Mon propos ici est celui d'un professeur en Sciences Sociales (économie/ sociologie/politique) et d'un analysant lesquels tous deux s'interrogent sur d'autres propos psychanalytiques en rapport avec l'économie et la sociologie

Ainsi l'analyse du lien social du coté des psychanalystes lacaniens actuels et ce malgré beaucoup de différences entre les auteurs  révèle une préoccupation concernant une crise de ce même lien social[1].

Circule aussi dans les colloques de psychanalyse, par moment, la phrase suivante comme quoi le  lien social serait moins évident avec la « mondialisation », la « marchandisation » des rapports humains ou le discours « néo-libéral ambiant ».

Une variante encore concerne également le plus-de-jouir, comme la non limite aux aspirations humaines qu'implique et suggère la sphère économique marchande laquelle n'arrête pas de proposer de consommer encore et toujours plus. Ou encore, il s'agit de montrer comment la publicité pour la  consommation d'un produit ou d'un service développe un discours qui suggère ceci : «  Consomme de ceci ou cela et cela viendrait combler ton manque structurel (celui inhérent à tout « parlêtre »).

Ainsi Science et Sphère économique conjugueraient leur compétences pour que, nous autres citoyens consommateurs, bénéficions d'une pseudo solution technique et économique à notre difficulté de vivre.

Il n'est pas dans mon propos de critiquer cette conclusion à laquelle je participe volontiers sauf à éclaircir ce qui, du coté des économistes, n'apparaît pas aussi simple.

 En premier lieu, l'éclaircissement suivant : l'analyse économique se définit comme une étude rationnelle mise en œuvre chaque fois qu'il y a abondance de besoins et rareté des ressources. [2]Cela signifie que dans le monde de la théorie économique, il n'y a intervention que lorsque la Rareté est là. Un économiste n'a rien à dire sur l'environnement tant que l'air et l'eau sont abondants et de qualité. Par contre, qu'apparaisse une tendance à la raréfaction des ressources naturelles et là vient se glisser l'analyse économique. On peut également la définir comme la partie rationnelle pure qui existe chez l'humain chaque fois que des choix s'imposent à lui.

C'est ainsi que nous pouvons lire des textes d'économistes ainsi que des modèles théoriques sur la criminalité, les accidents de la route ou encore la fécondité différentielle des femmes par pays. En général, cela choque le grand public.

Mais, pour partir de ce dernier exemple, le premier économiste venu sait et admet qu'un couple ne fait pas d'enfant en calculant ce qu'il coûte. Pourtant, chaque couple sait également qu'il a intuitivement ou sciemment examiné l'évènement sous cet angle là, même si ce n'est pas par une analyse rationnelle du coût d'un enfant que le choix d'en faire un a été lancé.

Autrement présentée, l'analyse économique n'est qu'une parcelle de la réflexion autour de l'humain, celle qui relève du hiatus entre infinitude et rareté et d'un choix rationnel. Le reste relève plus du discours social sur l'économie mais pas de la sphère de réflexion économique clairement définie.

Deuxième précision, celle apportée par la position de  Max Weber lequel a toujours appuyé  l'idée que le capitalisme était autant sinon bien plus le développement des activités sociales obéissant à une rationalité suivant les fins et non suivant les valeurs qu'un système basé sur la recherche du plus grand profit immédiat.

Pourquoi cette affirmation sinon en observant que le profit immédiat est souvent obtenu par le brigandage et la rapine alors que l'économie marchande requiert un Etat, des règles, des comportements attendus ? Observons que les économies mafieuses russe ou biélorusse ou roumaine actuelles sont loin d'être le modèle dominant du capitalisme moderne. De la même façon, les corruptions sur les marchés financiers ont été clairement combattues par la justice américaine ou européenne (moins japonaise) comme d'ailleurs la corruption des sphères politiques est mieux surveillée dans les pays capitalistes modernes que dans leurs émules périphériques.

On peut, en troisième lieu, tenter de montrer en quoi l'économie marchande est finalement  basée sur la frustration du sujet ne pouvant pas vivre de sa propre activité et devant accepter  le principe inconscient de la division sociale du travail : « Je me spécialise dans une activité parcellaire et je me procure ce dont j'ai besoin en échangeant avec les autres qui en font de même. De plus, je ne peux pas tout acheter tout ce qui est produit sauf à perdre mon temps et ma vie entière à travailler plus »  et ce, d'un point de vue structurel. Ainsi, dans le même temps où existe un discours social montrant que «  tout est immédiatement possible, pour tous, à tout moment », se déroule un processus structurel et continuel de lien social basé sur l'échange marchand à grande échelle qui soutient les rapports humains actuels.

Pour se faire, nous développerons une discussion classique de la théorie économique, celle sur la nature des échanges humains de type marchand. Que se passe-t-il lorsque deux personnes entrent en contact l'une pour acheter et l'autre pour vendre ? et plus largement, qu'est-ce qu'une société qui développe des liens marchands ?

Historiquement, on peut observer que deux formes de réflexion ont été menées par rapport à ce thème.

En premier lieu, l'échange marchand est perçu comme supportable uniquement  comme « complément d'un manque d'objet à soi par l'objet de l'autre » :

On trouve dans  la « République » de Platon et chez Aristote dans « l'éthique à Nicomaque », des  réflexions sur l'échange marchand.

Ainsi pour Aristote,  la connaissance du bien suprême relève de la Politique :

«  C'est l'objectif de la discipline la plus souveraine et la plus éminemment maîtresse. Et telle est la politique visiblement »[3].

Comme le bien suprême est constitué par la recherche du Bonheur, celui-ci relève d'une attitude individuelle vertueuse. La vertu, chez Aristote, étant obtenue dans une position empreinte de la recherche du « milieu » entre deux écueils :

«  Ainsi, quiconque s'y connaît fuit alors l'excès et le défaut. Et ce milieu n'est pas celui de la chose mais celui qui se détermine relativement à nous. »[4]

Comment s'inscrit l'échange marchand dans cette philosophie de recherche du bonheur, en tant qu'aptitude à trouver la « moyenne » entre deux extrêmes ?

L'étalon de l'échange, c'est le besoin. Car «  s'il l'on n'avait pas de besoin ou que celui-ci n'était pas semblablement partagé, ou bien il n'y aurait pas d'échange dans le premier cas, ou bien dans le second il ne serait pas ce qu'il est »[5]

MAIS, l'échange n'est concevable que pour satisfaire les besoins essentiels de la famille, de la cité. Hors de question de commercer pour commercer et de s'enrichir ainsi. On ne trouve pas le bonheur dans un infini d'enrichissement matériel bien loin de la vertu et de la recherche du « milieu ».

Alors, et seulement alors, la monnaie va permettre l'égalité de l'échange et Aristote de faire remarquer à juste titre que le mot « monnaie » vient de « nomisma », « parce qu'elle tient, non pas à la nature mais à la loi ( nomos) et qu'il ne tient qu'à nous d'en changer et de la retirer de l'usage » [6]

Aristote poursuit sur ce rôle essentiel de la monnaie et de la Loi dans l'égalité des échanges :

«  la monnaie constitue une sorte d'étalon qui rend les choses commensurables et les met à égalité. Sans échange en effet, il n'y aurait pas d'association, ni d'échange sans égalisation, ni d'égalisation sans mesure commune »[7].

 C. Castoriadis[8] peut appuyer sur la différence entre Aristote et Marx car pour le premier, selon lui, la mesure des échanges ne peut se comprendre sans référence à la politique et à un choix politique de la Cité pour organiser ses échanges marchands. Pour Aristote, c'est au Politique par exemple de fixer la valeur de la monnaie et des prix qui vont égaliser artificiellement des valeurs d'usage très différentes (comment rendre semblables une paire de chaussure et une heure de cours d'économie ?). Chez Marx, les échanges  reposent sur un équivalent qui est le « travail socialement nécessaire pour fabriquer une marchandise ».

Marx cependant est proche d'un Aristote dans la condamnation des échanges marchands. Pour faire vite, ces deux auteurs comme également un Thomas d'Aquin entretiennent à divers égards une grande méfiance sur l'infinité des échanges et le non sens à poursuivre plus que de « raison » un enrichissement par ce moyen. L'échange marchand n'est recevable que pour autant qu'il s'écrit ainsi, dit Marx :

M-A-M et non pas A-M-A'  (M= marchandise et A = argent ou capital).

Justement, Marx qui reprend dans le livre premier du Capital la pensée aristotélicienne condamne sans appel la logique capitaliste qui part d'une mise de fond dans l'espoir d'obtenir un supplément de ce fond  à la fin du processus de production ou de l'échange marchand.[9]

L'échange marchand n'est pour autant licite moralement que lorsqu'il vient mettre une complémentarité entre deux humains et donc quand, partant d'une marchandise M, on passe par de l'argent A lequel permet d'acheter une autre marchandise M par le premier vendeur.

L'échange marchand est condamné moralement lorsque partant de A, l'argent, on achète une marchandise dans le but de la revendre plus chère, l'objectif étant l'enrichissement sans limite ; donc une absurdité.

A la fin du 18° siècle, l'échange marchand sera perçu comme un jeu social à gain positif sans qu'il entre nécessairement dans le comportement des acteurs économiques une finalité vertueuse de l'intérêt général.

Smith en 1776 reprenant les travaux de Hume et Hutcheson dans «la richesse des Nations » repart ainsi sur la notion d'échange dans une perspective radicalement différente.

 Comment introduire à la pensée d'Adam Smith dont le prénom amenait ce personnage à être plus tard qualifié de « père de l'économie politique » ?

Généralement présenté comme le chantre du libéralisme, voire de la pensée utilitariste[10], il est maintenant admis dans les sciences sociales mais autant pour sa philosophie morale et politique  que pour ses réflexions sur l'économie.

 Après ce détour indispensable, il sera temps de revenir aux questions de départ qui ont suscité mon intérêt.

Car la question que se pose A Smith à la fin du 18° siècle est la suivante : «  Comment des individus qui ne recherchent pas le bien commun, ne serait-ce que parce qu'ils ignorent en quoi il consiste, peuvent néanmoins coexister et former une société ? »

 Et une deuxième question suit : «  L'intérêt général suppose-t-il la vertu de chacun ? »

Or, on le reconnaît, c'était la condition pour un Aristote afin de bien conduire la Politique (au sens de la vie dans la Cité).

La philosophie politique et morale anglaise des 17° et 18° siècles tourna autour de ces questions que le développement marchand international commençait à susciter instamment.

La fable de Bernard de Mandeville sur la « ruche qui, remplie de vices privés restait riche alors qu'elle périclita lorsqu'une reine des abeilles se mit en demeure de faire retourner les abeilles à des comportements vertueux » posait déjà le problème. Elle y répondait en déclarant que l'enrichissement des uns profitait à l'ensemble et notamment aux pauvres par le biais d'une demande de produits de luxe aux artisans et de services de domesticité pour d'autres.

Mais la question première devient alors : Comment connaître le vice et la vertu ou comment se forment les jugements moraux ?

A.Smith utilise alors le mot anglais de « sympathie » que le français traduit par « compassion » ou peut-être empathie ?[11]

 «  Aussi égoïste que l'homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s'intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur quoiqu'il n'en retire rien d'autre que le plaisir de les voir heureux .De cette sorte est l'émotion que nous sentons pour la misère des autres, que nous la voyons ou que nous  soyons amenés à la concevoir de la manière la plus vivace »[12]

La sympathie smithienne est assez complexe à concevoir car c'est la capacité à ressentir en imagination ce que l'autre ressent, sachant que c'est bien uniquement nous même qui ressentons cela et de nous l'autre exactement.

«  Nous rougissons de l'impudence et de la grossièreté d'autrui bien que celui-ci semble n'avoir aucun sens de l'inconvenance de son comportement ; c'est que nous ne pouvons nous retenir de sentir la confusion qui devrait être la notre si nous nous étions conduits d'une manière aussi absurde. »[13]

Mais Smith continue plus loin : Sous certaines conditions, la sympathie, cette capacité qui conduit soi même à concevoir ce que vit l'autre et penser ainsi qu'il en est de même sur l'autre par rapport à soi-même, pousse à intérioriser des valeurs. Ainsi, l'homme en société est conduit (sous certaines conditions) à devenir le propre juge de ses actions :

« C'est la raison, la conscience, c'est cette espèce de divinité qui est le juge et l'arbitre suprême de notre conduite. C'est elle qui, lorsque nous sommes prêts à troubler le bonheur des autres, se fait entendre à nos passions les plus violentes. [14]»

Comme l'écrit Daniel Diatkine,[15] c'est la pratique sociale de ce jeu spéculaire qui consiste à imaginer la passion de l'autre et l'autre imaginant ses propres passions qui induit une possibilité d'établir un jugement moral rationnel mais non issu de la raison.

En effet, cela revient à admettre que, vivant ce que ressent l'autre, il ne nous est pas possible de faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fasse. Donc, que par tâtonnement, nous expérimentons ce qu'il est possible de faire en présence d'autrui et progressivement apprendre la vertu.

Clarifions la position de Smith : Ce n'est pas par rationalité posée que l'homme social se construit un ensemble de règles morales et y consent mais par ressenti imaginaire. Ce qui n'empêche pas la construction d'un ensemble de règles morales apparaissant après coup comme rationnel. La société alors pourra transmettre ses valeurs par la socialisation des humains mais telle est la pensée de Smith quant à l'origine de la formation des valeurs morales chez l'homme.

D'ailleurs toute la philosophie écossaise adopte au 18° siècle la position de Hume sur le fait que le jugement moral ne peut être établi par la Raison : celle-ci peut évaluer le vrai du faux alors que le jugement moral (penser le juste et l'injuste) provient bien des Passions, des Affects, des Emotions.

Dès lors, quelles sont les conditions pour que s'établisse cette position de « spectateur impartial » chez l'homme social  (le spectateur impartial, c'est notre conscience morale appelée ainsi par Smith) ?

Smith déclare qu'à la limite, seuls les juges et les philosophes peuvent acquérir par leur longue pratique sociale ce type de comportement mais pas forcément l'homme moyen. D'autant que :

« La connaissance des règles morales (chez l'homme social) ne le rendra pas capable d'agir de cette manière. Ses passions sont très capables de l'égarer, parfois de l'entraîner et de le séduire si bien qu'il peut violer toutes les règles qu'il approuve dans ses moments modérés et calmes »[16]

C'est à ce niveau qu'intervient le marché.

Dans une transaction marchande, il faut forcément qu'une égalité de valeur soit reconnue et acceptée pour que la dite transaction se fasse. Car contrairement à ce que pensent par exemple la plupart des jeunes étudiants français[17], si un échange inégal est commis plusieurs fois de suite par un commerçant, un artisan ou une entreprise (mauvaise qualité de la marchandise, prix abusif, service mal rendu), que vont faire les acheteurs sinon changer de commerçant, d'artisan et d'entreprise.

C'est la célèbre phrase de Smith :

«  Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts, Nous ne nous adressons pas à leur humanité mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leurs parlons mais de leur avantage ; il n'y a qu'un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d'autrui »[18]

Smith sort donc de sa réflexion sur l'origine des sentiments moraux par l'idée, non pas que la société marchande est plus morale que les précédentes, mais qu'elle se présente de manière plus pacifiée que les autres précédentes car personne ne dispose de tout ce qu'il désire s'étant spécialisé chacun, qui dans le professorat, qui dans l'agriculture, qui dans la vente… et chacun ayant ainsi rigoureusement besoin de l'autre pour satisfaire ses besoins.

« …Dans une société où la division sociale du travail est poussée,… chaque homme subsiste d'échanges et devient une espèce de marchand[19], et la société elle-même est proprement une société commerçante »[20]

C'est donc par la spécialisation des métiers et la division sociale du travail que les hommes peuvent pratiquer à la fois leur goût pour le « trafic, l'échange, le contact » avec autrui et leur passion égoïste pour «  faire ce qu'il savent le mieux faire » de manière personnelle.

 Si l'être humain ne pense qu'à son plaisir et agit selon ce plaisir, il ira vers l'activité sociale qu'il préfère, abandonnera les autres activités et par conséquent deviendra un élément divisé de la grande société. Mais comme il aura élaboré une grande habileté dans son métier il pourra vendre le produit de son travail et l'échanger pour combler le manque qu'il a accepté de créer en se spécialisant.[21]

Ainsi, nous passons d'une condamnation morale de l'échange marchand à une démonstration du bien fondé de cet échange en vertu de la notion d'optimum collectif.

Il reste à traiter d'une passion qui est pour Smith condamnable, celle de l'enrichissement sans limite. Il résout la question en indiquant que si cette passion se focalise sur de l'accumulation de capital, elle est utile socialement car seront employées beaucoup de personnes dans les usines, magasins et lieux de vente dudit riche. L'entrepreneur est mis à l'honneur dans ce type de société marchande mais pas le rentier, ni le spéculateur. C'est d'ailleurs une position largement reprise chez les économistes ultérieurs. Pensons à la suggestion de Keynes qui proposait ni plus ni moins « l'euthanasie des rentiers » et la fin de cette « relique barbare qu'est l'or, en tant qu'étalon monétaire [22]».

Ou encore cette citation tirée de Smith :

«  Le produit du sol nourrit constamment presque tous les habitants qui le cultivent. Les seuls riches choisissent dans la masse commune ce qu'il y a de plus délicieux et de plus rare. Ils ne consomment guère plus que le pauvre ; et en dépit de leur avidité et leur égoïsme (quoiqu'ils ne cherchent que leur intérêt, quoiqu'ils ne songent qu'à satisfaire leurs vains et insatiables désirs en employant des milliers de bras), ils partagent avec leur dernier manœuvre le produit des travaux qu'ils font faire. Une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires qui aurait eut lieu  si la terre eût été donnée en égale portion à chacun des habitants ; et ainsi, sans en avoir l'intention, sans même le savoir, le riche sert l'intérêt social et la multiplication de l'espèce humaine »[23]

Quel lien avec la réflexion psychanalytique ?

Nous n'avons fait qu'ébaucher une présentation succincte de la pensée de Smith. Notamment, le lecteur va pouvoir rétorquer une quantité d'arguments impressionnante sur l'invalidité du lien social généré par le marché.

Il n'est pas question d'entamer ici une « défense et illustration » de l'économie marchande et de ses bienfaits ou supposés bienfaits mais d'esquisser un début d'argumentation moins conventionnel.

Citons trois critiques actuelles et classiques sur le fonctionnement de l'économie de marché :

- Que faire du chômage qui exclue les personnes du marché ? Evidemment sauf à remarquer que celui-ci n'est « toléré » que dans certaines sociétés actuelles comme la France. Les sociétés anglo-saxonnes, hollandaise, scandinaves ont résolu la question du chômage structurel car elles ont compris l'aspect éminemment destructeur du lien social que constitue l'insuffisance de travail salarié dans une population soumise à l'économie de marché.[24].

- Les marchés financiers montrent une rapacité au gain et une rapidité à s'enrichir le tout  assorti de moralité pour certains agents plus que douteuse. Oui, certes et il est difficile de trouver beaucoup d'économistes pour approuver complètement ce type de conduite. La question de l'existence des marchés financiers est par contre plus délicate à résoudre et à expliquer.

- Que faire des gains prodigieux des dirigeants d'entreprise face à l'existence de poches de pauvreté dans les pays riches ?  Oui, certes, que fait le politique face à cette pathologie sociale ?[25]

Pour conclure, si l'on en revient  à la démarche psychanalytique, en quoi la réflexion sur l'économie marchande et l'analyse économique  possède-t-elle un intérêt ?

Il pourrait  sembler pertinent d'établir un parallèle entre le sujet  divisé de la psychanalyse et la « division sociale du travail ». Par sa prise dans le langage, l'être humain accepte de perdre une partie de la signification de ses actes et pensées.

En tant que sujets économiques, nous vivons la division car nous n'assurons plus nos besoins par nous-mêmes et nous ne savons pas les conséquences de nos actes individuels.

Fini le temps de l'autarcie paysanne. Il faut en passer par le marché, par l'échange avec l'autre pour assurer notre vie matérielle. Effectivement, le vieux rêve français de tout fabriquer dans sa ferme polyvalente à l'intérieur de son village et près de son clocher s'est éteint avec la révolution silencieuse des campagnes après 1945. Il n'est pas sûr que ne subsiste pas en France de 2006 une grande nostalgie de ce pseudo âge d'or des campagnes.

Et ignorance permanente des conséquences de nos actes individuels : Que par mimétisme social, quelques dizaines de milliers de consommateurs s'abstiennent de changer leur voiture une année et une crise de surproduction se déclenche dont personne n'est coupable ni responsable mais qui créera bel et bien du chômage.

La castration économique existe par la limite de notre pouvoir d'achat : Sans argent, pas d'achat, pas de satisfaction de nos besoins. Il faut en passer par le travail social !

C'est bien parce que la personne adulte a compris qu'elle n'aura pas tout ce qu'elle veut qu'elle va pouvoir accepter de travailler là où la société lui propose un travail et qu'elle pourra accepter ce qui peut au mieux lui convenir. Et ce sont bien les « autres » qui proposent un travail social et non « le patron » contrairement aux apparences. Qui est la cause de la fin de la sidérurgie en France ? L'économie de marché ou le fait que nous avons plus besoin de médecins et de gérontologues que d'acier ? Le « patron » ne fait lui-même que suivre la demande sociale. S'il est plus ou moins imposant, il peut à la marge, tordre momentanément la demande dans son sens, il peut aussi créer des externalités négatives socialement mais alors l'Etat intervient pour corriger de telles externalités.

Le passage à la vie adulte et au nécessaire salariat est donc bien une perte acceptée, celle de la vie matérielle assurée par l'Autre, les parents.

Mais actuellement, en France,  les parents modernes de la classe moyenne désirent-ils tant que cela que leurs enfants de 25 ans les quittent et grandissent vraiment ?

En France, n'avons-nous pas un Etat plus « big mother » que « big stick », plus entourant et bienveillant maternellement qu'à sa place de Politique. Qui continue à promettre qu'il va régler les problèmes des humains, tous les problèmes des humains sinon l'Etat français et le discours politique ambiant ? Qui d'ailleurs accepte d'être pseudo dupe sinon la population française ?

J'arrête le propos momentanément ici.

Peut-être trouverait-on  par la suite de quoi alimenter une recherche fructueuse sur la question de l'origine de la richesse [26] ou sur la division sociale du travail et ses conséquences plutôt que de crier à « l'horreur économique » ?

Jean-Marc Bouville, professeur de Sciences Sociales en classe préparatoire, chargé de cours à  l'Université.


[1] Je pense aux ouvrages récents de JP Lebrun «  un monde sans limite », de Charles Melman «  L'homme sans gravité » et JP Hiltenbrandt «  Insatisfaction dans le lien social ».

[2] Par exemple dans « le discours psychanalytique » de février 1989, C.Melman écrit « C'est ( l'Economie ) la science dite de l'homme dont le postulat est que ce qui fait le lien social, c'est l'intérêt des contractants ; nous ne disons pas le désir mais leur intérêt » p 117 in «  pourquoi la TVA n'est-elle pas applicable à la séance de psychanalyse ? » Si le discours économique peut se prêter à cette définition, il ne me semble que l'analyse économique puisse se réduire à cela.

[3] In « Ethique à Nicomaque » p 49 ed. Garnier-Flammarion

[4] EAN p 114

[5] EAN p 249

[6] EAN p 249

[7] EAN p 251

[8] C.Castoriadis : polycopié «  Valeur, égalité, justice, politique de Marx à Aristote et d'Aristote à nous »

[9] Voir la première phrase du livre I du « capital » : «  Le monde s'annonce comme une immense accumulation de marchandises »

[10] Smith est-il utilitariste ? « … Avec A.Smith, l'homme n'est là-dedans lui-même qu'une marchandise égale aux autres, c'est-à-dire un bien parmi d'autres » C Melman in «  le discours psychanalytique » oc p 118. Il est difficile pourtant de le croire à lire la Théorie des Sentiments Moraux de Smith.

[11] On peut proposer le mot « pitié » utilisé aussi par Rousseau 

[12] TSM p 23

[13] TSM p 29

[14] TSM p 147

[15] In DST préface à l'édition Garnier Flammarion p 29

[16]TSM p 333

[17] Expérience personnelle d'enseignant en Sciences Sociales.

[18] RDN p 83

[19] C'est bien « espèce de marchand » qu'écrit Smith. L'être humain n'est en aucune façon une marchandise. Marx ne s'y trompait pas qui précisait que ce que vend le salarié ce n'était pas lui-même mais « sa force de travail » , sa capacité de travail. La transformation en marchandise de l'être humain est du domaine de l'esclavage antique ou occidental, pas du domaine du capitalisme.

[20] RDN p 91

[21] Ricardo dans son petit modèle d'échange international tiré des « principes de l'économie politique et de l'impôt » en 1811 en réalité ne fera qu'inscrire logiquement le gain tiré par tout un chacun des échanges marchands au prix de  la spécialisation et de la division sociale des tâches.

[22] On pourrait citer la différence historique entre la position des land lords anglais qui se sont passionnés pour moderniser leurs terres agricoles au 18° siècle, créant ainsi les conditions de la révolution industrielle et celle de la noblesse française toute préoccupée à se faire voir à la cour de Louis XIV puis du régent et de Louis XV.

[23] TSM p 257

[24] Il n'y a qu'en France et en Allemagne que l'on trouve une forte proportion de la population qui préfère « sécuriser les emplois » plutôt que « sécuriser les salariés » tout en assurant la flexibilité des emplois aux entreprises. De même, retrouve-t-on en France une part mportante de la réflexion  intellectuelle « plaignant le chômeur » qui devrait avoir suffisamment pour vivre avec dignité tout en refusant de voir que la seule position est celle de lui permettre d'avoir un emploi

[25] Qui a autorisé l'abaissement des barèmes d'imposition sur le revenu sinon les hommes politiques ? Qui signent des accords de libre-échange tous azimuts sans penser aux conséquences sociales sinon la sphère du politique ? L'Etat américain vient d'interdire par loi l'achat de terminaux portuaires à une société basée à Dubaï sans état d'âme et la sphère économique s'incline. On peut se poser la question de la capacité des Etats européens à affirmer leur autonomie et leur priorité sur la sphère marchande. En tout cas, les économistes européens  sont nombreux à dénoncer l'alignement du Politique en France sur des supposées positions de la sphère Economique.

[26] Ainsi, Lacan dans «  l'envers de la psychanalyse » p 94 aborde-t-il cette question que l'on peut mettre en rapport avec des réflexions de Smith dans la « théorie des sentiments moraux ». Ou encore, on peut démontrer avec Ricardo, comment on peut gagner dans l'échange marchand à condition de perdre d'abord quelque chose.