre comme protagoniste du drame : le Roi, la Reine, le Ministre, etc. — « dans leur destin, dans leurs refus, dans leurs aveuglements (...) nonobstant leurs dons innés et leur acquis social (12). »

Alors voici qui, dans l'institution, était clair: le statut ou les diplômes n'avaient absolument pas le pouvoir d'empêcher quelqu'un de se faire piéger dans la répétition.

« Sans égard pour leur caractère et leur sexe, et que bon gré, mal gré » — dans l'institution c'était plutôt mal gré — « suivra le train du signifiant tout ce qui est du donné psychologique (12) » Ce que j'avais pu observer en institution était ceci: chez des gens ayant une structure apparemment autre que perverse, le fait d'être positionné d'une certaine façon par rapport à un enfant psychotique entraînait l'un puis, successivement, d'autres, à mesure qu'ils occupaient cette place, à vivre des scénarios pervers, dont la fixité, de la thématique ne pouvait pas ne pas retenir l'intérêt. Des collègues m'ont fait part de l'étonnante répétition qu'induisent certains enfants battus qui sont placés de ce fait dans des familles nourricières, connues des services sociaux comme de ‘‘bonnes familles'' et où l'on verra néanmoins se reproduire le même scénario autour de l'enfant. Ce scénario pervers, dans sa fixité, est encore capable de venir se reproduire dans une nouvelle famille à laquelle, en désespoir, il arrive que ce genre d'enfant soit confié. Car la tendance naturelle est de croire que l'enfant n'a fait que dévoiler la structure perverse de celui à qui il a été confié. Et l'on déploie en vain de gros efforts pour trouver quelqu'un qui aurait une autre structure. Car, à mon avis, ce n'est pas le caractère personnel de celui à qui l'enfant a été confié qui se fait jour en cette occasion. Je dirai même que souvent l'adulte en question se met à agir de façon contraire à sa pente naturelle. Une soignante extrêmement active et dynamique était devenue, un certain temps après qu'on lui eut confié telle petite fille autiste, absolument passive et muette.

Ce serait maintenant le moment d'aborder la question du titre de cet article, tout comme celui du texte de Lacan. Si dans la question de lettre volée il s'agissait de faire, évidemment, une allusion directe au texte de Lacan, il n'en reste pas moins que ce terme « volé » est très problématique. Car volé implique que l'on puisse posséder la lettre, ou l'être. Y a-t-il dans le conte de Poe ou bien dans l'institution un moment où l'on pourrait affirmer que tel protagoniste possède la lettre ou bien l'enfant? Ce qui apparaît est plutôt le contraire. C'est la lettre, et l'être de l'enfant, qui possède chacun des protagonistes à tour de rôle. Ceci est d'ailleurs pensable. S'il s'agit du déterminisme de la chaîne signifiante agissant sur les sujets, nous ne faisons là que rappeler d'anciennes vérités. Saint Augustin affirmait déjà que le discours possède le sujet, et non pas le contraire.

Mais Lacan fait remarquer que le titre en anglais est The purloined letter et que là Baudelaire a trahi Poe, car purloined vient de l'ancien français comme loin, éloigner, longer. Mais il est à entendre dans le sens de mettre de côté, mettre à gauche, plutôt que mettre au loin.

Et c'est bien de cela qu'il s'agit pour l'enfant placé en institution. Je parle ici des institutions qui ne se contentent pas de remplacer l'institution école, c'est-à-dire que je ne parle pas des hôpitaux de jour, encore que les phénomènes décrits s'y jouent aussi. Je me réfère à ces lieux qui remplacent l'institution famille, comme celui de Bettelheim ou celui dont je parle ici. Il est indubitable que, là, l'enfant a été mis à distance, mis de côté, mis à gauche.

Comment se dévoilent et la structure du conte et la structure du cas

Comme Lacan le fait remarquer, la structure du conte est assez simple. Il y a trois scènes dramatiques, décrites au cours de deux dialogues, dans lesquels ces scènes sont énoncées et commentées. Et ceci est tout à fait particulier à la structure de ce conte, car, s'il n'y avait pas ces commentaires il n'y aurait pas de mise en scène, dans le sens d'un script repérable. Ce n'est que par le biais de ces commentaires que nous prenons connaissance des trois scènes. C'est-à-dire : celle où le Ministre dérobe la lettre à la Reine, sous les yeux du Roi qui n'y voit rien, celle où Dupin repère la lettre sous les yeux d'un Ministre lascif et passif, qui n'y voit rien, et celle, finalement, où un Dupin, soudain assoiffé de vengeance, fait l'échange de cette lettre contre une autre de son cru.

Lacan emploie des allusions cinématographiques — celles qui m'étaient venues, par rapport au cas institutionnel, étaient théâtrales — pour montrer que, sans le commentaire des dialogues, le drame aurait eu lieu de toute façon mais « que l'action en resterait, à proprement parler, invisible de la salle, — outre que le dialogue en serait expressément et par les besoins mêmes du drame, vide de tout sens qui pût s'y rapporter pour un auditeur — autrement dit que rien du drame ne pourrait apparaître ni à la prise de vue, ni à la prise de son, sans l'éclairage à jour frisant, si l'on peut dire, que la narration donne à chaque scène du point de vue qu'avait en la jouant l'un de ses acteurs (13) ».

De même, dans l'institution, il convient d'aménager un praticable, si l'on souhaite que les automatismes de répétition puissent être repérés; quelque chose de l'ordre d'un plateau et d'un éclairage. Ces métaphores scéniques évoquent celles de Lacan. Il va de soi que les drames, eux, se dérouleront, même et surtout si l'on n'éclaire pas.

Ceci soulève la question de savoir si ce genre de repérage de l'automatisme de répétition dans une institution, est quelque chose qu'il convient de pratiquer pour que ce soit une « bonne institution ». Ce qui revient à s'interroger sur l'utilité ou non de procéder à ce genre de repérage comme temps nécessaire dans le traitement des psychoses. Je n'essayerai pas, dans le cadre de cet article, de répondre à cette question qui me paraît assez complexe. Mais ce que je peux dire, c'est que dans l'institution en question, souhaitant comprendre mieux ces mécanismes, je m'en étais donné les moyens. C'est-à-dire que dans l'institution, il y avait des lieux qui avaient une fonction semblable à celle des dialogues dans le conte de Poe.

- D'abord, j'avais des entretiens avec les membres de l'équipe s'occupant d'un même enfant. Puis — comme Dupin s'était fait avoir, et que cela exposait tout autre à se faire avoir aussi — nous avons trouvé plus intéressant de fonctionner à deux analystes, car on est rarement, au même moment, le Dupin de la même fable.

- Ensuite il y avait les réunions intra-groupe. Pour essayer de vous en faire entrevoir le fonctionnement je vous demanderai d'imaginer ce qui pourrait se dire si, à la fin du drame de Poe, l'on réunissait les protagonistes des deuxième et troisième scènes, pour repérer avec eux les rôles auxquels ils avaient été suscités ainsi que les positions subjectives dans lesquelles ils s'étaient trouvés assignés. Cela implique que l'on considère l'enfant psychotique comme sujet central du drame. Or, c'est ce que Lacan dit être la place de la lettre.

Je parle ici, volontairement, de la deuxième et de la troisième scène, car la première, que Lacan dénomme primitive, est une scène mythique, du type de celles ayant eu lieu avant l'entrée de l'enfant dans l'institution. Il nous est, parfois, arrivé d'avoir accès à des fragments de cette scène première. Dans l'exemple donné, nous avions pu recevoir la mère et sa sœur, puis la mère et son nouvel enfant. Mais ce qui se révèle dans ces fragments me paraît plutôt de l'ordre d'un écran par rapport à une autre scène, encore plus originaire, qui, elle, doit rester voilée.

Abordons maintenant les rapports structuraux instaurés entre les dramatis personnae.

En commentant le texte de Poe, Lacan fait remarquer que, s'il parle d'actions répétitives, ce n'est pas de la simple réunion de traits semblables que résulte une vérité quelconque, mais de l'intersubjectivité entre les divers personnages où les actions des scènes se motivent. Cela inclut les mouvements passionnels des uns par rapport aux autres. Lacan en parle explicitement quand il commente l'attitude finale de Dupin, lequel, dès qu'il sait que la lettre va être en sa possession — c'est-à-dire dès la fin de la deuxième scène, où il a repéré la lettre sur la cheminée —, va être pris dans l'ombre de la lettre et va devenir un autre homme.

De même, dans l'institution, l'analyste pouvait se retrouver pris dans la trame du drame. Tout analyste, médecin-chef ou Dupin qu'il fût, il lui était bien difficile d'échapper à ce que Lacan dénomme dans le texte de La lettre volée la suprématie du signifiant dans le sujet. Mieux valait le savoir. Dès lors, ce qui pouvait être fait était d'élucider au mieux la position que l'on était tenu d'occuper pour en élucider les effets. C'est-à-dire de ne pas trop faire l'autruche...

Il est temps, maintenant, d'aborder la question du regard.

Lacan fait remarquer qu'il y a dans la démarche logique de Dupin, avant de conclure, un temps où le regard joue un rôle non négligeable. Dupin est chez le Ministre et, de ce regard voilé par les lunettes vertes, il cherche la lettre. Avant même de l'avoir vue au-dessus de la cheminée, il voit la transformation, la féminisation du détenteur de la lettre sur la personne du Ministre, ce Pâris alangui, comme il dit. Il y a donc quelque chose du registre visuel dans ce temps pour comprendre. Lacan, d'ailleurs, à ce moment précis fait explicitement référence à l'article sur le Temps logique (14), où cette question du regard est traitée aussi.

De même, dans l'institution, il y avait une dimension qui se donnait à voir. En voici un autre exemple clinique :

Frédérique était un très joli petit garçon blond, que beaucoup comparaient au Petit Prince. Il ne présentait pas les symptômes typiques de ce qu'on appelle, communément, les psychoses infantiles. Il avait probablement dû être étiqueté comme gravement caractériel. Pour ma part, je pense que les troubles du comportement, que des enfants comme lui présentent, sont des sortes de délire agi. Cet extraordinaire bambin avait fait « rendre leur tablier» à un certain nombre d'équipes institutionnelles, non seulement à sa famille et à l'école maternelle, mais encore à un hôpital de jour ainsi qu'à un service psychiatrique parisien très connu. Autour de cet enfant se répétait toujours un même scénario à plusieurs protagonistes : une ou plusieurs femmes se mettaient littéralement à jubiler face à l'impuissance d'une autre, ou d'un autre — car ce rôle pouvait être tenu par un homme — qui se montrait là dans l'impossibilité de venir à bout de cet enfant. « Le chœur » des spectateurs restait paralysé, fasciné, devant le spectacle de ce petit enfant pris soudain d'une dextérité, d'une agilité extraordinaire, faisant tourner en bourrique ce seul ou cette seule à penser qu'il convenait de lui faire entendre raison. Le ou les membres de ce « chœur » présentaient toujours une même caractéristique qu'ils donnaient à voir: un énorme sourire de béatitude leur balafrait la figure. Il va sans dire que dès que l'on pouvait échapper à ce scénario fascinant, et que les autres soignants étaient capables de soutenir celui qui se coltinait l'enfant, celui-ci perdait tout aussitôt sa force extraordinaire et cette nécessité de jouer un super héros, pour redevenir un petit garçon douloureux et triste, mais capable de demander à être consolé et rassuré. Mais il était très difficile de se détacher du modèle fascinant. Ceci ne pouvait être effectué qu'après un long travail d'élucidation des positions des uns et des autres. Pour ceux qui n'étaient pas pris dans l'ombre de cet enfant, cette difficulté était difficile à saisir. Ainsi la surveillante générale qui, de par sa fonction, avait une position en retrait dans cette affaire, avait du mal à ne pas penser que si des choses, apparemment si faciles à régler, prenaient la tournure de ce scénario jubilatoire, c'est qu'il y avait là de la part des soignants, de la mauvaise volonté, voire du plaisir pervers. Un jour où il y avait peu de soignants, cette surveillante s'était directement occupée de l'enfant tout un après-midi. En fin de journée l'infirmier chargé de Frédérique était rentré des courses où il avait acheté un énorme et superbe rouleau de papier pour les travaux des enfants. Frédérique se précipite, lui arrache le rouleau des mains et en quelques secondes le débobine sur des dizaines de mètres de couloir, le rendant tout à fait inutilisable. En entendant les cris de l'enfant et les appels à l'aide du soignant, je sors de mon bureau à temps pour voir la surveillante immobile, fascinée, le visage éclairé par un grand sourire de jouissance : elle avait pris place à son tour dans la ronde des personnages...

La lettre volée en tant que signifiant

Pour que la lettre, ainsi que l'enfant psychotique dans l'institution, puisse avoir de tels effets sur les sujets, cela nécessite de la penser en place de signifiant. Lacan va essayer de montrer que telle est bien sa place. Je vais essayer de le suivre, pas à pas, et voir si cela peut aussi s'appliquer à ce qui se repère dans l'institution autour de l'enfant psychotique.

Lacan s'interroge tout d'abord sur ce qui fait notre plaisir, l'intérêt du conte pour nous.

Réside-t-il dans le fait qu'à la fin tout le monde ait été joué ?

Dans le type d'institution que j'ai décrit, tout observateur risquait de devenir à son tour acteur, et ce à son corps défendant. Et pour ce qui en est d'être joué — dans le sens où les marionnettes le sont — cela arrivait, à un moment ou à un autre, à chaque membre de l'équipe.

Ce que Lacan, à propos du conte, décrit fort bien : « Ce n'est pas seulement le sujet, mais les sujets, pris dans leur intersubjectivité, qui prennent la file, autrement dit nos autruches, qui, plus dociles que des moutons, modèlent leur être même sur le moment qui les parcourt de la chaîne signifiante (15). » Chaîne dont l'enfant est apparemment porteur.

Pour l'analyste, en tout cas, le plaisir ne peut pas être celui de voir les autres se faire avoir, lui-même pouvant aussi, à l'occasion, être pris. Mais il y a probablement quelque chose de plaisant dans le fait de repérer combien la vérité a une ordonnance de fiction.

« C'est incroyable, il faudrait l'écrire », disait tel ou tel soignant après avoir repéré par quoi il avait été joué. Le plaisir réside dans le repérage de l'ordonnance.

A propos de la lettre en tant que signifiant, Lacan dit aussi que le message de la lettre « appartient bien à la dimension du langage (16) ».

Il fait remarquer que nous prenons connaissance de la scène qu'il appelle primitive, par un double, et même un triple filtre. Le narrateur, qui nous la décrit, l'a entendue du Préfet de Police, lequel la tenait de la Reine. C'est cette retransmission multiple du message qui fait dire à Lacan que ce message appartient à la dimension du langage.

Voyons si ceci est vrai aussi dans l'Institution. Dans l'exemple cité au début de l'article, la scène que j'ai décrite entre l'interne et la mère, m'avait été racontée par l'interne. L'épisode entre la mère et sa sœur m'avait été raconté par le consultant, et je le retransmis, à cette occasion, à l'interne.

Ce qui me parvenait était souvent de l'ordre d'une séquence de mots, d'un discours repérable par rapport à un autre fragment de discours qui employait un même agencement de mots semblables, parfois même identiques. Ce fut, par exemple, le cas quand l'interne me décrivit sa colère contre la mère d'Anne, en employant les mots que j'avais écrits sur le papier à propos de ce qui m'était venu concernant l'infirmière de cet enfant. Ou encore, les mots que cet interne employa pour parler de son mépris de la nouvelle soignante, furent très proches de ceux que la tante avait employés pour parler de la mère.

Lacan va plus loin. Il rappelle que le signifiant tue, pour autant qu'il (...) matérialise l'instance de la mort (16).

Est-ce que l'enfant psychotique peut avoir lui aussi un effet du même ordre?

Voilà quelque chose d'admis par ceux qui s'occupent d'institutions de ce type. Quoique n'ayant pas nécessairement lu La lettre volée de Lacan, certaines de ces institutions organisaient il y a peu des journées intitulées : Les soignants à hauts risques.

Dans l'exemple que j'ai donné à propos du remplacement de thérapeute, la dimension mortifère du contact avec l'enfant en question est assez criante. Davantage encore que dans le conte de Poe.

Bien sûr, face à une pareille dimension mortifère, la question se pose de savoir si, justement, la « bonne institution » ne serait pas celle qui éviterait ce genre d'effets, en empêchant un trop grand rapprochement avec le psychotique, ce qui est le mode de fonctionnement classique de nos bons vieux asiles.

Personnellement, je ne suis pas encore au point de pouvoir conclure. Mais quelque chose me paraît évident: si dans le cas des adultes psychotiques ces structures asilaires à distance, munies de garde-fous, peuvent être utilisées — et je n'entre pas ici dans un débat concernant leur plus ou moins bonne adéquation —, dès lors qu'il s'agit d'enfants, par contre, cette distance, cette barrière garde-fou, se révèle tout à fait incompatible avec les soins directs que le petit d'homme nécessite ; ne serait-ce que le besoin qu'il a, jusqu'à un certain âge, d'être porté.

En conséquence de quoi, dans les institutions pour enfants, il s'agirait d'éteindre les lumières, de couper le son et laisser se dérouler le drame dans le noir de la méconnaissance. C'est ce que Lacan nomme : faire l'autruche. Car, qu'on le veuille ou non, le drame ne cessera de se répéter, en coulisse, avec ce que Lacan appelle cette fixité des bandes d'annonces lumineuses.

Lacan parle ensuite de la matérialité singulière du signifiant, en bien des points, dont le premier est de ne point supporter la partition (16).

Il fait remarquer qu'il n'y a pas de partition possible de la lettre. Mettez-la en morceaux, elle reste toujours une lettre. On ne peut la faire précéder d'un partitif. On ne peut pas dire qu'il y a de la lettre comme on dit qu'il y a de l'amour ou de l'agressivité.

Eh bien, pour l'enfant c'est pareil. Il y a bien des institutions qui essayent de le mettre en morceaux, sur le plan psychique. Il n'en devient que plus psychotique et donc encore plus apte à fonctionner comme signifiant déterminant les positions intersubjectives des protagonistes de son scénario.

Les tentatives de mise en morceaux sur le plan physique ne se montrent pas plus concluantes. On sait bien quel rôle extraordinairement déterminant un enfant mutilé ou mort peut jouer dans le destin de ceux qui lui sont proches.

Puis, Lacan nous montre que la lettre peut manquer à sa place, ce qui est propre à la dimension symbolique et non pas au réel.

Lacan fait remarquer que la lettre manque à sa place de lettre cachée, puisqu'elle ne l'est pas et que c'est pour cela que les policiers ne la trouvent pas. Elle manque, comme un livre est dit manquer dans une bibliothèque, quand il ne se trouve pas à sa place, même s'il est placé sur le rayon d'à côté. Ceci, pour montrer l'appartenance de la lettre au registre symbolique.

En est-il de même pour l'enfant psychotique ?

Le sentiment que l'on peut avoir face à un enfant comme Frédérique, par exemple, c'est qu'il occupe une place autre que la sienne, surtout au moment de ses « crises », où la dimension tout à fait aliénée de phallus maternel était criante. Je dis était car chez Frédérique le type de travail d'élucidation, dont je parle ici, a permis une diminution très considérable du symptôme.

Mais peut-on parler de l'enfant dans une dimension symbolique ? Lacan a introduit, pour ce qui en est du père et de la mère, les distinctions entre réel, imaginaire et symbolique. Je pense qu'il conviendrait de les appliquer ici à l'enfant. Ce qui apparaît souvent, c'est la difficulté des parents à les voir comme enfants réels, enfants malades, souffrants.

En tout cas un tel enfant est, pour le groupe familial, symbole de quelque chose, qu'il s'agit de déchiffrer. Reprenons notre premier exemple ; celui d'Anne. Etant mulâtre, elle porte sur sa peau un message qu'on ne peut pas ne pas voir, message que celui qui s'en était imaginé le père pendant toute la grossesse de la mère, n'a pas pu ne pas recevoir : de sa paternité il n'en était rien. La mère et la sœur sont blanches, ainsi que le mari de cette dernière. Le contrat familial reposait sur des rapports incestueux entre la mère et son beau-frère. Un premier enfant était né de ces rapports et avait immédiatement été déclaré comme appartenant au couple de la tante et de son mari. C'est-à-dire que la sœur de la mère avait réussi à faire passer et inscrire l'enfant de sa sœur comme si elle l'avait conçu elle-même avec son mari. Anne, deuxième enfant de cette mère, portait sur elle la preuve de l'infidélité au contrat incestueux, la mère bafouant son beau-frère de sa place de père. Ce dévoilement de la rupture de contrat avait fait scandale, et les mauvais traitements subis par l'enfant n'étaient peut-être pas sans rapport avec la désillusion de paternité de ce beau-frère, ancien légionnaire.

Or, nous retrouvons quelque chose d'analogue dans la lettre comme support d'un message, impliquant un secret et supposant un destinataire. Lacan souligne que, pour ce qui en est de la lettre de Poe, son contenu restera, jusqu'au bout, voilé. Nous ne saurons s'il portait un message d'amour, de trahison ou de délation. Ce que l'on sait c'est que la Reine ne saurait le porter à la connaissance de son Seigneur et Maître (17). Lacan insiste sur ce double lien d'engagement de la Reine auprès du Roi: elle n'est pas que sa conjointe, elle est aussi sa sujette. Il y a donc double contrat et cette dimension de rupture de contrat que la lettre dévoile est, pour Lacan, tout à fait essentielle *. Il souligne aussi combien il ne s'agit pas du registre « névrotique » de la culpabilité ou de la faute. La lettre est, en elle-même, porteuse du signe de contradiction et de scandale.

Ce n'est pas sans rapport avec ce qu'Anne, avec sa peau foncée, dénonce comme rupture de contrat. Elle aussi est porteuse de contradiction et de scandale.

Donc, la Reine se doit de s'assujettir à la loi du Roi, son Maître et Seigneur. L'existence de la lettre implique que cette loi du Roi est, par quelque côté, bafouée. Serait-il possible d'aller un peu plus loin et de se demander si cela n'entretiendrait pas quelque rapport avec la question de la métaphore paternelle ? On sait le rôle que Lacan attribue à la forclusion du nom du père dans les structures psychotiques. Il s'agit, bien sûr, de psychose chez les adultes et il est possible que ce que l'on dénomme « psychose infantile» soit d'un autre registre, et que la question du père en tant que métaphore paternelle s'y pose d'une autre façon.

En tout cas dans les deux premiers exemples cités, où l'enfant faisait preuve d'une sorte de pouvoir de pur signifiant sur les protagonistes du drame autour de lui, la question du père se posait. Pour Anne, c'était dans la couleur même dont elle était parée. Quant au petit garçon que l'on m'avait demandé de prendre en psychothérapie, la question du nom du père était tout à fait centrale, si l'on peut dire, car il s'agissait justement de l'enlever pour y substituer un autre, le nom de celui qui par la procédure d'adoption souhaitait en devenir le père, mais qui vraisemblablement se trouvait lui-même possédé, dans cette affaire, par cet enfant en place de signifiant.

Ce qui nous mène à parler de la dimension de rapport narcissique à la lettre.

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* « L'existence de la lettre la situe (la reine) dans une chaîne symbolique étrangère à celle qui constitue sa foi (18). »

« A tomber en possession de la lettre — admirable ambiguïté du langage — c'est son sens qui les possède (12). » C'est en parlant des modifications subies par le Ministre que Lacan s'exprime ainsi. Il explique que, pris dans cette relation duelle imaginaire, ce dernier ne voit plus la situation symbolique qu'il avait pourtant si bien perçue lors de la première scène: c'est-à-dire celle dans laquelle il dérobait la lettre à la Reine. Lacan parle de la féminisation du Ministre, qui féminise à son tour la lettre qui le — qu'il — possède. Dans cette relation narcissique à la lettre, il ne peut que se féminiser, devenir comme la Reine, et cela à son insu.

Ce rapport narcissique va plus loin : d'une écriture féminine il s'adresse la lettre à lui-même. Lacan note, fort surpris, que ni Poe ni Dupin ne relèvent le fait que cette lettre est maintenant marquée du sceau du propre Ministre. Il lui imprime sa marque. Acte incohérent et gratuit qui a donc, au niveau de l'inconscient, d'autant plus de valeur. On ne s'adresse pas habituellement des lettres à soi-même.

Quelle nécessité le pousse donc à marquer cette lettre de son propre sceau ? Et quelle nécessité pousse le beau-père, dont nous parlions, à faire porter à l'enfant son propre nom ? Cette démarche semble pourtant tout à fait vitale pour cet homme, dans la situation où il se trouve. A propos de cette étrange compulsion, voici un exemple qui a eu lieu dans le service. Une autre petite fille autiste, Sylvie, a été confiée à un infirmier, Gérard. Il s'en est énormément occupé et a été assujetti à vivre des choses assez difficiles à propos desquelles nous avons travaillé régulièrement. Un jour il me raconte l'affaire suivante : l'enfant avait grandi et il était las de dire et redire aux parents d'apporter de nouveaux vêtements; il demanda donc autour de lui, dans sa famille, qu'on lui passe des affaires pour la petite fille. Or, ce matin-là, au moment de sortir avec elle pour une promenade, il s'aperçoit qu'il lui a mis un imper rouge qui porte une marque: un prénom avec un nom. Le prénom est Sylvie — le même que celui de la petite fille — et le nom de famille est celui de Gérard. Pris d'effroi, il jette l'imper à la poubelle et vient m'en parler.

Continuons notre travail d'approchement. « La lettre est le sujet véritable du conte (18) », énonce Lacan.

Sujet est ici à entendre comme celui qui détermine les attitudes et les vécus intersubjectifs des protagonistes. C'est la place que nous avions déjà repérée comme celle de l'enfant psychotique. Mais il ne convient pas d'entendre ici sujet, en tant qu'il s'agirait d'actes volontaires de la part de l'enfant, menant tout le monde par le bout du nez autour de lui. Et si je le souligne ici c'est que l'on entend souvent parler, dans les institutions, du vouloir ou du bon plaisir de l'enfant à propos d'affaires telles que celles citées dans les exemples. Auquel cas, il faudrait parler aussi du vouloir et du bon plaisir de la lettre ! Il faudrait supposer ses effets comme émanant du moi de la lettre. Voici encore une démystification que ce conte permet. Il est vrai qu'une lettre, ça ne rit pas. Tandis que l'enfant psychotique ricane parfois, ce qui permet aux imaginations fertiles d'y voir l'expression d'une satisfaction personnelle.

Il nous reste à voir la question du trajet propre de la lettre. Trait où s'affirme ici son incidence de signifiant (18).

Voici ce que dit Lacan: « Le signifiant ne se maintient que dans un déplacement comparable à celui des bandes d'annonces lumineuses ou des mémoires rotatives (18). »

Comme cela a été montré pour l'institution, le trajet de l'enfant, dans les rapports qu'il instaure entre les protagonistes autour de lui, finit par dessiner comme le texte d'une bande d'annonces lumineuses, texte auquel se soumettent les protagonistes tout en croyant ne l'avoir jamais lu. Ceci peut arriver parfois même après que le texte ait été déchiffré. Mais dans ces cas il y a eu permutation des rôles et c'est à une autre place que les sujets se resoumettent au texte. Dans l'exemple d'Anne, l'infirmière qui avait été prise dans le rôle de « mère », va se retrouver, plus tard, dans celui de « tante », par rapport à une autre jeune femme occupant son ancien rôle de « mère ».

C'est ce que Lacan repère comme automatisme de répétition.

En guise de conclusion, je voudrais aborder ce que Lacan nomme« la détermination absolue que le sujet reçoit du signifiant ».

C'est à propos de ce qui arrive à Dupin à la fin du conte ; plus exactement à partir du moment où après sa première visite chez le Ministre, il sait qu'il aura cette lettre, que d'une certaine façon il la détient déjà.

Il y a d'abord l'histoire du chèque — ou de ce qui en tenait lieu à l'époque — de cinquante mille francs. Lacan fait remarquer que Dupin tente par là de sortir du circuit symbolique de la lettre. A ce propos il fait un parallèle absolument direct avec le métier de psychanalyste. Et si je souligne psy, c'est parce que analyste, c'est ce que Dupin dit être, textuellement. Lacan, donc, rappelle que nous sommes les émissaires de toutes les lettres volées qui restent pour un temps en souffrance, dans le transfert. Et que c'est l'argent qui nous permet de neutraliser la responsabilité que le transfert comporte, en le faisant équivaloir au signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification, à savoir l'argent.

Ainsi, ce conte pourrait comporter un happy end, en tout cas pour l'analyste Dupin, qui aurait réussi, par le biais de l'argent, à tirer son épingle du jeu.

Eh bien, non !

Qu'est-ce qui le prend, soudainement, Dupin? Qu'est-ce que ce coup en dessous qu'il se permet à l'adresse du Ministre? Après avoir rappelé la phrase que Dupin écrit sur la nouvelle lettre, Lacan ajoute : « Nous avons dit les vers atroces qu'il assure n'avoir pu s'empêcher de dédier (19). »

Qu'est-ce que cette rancune, qui tout à coup refait surface? Il n'y avait fait aucune allusion avant d'être en possession de la lettre. Au contraire, il faisait montre d'une sympathie pour ce Ministre, poète comme lui.

Lacan parle littéralement d'explosion passionnelle. Que s'est-il passé ? C'est qu'à partir du moment où il détient la lettre, il devient partie prenante de la triade intersubjective.

Ce qui est arrivé à Dupin, peut arriver en institution, même à un psychanalyste. J'ai souligné à ce sujet l'intérêt de travailler à deux analystes.

Pour Dupin le voilà, comme les autres, assujetti au signifiant. Lacan nous dit que telle est la réponse du signifiant, au-delà de toutes les significations : « Tu crois agir quand je t'agite au gré des liens dont je noue tes désirs (20). »

Notes

1. Conférence faite en janvier 1984 dans le cadre du Séminaire sur la Psychanalyse des enfants à l'Association freudienne.

2. Service du Dr Bérouti à l'hôpital psychiatrique de Maison-Blanche, Neuilly-sur-Marne.

3. D'un abord possible de la psychose dans le cadre d'une institution, in Psychiatrie de l'enfant, Volume XXI, 2/1978.

4. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II : Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse.

5. Idem, p. 231.

6. Idem, p. 240.

7. Jacques Lacan, Le séminaire sur La lettre volée, in Ecrits.

8. Idem, p. 11.

9. Voir note 3. Mais aussi : Dépsychotiser en institution ?, B. Penot, in Bulletin de psychologie, n° 360, Tome XXXVI, 1982-1983, mai-juin 1983.

10. Idem, note 7, p. 16.

11. Idem, p. 12.

12. Idem, p. 30.

13. Idem, p. 12.

14. J. Lacan, Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée, in Ecrits.

15. Le séminaire sur La lettre volée, p. 30.

16. Idem, p. 24.

17. Idem, p. 27.

18. Idem, p. 29.

19. Idem, p. 37.

20. Idem, p. 40.