Soyez remercié pour ce louable exercice d'éclaircissement. Il est sans doute vrai que nous, analystes, ne sommes peut-être pas suffisamment clairs dans notre rapport à la chose économique. Je vais donc m'exercer à mon tour à cette tentative d'éclaircissement. Pour commencer, je ne saurais adhérer à la confusion habituelle entre capitalisme et libéralisme (souvent adjoints de la particule néo) dans un style de dénonciation tautologique.  De quoi s'agit-il ? Si Lacan présente le capitalisme structuré comme un discours, c'est pour le caractériser en tant qu'il est un discours sans butée (à la différence des quatre autres), donc sans limites. Aussi bien peut-il être qualifié de sauvage (ce qu'il est à l'occasion) ou de fou (au sens de la psychose). Toutefois, il subsiste une ambiguïté dans l'élaboration de Lacan. C'est le cas Marx. A savoir que Lacan l'a inscrit dans un premier temps dans le discours du Maître pour montrer quoi ? L'extraction que fait Marx de la Mehrwert comme symptôme de son temps. Effectivement la seule chose qui intéresse ce discours, sa visée exclusive, est la plus-value, le plus-de-jouir qui aliène l'individu au travail ; par son travail, l' « esclave » assure au patron, au maître, sa jouissance et la stabilité de ce discours. Ce discours, en même temps qu'il aliène le sujet à la plus-value, le refoule dans sa fonction. Modèle universel. Peut-être l'invention du cinquième discours par Lacan était-elle destinée à rendre compte d'un autre fait. En ceci que l'élaboration de Marx reste valable dans un contexte de travail de production et d'échange marchand (d'objets matériels, de biens, de consommables).

A partir du moment où l'accent porté par une civilisation ne s'appuie plus exclusivement sur la production mais sur le jouir (les loisirs, le repos, le tourisme,  la culture, l'hédonisme en général) effectivement le plus-de-jouir reste à sa place dans ce nouveau discours mais la trique du patron a disparu (cf les problèmes d'autorité dans notre société actuelle). Dans ce nouveau discours, le signifiant maître — S1 — est passé dans les dessous, en place de vérité, alors que le sujet opère un retour sensationnel en place d'agent. D'où s'éclaire notre travail sur l'individualisme et notre projet de Colloque prochain sur la quête d'identité. Car ce sujet n'est pas tout à fait celui du discours hystérique : il est contemporain et agent de l'utopie libérale au sens où libéralisme et individualisme représentent deux pôles de tension complémentaires nécessaires. Pas de politique libérale pensable sans l'individu qui y participe de sa raison souveraine en toute liberté. Projet utopique sans aucun doute mais il est celui sur lequel reposent, fragiles, nos démocraties. Cela implique que la pensée libérale va instruire sa démarche parfois contre le capitalisme puisque ce dernier se montre aveugle, cruel souvent, et n'a aucun ménagement pour les individus. Il existe donc dans le libéralisme un courant de philosophie politique non négligeable qui pousse à une régulation étatique, à un ré-équilibrage économique (par les impôts notamment) voire à une politique de protection des individus. Courant indispensable à l'équilibre de nos démocraties libérales et à la survie matérielle et existentielle de ses membres.

Ces considérations préalables m'amèneraient à proposer plutôt trois logiques en présence :

- celle du Souverain Bien que vous articulez parfaitement à partir d'Aristote et qui s'oppose au règne des biens

- une rationalité morale qui en découle et ici, à faire mention de la main invisible d'A. Smith qui n'est autre que l'égoïsme narcissique de chacun (intérêt), élément régulateur des marchés comme légitimation morale de ces derniers

Ajoutons cette remarque essentielle que le marché est non seulement soumis à la morale de Smith, à l'utilitarisme benthamien mais qu'il y entre également de la part de l'acheteur et a fortiori, chez le détenteur, le propriétaire, un souci de reconnaissance sociale (cf les produits de luxe, de mode, etc…) : un bien n'étant pas seulement un moyen de confort, une jouissance mais également signe d'appartenance sociale et de participation à l'échange au-delà de la valeur réelle de ce bien.

Or ces deux courants : celui du Souverain Bien et celui d'une morale économique rationnelle sont parfaitement compatibles, aussi bien avec le marché provençal qu'avec le marché mondialisé des biens, la consommation en général et les modes d'enrichissement de ses agents (cf le capitalisme puritain américain). Il existe encore aujourd'hui des entreprises où la solidarité entre l'ouvrier et le président-directeur est totale (par exemple Michelin). L'idée d'un Souverain Bien n'est incompatible ni avec la possession d'un téléphone portable, d'une résidence secondaire,, ni avec un séjour aux Seychelles, fût-il ennuyeux au possible, et tout bénéfice pour le tour-operator, ni avec l'aliénation du sujet aboli au plus-de-jouir. Les égarements exotiques, rationnels ou non-rationnels, de nos contemporains ne sont ni péché ni symptôme, ils caractérisent la faiblesse propre du parlêtre soumis aux caprices de sa jouissance hédoniste.

En revanche, il existe une troisième dimension : celle de l'économie constituée comme science, totalement mathématisée, devenue pur jeu d'écriture et non plus échanges, devenue pure formalisation et non plus relation du travail à un bien. Cette économie qui, pour prendre un exemple imaginaire, régie par une décision technique prise à Bruxelles de l'ordre de 0, 01% d'un indice quelconque, va jeter dix mille personnes sur la paille dans un petit pays du fond de l'Europe. Cette économie, régie par les ordinateurs, brasse d'immenses masses financières, détermine les décisions des banques centrales, etc…Comme on le sait, les flux financiers mondiaux sont bien plus importants que les flux marchands véritables. Beaucoup de décisions politiques-pseudos sont prises en vertu de ce dispositif ; il est clair que la limite de nos dépenses de santé est assignée à partir d'un tel dispositif et non plus à partir de nos besoins réels de santé ou de notre idée d'une bonne médecine. Prenons la recommandation récente d'un haut responsable politique : « Chaque euro dépensé en santé doit prouver son efficacité ». Imaginons ce précepte poussé à son terme extrême devant un malade de 95 ans ! Quelle valeur donner à la vie  dans ce cas-là et comment s'évaluerait la notion d'efficacité ? On perçoit avec cette directive où une certaine dimension de l'économie se moque de notre rapport à la vie, de notre rapport social, de notre rapport à nos proches… Et qu'ici, nous ne sommes plus dans le modèle de l'échange marchand.

Qu'est-ce qui intéresse l'analyste en cette circonstance ? C'est d'observer qu'une certaine science économique s'est libérée des contraintes subjectives habituelles. En effet, le propre d'une science est sa désubjectivation. C'est un premier point. Le second est que la fonction de l'Autre est évacuée au sens où ce n'est plus un discours qui régit ce dispositif mais une écriture mathématique, cybernétique, donc sans l'Autre qui imposerait sa limite ; d'où l'illusion d'un développement infini, d'où l'économisme politique se faisant toujours promesse d'un plus grand bonheur pour tous.

Résumons les traits caractéristiques de cette troisième dimension : science comme écriture ou jeu d'écritures, où la fonction du sujet est abolie, où l'Autre est exclu. Faut-il s'étonner que ce dispositif aille dans certains cas jusqu'à l'intolérable ou l'absurde et que dans certaines circonstances, il attente aux libertés individuelles fondamentales ? Nous savons aujourd'hui — ou devrions savoir — qu'un certain nombre de dérives économiques capitalistes mais aussi politiques (les totalitarismes) n'ont été possibles que parce que l'individu, agent d'une liberté et d'un droit, a été réduit à une valeur justement par le fait de la science.

Quel est le trait fondamental à retenir dans tout ceci ? Qu'une certaine économie est dissociée de notre relation fondamentale aux autres. Qu'elle est désolidarisée de la pratique humaine de l'échange. Qu'une profonde lézarde traverse notre civilisation, que la primauté donnée à l'économie comme science est bien aujourd'hui le creuset actif de la psychose sociale. La menace qui pèse sur notre civilisation ne se dessine pas dans les termes d'un avenir sans pétrole, ni qu'il ne sera pas possible de donner à tous accès à tout, la menace réside dans cette obnubilation idéologique que les biens conduisent au Bien (le bonheur) et que la science économique en est le levier le plus assuré. En ce sens, et l'apologue de Mandeville (on verra prochainement si la reine des abeilles — Ségolène — fera mieux !) et les spéculations morales d'A. Smith sont fautives, comme l'est également la déontologie de Bentham. Il n'y va pas seulement de ce qu'ils confondent désir et intérêt, comme le souligne C. Melman, (discrimination souvent délicate à trancher d'autant que l'un n'exclut pas forcément l'autre) mais plus radicalement en ce qu'ils mêlent manque et béance dans le même sac. Or s'il est toujours loisible de satisfaire partiellement à un manque (ici, bravo à l'économie !), pour la béance on peut toujours courir. Il est clair que toute la rationalisation (ô combien), morale ou pas, qui anime la pensée économique depuis plusieurs siècles jusqu'à maintenant, évite soigneusement ce noyau irréductible. La psychanalyse ? C'est la science de cet irréductible.