Parmi les interrogations sur notre thème de la quête d'identité, le courant féministe fait problème dans la mesure où son évolution tend également à s'orienter vers un mouvement identitaire, pas moins problématique que les autres. Pourtant, bien qu'amorcé il y a trois siècles, le débat sur le statut des femmes et sur le féminin en particulier ne s'est pas engagé dans les termes que nous lui connaissons aujourd'hui. Il est donc intéressant de revenir à la figure célèbre et malheureuse d'Olympe de Gouges pour apprécier la nature du débat de l'époque et les référents qu'organisait sa position, celle héritée de tout le travail de réflexion du 18ème siècle notamment. 

Olympe de Gouges

Pourquoi, aujourd'hui, parler d'Olympe de Gouges ? D'emblée pour réparer un oubli, celui dans lequel cette femme extraordinaire est tombée, prolongation de la geôle dans laquelle elle fut enfermée et mise au secret. Ce n'est certes pas un oubli total puisqu'il arrive que l'on se souvienne de ce nom comme étant celui de l'auteur de la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne. Mais qui était-elle, qu'a-t-elle fait ?

Elle est reconnue comme une femme de cœur, impulsive, généreuse, tenace et courageuse. Mais c'est aussi une femme écrivain ayant porté le fer en tenant la plume, d'une femme politique qui a réclamé pour son sexe, pour les Noirs, pour les pauvres l'accès à la dignité et à des droits qui leur étaient déniés, d'une femme du 18ème siècle pour laquelle semble avoir été écrite cette phrase d'un chercheur contemporain :

« Le malheur même de la femme renvoie à l'idée d'un ordre d'où elle n'eût jamais dû sortir et d'où il était nécessaire qu'elle sortît afin d'accéder à une existence individuelle et consciente ».

Il apparaît que la vie d'Olympe de Gouges n'a fait que tendre à cette existence individuelle et consciente. Voici donc l'histoire d'une femme des Lumières, d'une femme de la lumière.

Enfance et adolescence

Une petite Marie — la future Olympe — naît à Montauban le 7 mai 1748. Sa mère, Anne-Olympe Mouisset, est la fille d'un riche bourgeois ayant épousé en 1737 Pierre Gouze, boucher de son état. Officiellement, la petite Marie porte le nom de Gouze mais il est de notoriété publique qu'elle est en fait la fille naturelle de Jean-Jacques Le Franc, marquis de Pompignan, issu d'une prestigieuse famille de Montauban, qui deviendra plus tard un magistrat et un académicien de renom. Avant d'être l'amant d'Anne-Olympe Gouze, il a été son parrain mais devenus adolescents, le parrain et sa filleule étaient tombés amoureux l'un de l'autre. Un moment éloigné de Montauban, Jean-Jacques Le Franc avait fini par y revenir et à retrouver Anne-Olympe, entretemps mariée. Marie est le fruit de ces amours secrètes. Jean-Jacques Le Franc ne reniera pas cette paternité ; il semble même qu'il ait tendrement aimé Marie au point d'avoir souhaité sa présence auprès de lui. Mais Anne-Olympe n'a jamais accepté de se séparer de sa fille et les deux amants se brouilleront. Quoi qu'il en soit, Pierre Gouze, le mari et le père officiel, décède ; Anne-Olympe se remarie avec un agent de police.

Bien que très aimée, Marie ne reçoit pas une éducation très poussée : sa langue maternelle est l'occitan, elle apprend à lire et à écrire sommairement. Elle n'aura de cesse, par la suite, de tenter de combler ses lacunes. Mais cela ne l'empêchera pas d'écrire.

A 17 ans, en 1765, elle épouse à Montauban Louis-Yves Aubry, traiteur. Elle ne l'aime pas et de surcroît elle a l'impression de contracter une mésalliance. En effet, il semble que Marie connaisse son ascendance aristocratique. Elle aura un fils (Pierre) dont elle s'occupera beaucoup. Louis-Yves Aubry décède rapidement (sans doute un peu plus d'un an après le mariage) dans des conditions inconnues.

Trois faits significatifs interviennent alors dans la vie de Marie : elle décide de ne pas se remarier, de changer de nom et de partir pour Paris. Elle choisit de prendre le prénom de sa mère — Olympe — et s'invente un nouveau patronyme : de Gouges. La particule peut venir ici rappeler son origine aristocratique mais c'était aussi une pratique courante de l'époque. Le choix de « Gouges » est plus difficile à expliquer : on peut y voir une déformation de son véritable nom (Gouze). Pour autant, cela reste assez étrange car en ce temps-là, une gouge était une fille à soldats et en patois languedocien, une servante.

En 1767, celle qui est devenue Olympe de Gouges rencontre un riche entrepreneur des transports des armées, Jacques Biétrix, et le suit à Paris où elle n'a aucun mal à se faire une place : sa beauté, son esprit, la rente généreuse que lui sert Biétrix lui ouvrent bien des portes. Pour combler son manque d'instruction, elle fréquente assidûment les musées, les salons de peinture, les écrivains, les journalistes et les hommes de sciences.

La femme de lettres

Dans les années 1780, elle commence à écrire des pièces de théâtre. L'une des premières, Zamore et Mirza, ou l'heureux naufrage, prend la cause des Noirs quatre ans avant le mouvement abolitionniste qui s'exprimera au sein de la Société des Amis des Noirs dont elle fera partie. La pièce est publiée en 1788 accompagnée d'un texte intitulé Réflexions sur les hommes nègres dans lequel elle préconise l'abolition de l'esclavage. Elle fait ici montre d'un courage qui ne la quittera pas puisqu'elle va à l'encontre d'intérêts puissants, ceux des aristocrates pour qui le commerce du « bois d'ébène » est une entreprise florissante. En effet, ce commerce représente en 1789 la moitié du commerce extérieur français, une expédition négrière rapporte à l'armateur un bénéfice de 300 à 400%.

La femme politique : 1788-1793

Elle a quarante ans, c'est la Révolution et elle a le désir profond d'y participer. « Vous le savez, Monsieur (fait-elle dire à l'un de ses personnages), la politique et la philosophie ne sont pas d'une matière qui convient à la composition des femmes. Enfin, j'ai fait des efforts pour réussir dans l'une et dans l'autre. Le patriotisme m'a rendue intrépide ».

Intrépide, certes elle l'a été et souvent avec l'inconscience de la portée de ses actes. Patriote également mais ce patriotisme procédait avant tout de son humanisme et de sa révolte contre toutes les formes de l'injustice qui la poussent à se battre chaque fois que la liberté ou la dignité d'un être humain lui semblaient menacées.

Le 6 novembre 1788, elle publie son premier pamphlet politique : Lettre au peuple ou projet d'une caisse patriotique par une citoyenne dans lequel elle prend la défense de Louis XVI et propose la création d'un impôt volontaire pour venir en aide aux finances désastreuses de la Nation, idée qui sera concrétisée l'année suivante.

Le 15 décembre 1788, elle rédige un article Remarques patriotiques, véritable programme de réformes sociales puisqu'elle y propose la création de « maisons du cœur » (centres de soins pour les veuves, les orphelins, les vieillards), d'ateliers pour occuper les ouvriers au chômage, une réforme agraire attribuant toutes les terres en friche à des sociétés ou à des particuliers, un impôt sur les signes extérieurs de richesse.

En 1789, elle écrit un essai philosophique en écho aux thèses de Rousseau sur les rapports de l'homme avec une société qui le corrompt dans lequel elle préconise une regénération des mœurs grâce notamment à une plus grande égalité entre hommes et femmes, à l'abolition des barrières entre les classes. « Songez que le droit de se choisir librement une place dans la société appartient, par la nature, à tout être pensant » écrit-elle. Par la nature, pas par la naissance.

Tout au long de ces cinq années (1788-1793), elle écrira beaucoup : des essais, des pamphlets, des articles dans lesquels elle s'exprime sur l'actualité dans ce que nous appellerions aujourd'hui des billets d'humeur : sur le divorce, question très importante pour elle (à cette époque, comme on le sait, la majorité des mariages est arrangée et nombreuses étaient les femmes battues et violées sans recours :

« Dans le mariage indissoluble, il faut vivre avec son ennemi, quelquefois son bourreau, baiser la main qui doit nous percer, et se voir dans la cruelle alternative de vivre infâme ou de mourir malheureux »

Sur le célibat des prêtres, sur la liberté de la presse.

N'étant pas admis qu'une femme tienne la tribune, elle utilisera le vecteur de l'affiche pour diffuser largement ses idées : elle en fera imprimer des milliers d'exemplaires à ses frais. Une affiche sera d'ailleurs à l'origine de sa perte. Ses opinions politiques, pour révolutionnaires qu'elles soient dans le contexte de l'époque, sont plutôt modérées : elle prêche la concorde, la paix, la réconciliation autour de la personne du Roi. Pour elle, seule la monarchie convenait à la France, une monarchie constitutionnelle :

« Si vous portez une main trop brusque à la ruche de l'Etat, c'est une perturbation dont vous n'êtes plus le maître. Les abeilles se dispersent et l'essaim ne produit plus ; heureux si sa furie ne se retourne pas contre vous et s'ils ne vous font pas sentir bientôt ses mortels aiguillons ».

Elle n'était affiliée à aucun parti et le revendiquait, même si ses sympathies allaient aux Girondins modérés. Elle fréquente les salons, probablement celui des Condorcet dont elle partageait les idées sur l'esclavage, sur les femmes et fait partie d'un cercle très brillant, le Club de la Révolution, association politique, littéraire et artistique fondée le 6 janvier 1790.

En 1791, elle publie l'ouvrage grâce auquel elle n'est pas totalement oubliée : Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne, dédiée à la Reine. Elle l'a revendiquée comme une réponse à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, estimant que les femmes y avaient été oubliées. Cette prise en compte de la place des femmes dans la Cité était dans l'air du temps : un an auparavant, en Allemagne, Théodore von Hippel avait publié un essai intitulé Sur l'amélioration du sort de la femme au point de vue du droit de la cité et en Angleterre Mary Woolstonecraft avait fait paraître Défense des droits de la femme.

Pour Olympe, il est temps que les femmes, flouées par la Révolution, se réveillent ; il est temps d'obtenir l'égalité des droits politiques et civils. Elle réclame bien sûr l'accès aux urnes et à la tribune, remet en cause l'institution du mariage, pour elle véritable tombeau de la confiance et de l'amour, et propose de le remplacer par un « contrat social de l'homme et de la femme », sorte de pacte civil dans lequel les enfants nés hors mariage auraient les mêmes droits que les enfants légitimes. Dans un autre texte publié quatre mois plus tard, elle revient sur la question du divorce et de la famille, une famille fondée sur les affinités particulières :

« le bonheur particulier des familles a pour fondement l'intelligence qui règne entre les différents membres qui les composent, mais ce parfait accord, seul capable de fixer la félicité au milieu des sociétés, ne peut pas toujours résulter des lois qui l'impose. On ne va point au bonheur par la contrainte, c'est l'ouvrage de la liberté naturelle. Les lois dirigent ce sentiment, elles ne le donnent pas ».

Elle s'attendait à ce que sa Déclaration soit mal accueillie : « à la lecture de ce bizarre écrit — dit-elle — je vois s'élever contre moi les Tartuffe, les bégueules, le clergé et toute la séquelle infernale ». Elle ne se trompait pas : son texte a peu d'échos. L'état de nature sur lequel s'appuyait Olympe pour demander l'égalité était aussi utilisé par les députés lesquels, bien que révolutionnaires, n'en restaient pas moins conservateurs lorsqu'il s'agissait d'entériner un ordre des choses perpétuant la distinction des sexes et son corollaire : la domination masculine. Ce n'est qu'au 20ème siècle que l'on reconnaîtra dans ce texte l'un des principaux actes de la pensée féministe moderne.

Printemps-été 1792 : le Roi est suspendu et enfermé au Temple avec sa famille. En août, les massacres commencent, la guillotine entre en action. Peu s'en offusquent sauf Olympe qui s'insurge publiquement contre tant de cruauté. En octobre 1792, les affrontements entre Girondins (modérés) et Montagnards (organisateurs des massacres de l'été) se font de plus en plus violents. Olympe fait placarder dans tout Paris une affiche contre Marat (l'un des chefs Montagnards) qu'elle tient pour responsable des massacres, puis contre Robespierre. Elle craignait, avec d'autres, que Marat et Robespierre ne cherchent à instaurer une dictature. Tout cela n'était pas sans conséquences : elle subit des injures, des menaces et est agressée en bas de son domicile.

Au printemps 1793, le contexte politique est tendu : défaites militaires aux frontières, guerre civile en Vendée. Les Montagnards prennent le dessus à l'Assemblée, Olympe prend parti pour les Girondins. En juillet, elle fait imprimer mille affiches sur lesquelles elle propose un mode de scrutin contrevenant à l'idée de la République une et indivisible. Sur dénonciation de son imprimeur, elle est arrêtée en pleine rue le 20 juillet 1793 et détenue dans des conditions très difficiles : blessée à la jambe, on lui refuse un médecin. Mais même du fond de sa cellule, elle continue à écrire : ne comprenant pas la cause de sa détention et incertaine quant au sort qui lui est réservé, elle plaide sa cause auprès de Fouquier-Thinville, l'accusateur public, sans jamais se renier, ni se rabaisser à implorer.

A l'automne, la Terreur est en place. Olympe est transférée à la Conciergerie et le 2 novembre 1793, elle comparaît devant le tribunal révolutionnaire, affaiblie, malade, sans avocat. Accusée d'avoir écrit et publié des ouvrages contre-révolutionnaires, d'injures envers des représentants du peuple, elle persiste courageusement à défendre ses idéaux et à ne rien renier. Elle est condamnée à mort et guillotinée le 3 novembre. Toujours confiante dans le genre humain et dans les idéaux de la Révolution, elle harangue la foule massée au pied de la guillotine :

« Enfants de la patrie, vous vengerez ma mort ! ».

Personne ne la vengera, ni les enfants de la patrie, ni même son fils qui craignant pour sa vie, la reniera. De plus, son exécution, précédée de celle de Marie-Antoinette et suivie par celle de Madame Roland, fut utilisée pour détourner les femmes de la chose publique, ce qui réussira pendant un siècle et demi.


Seul le mouvement féministe du 20ème siècle sortira Olympe de Gouges de l'oubli dans lequel elle est tombée. Cependant, la qualifier de « féministe » serait quelque peu anachronique, réducteur et injuste. Anachronique car le terme « féministe » est récent (on s'accorde à en dater l'utilisation vers 1830) et notre lecture s'effectue a posteriori, en un « placage » d'opinions et de sentiments contemporains. Réducteur et injuste car oublieux des combats qu'elle a menés pour d'autres catégories d'êtres humains — les Noirs et les pauvres — également assujettis à un pouvoir qui les niait et les maltraitait. Humaniste certainement. Peut-être est-ce ainsi qu'il faut comprendre sa phrase : « je suis un animal amphibie, je ne suis ni homme ni femme. J'ai tout le courage de l'un et quelquefois les faiblesses de l'autre. Je possède l'amour de mon prochain et la haine de moi seule ». Mais in fine, c'est en tant que femme qu'elle a été si cruellement punie pour avoir osé sortir du rôle qui lui était assigné et pour avoir revendiqué, pour elle et ses contemporaines, une place et une identité hors de la sphère privée.

  Sans que cela amoindrisse en rien sa pensée et son action, Olympe de Gouges est une femme  du 18ème siècle ; elle a vécu et pensé à ce moment de l'Histoire où la condition féminine, l'émancipation des femmes ont commencé à être théorisées. Le débat s'est instauré entre deux courants de pensée organisés autour de la notion de différence entre hommes et femmes :

-  l'un pour lequel la femme, particulière en son essence, représentait le pivot de la vie quotidienne, de la famille et du bonheur

-  l'autre qui, au nom de l'indivisibilité et de l'universalité du concept d'être humain, niait l'influence des particularités morphologiques et physiologiques sur les modes de pensée.

L'idée d'une émancipation des femmes a émergé au sein des « premières Lumières », c'est-à-dire les années 1680-1750. Jonathan Israël, auteur de l'ouvrage « Les Lumières radicales » en éclaire la genèse de la façon suivante : la langue utilisée pour l'écriture des livres passe du latin au français, permettant ainsi aux femmes l'accès à la lecture d'ouvrages de philosophie qui jusqu'alors leur étaient interdits du fait de l'emploi de la langue savante qu'était le latin. Les philosophes les ont alors considérées comme un public spécifique qu'il s'agissait de séduire, de convaincre et même de conseiller pour les faire sortir de leur sujétion ancestrale. Le débat intellectuel s'est ensuite exercé au sein des salons, induisant une rencontre entre les femmes et les hommes. L'émancipation des femmes est ainsi issue de la promiscuité intellectuelle et physique entre les deux sexes, renforcée par l'idée nouvelle de la découverte de soi et de celle d'un monde interprété par la philosophie.


Quel est l'intérêt de l'évocation de ce météore tragique que fut Olympe de Gouges ? En premier lieu, en raison de sa condition personnelle, celle de sa naissance, celle de son cheminement, elle était sans aucun doute dans un désir de reconnaissance vis-à-vis de son père naturel. Mais plus avant, elle s'est employée à un désir de reconnaissance des femmes en général au plus vif du mouvement social du moment, rappelant sans cesse au pouvoir qu'elles étaient là, accompagnant ce mouvement, combattant l'injustice seulement, et non pas les hommes. Sa condamnation signe un malentendu et le mouvement féministe ultérieur, en faisant d'elle une martyre de la cause féministe, crée un autre malentendu : alléger le carcan d'une tradition qui leur refusait la parole ne revient pas à combattre les hommes. Ce message-là, elle l'avait probablement recueilli dans les salons où les débats se déroulaient entre hommes et femmes.