Au-delà de savoir s'il y a plus ou moins de refoulement dans notre social aujourd'hui, la question du refoulement nous emmène encore et toujours vers ce qui anime l'automatisme de répétition et donc le symptôme, ainsi que vers ce qui est au principe de la cure, et en premier lieu l'interprétation.Très tôt Freud a mis au principe du symptôme le refoulement, et au principe de la cure la levée de ce refoulement. Ce principe de la cure, Freud l'a maintenu tout au long de son élaboration, même s'il n'a pu faire que le constat de la difficulté grandissante de lever ce refoulement, du fait qu'une force inconnue préside au maintien du symptôme, et que quelle que soit l'efficience des interprétations, il va toujours y avoir un reste qui va leur résister. Néanmoins, Freud a maintenu ce cap jusqu'à le ramasser dans cette formule : Wo es war, soll ich werden. De quoi s'agit-il dans ce « Là où c'était, je dois advenir » ?

Pour essayer d'avancer sur cette question, je vais passer par la lecture de quelques passages des séminaires La logique du fantasme et L'acte psychanalytique. Dans le séminaire La logique du fantasme que Lacan ouvre par la reprise de cette formule : « Un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant », nous avons une définition du refoulement qui lui est directement attenante. « Qu'est-ce que le refoulé ? Le refoulé n'est écrit qu'au niveau de son retour »[1]. Quand un signifiant S se substitue à un signifiant S', il y a un effet de signifié, de signification. Dès l'origine, le refoulement est un effet de substitution signifiante. C'est dans la métaphore que nous touchons du doigt le refoulé : le représentant de la représentation première en tant qu'elle est liée au fait, logique, du refoulement. Le refoulement est une question logique qui a un effet de signification : le symptôme.

C'est sur ce point du rapport du refoulement comme fait logique qui a pour effet une signification, le symptôme, que Lacan introduit le cogito cartésien, pour rendre compte de l'opération logique du refoulement et de la nature tout aussi logicienne de l'interprétation qui a un effet de vérité.

Pourquoi le cogito ? Parce que c'est en terme de sujet que Freud articule son aphorisme « Wo es war, soll ich werden ». « Là où c'était, dois-je devenir ». Il y est question du sujet et de l'être, ce qui ne s'articule pas de la même façon du côté de la grammaire et du côté de la logique. Du côté grammatical nous avons le sujet de l'énoncé, et du côté logique le sujet de l'énonciation qui se fonde sur la possibilité de l'ensemble vide.

La dialectique du sujet entre sujet de l'énoncé et sujet de l'énonciation, de l'ordonner avec ce qui se passe entre les deux termes du cogito, nous permet de distinguer l'inconscient et le ça. C'est cette distinction-là que je vous propose d'examiner plus attentivement ce soir, sachant qu'elle va amener Lacan à dire qu'il y a deux « Wo es war » au cours du séminaire suivant, l'acte psychanalytique[2]. Dans le cogito il est question des rapports du penser à l'être. Revenant sur le « Là où c'était » de Freud, Lacan fait valoir que cet imparfait n'implique pas que ce fût, mais qu'un peu plus, comme la bombe éclatait, un peu plus c'était, mais ça n'a pas été. C'est manqué pour l'être. Le cogito a un sens : c'est qu'à ce rapport de la pensée et de l'être, il substitue l'instauration de l'être du je. [3]

Cette substitution se fait tant du côté du ça que du côté de l'inconscient. Je ne suis qu'à ce que la question de l'être soit éludée. Je ne suis que de pouvoir le dire. Il y a un vidage de l'être qui permet de fonder la pensée, lequel vidage de l'être, rejet de l'être, est Verwerfung. Ce qui est rejeté du symbolique reparaît dans le réel. Cet être qui reparaît dans le réel s'appelle détritus.

Cette opération de rejet, Lacan l'appelle l'aliénation, qui n'est pas la prise dans l'Autre mais le rejet de l'Autre. « La liberté ou la mort », il n'y a pas le choix. « Ou je ne pense pas, ou je ne suis pas ». Si c'est le je qui est choisi pour être, c'est vers le « Je ne pense pas » qu'il faut aller.

Le ça n'est pas la première personne. Le ça est toute la structure grammaticale en tant qu'elle n'est pas je. Cf « Ein kind wird geschlagen » : c'est un montage grammatical qui est un fantasme essentiel dans le fonctionnement de la pulsion, dans son montage d'où est exclu le je. Je que Freud reconstruit dans le deuxième temps de ce fantasme. Cette structure grammaticale est l'essence du ça en tant qu'il n'est pas je ; Le je est exclu du fantasme.

Cette opération s'accompagne d'une perte. La vérité de l'aliénation ne se montre que dans la partie perdue, qui n'est autre que le « Je ne suis pas ». L'essentiel et la surprise de l'inconscient sont là. Dans le Witz, le rire apparaît au niveau du « Je ne suis pas ». Non-être du riche famillionnaire. Là au contraire de ce qui se passe au niveau du ça et de la structure grammaticale où il s'agit de Sinn, de sens, nous avons affaire à la Bedeutung. C'est-à-dire que là où je ne suis pas, le je du « je ne pense pas » s'inverse, s'aliène lui aussi en quelque chose qui est un pense-chose. C'est là un point fondamental puisque c'est à ce niveau que se créent la pensée et le sujet. Cette pensée dénote des choses, Sachen. Le modèle de l'inconscient est un « ça parle » qui n'implique nul être. Il peut y avoir du dieu dans le « ça parle », mais très précisément ce qui caractérise l'inconscient est qu'il n'y a pas de dieu. C'est là une différence fondamentale entre le ça et l'inconscient, qu'il y ait un dieu ou non, qui sera précisée dans d'autres séminaires, à savoir que dans le ça ce qui se met en place avec la pulsion et sa structure grammaticale, c'est un dialogue avec l'Autre qui est à corréler avec l'hallucination de désir des processus primaires de Freud. Il y a un attachement, dans ce dialogue avec l'Autre, qui se rompt avec l'opération de l'aliénation. L'aliénation c'est le rejet de l'Autre.

Figure N°1 : séminaire du 11.01.67
Figure N°1 : séminaire du 11.01.67

Ça parle dans le ça, et pas dans l'inconscient : ils ne se recouvrent pas. Cf figure N°1 en bas à gauche où ça et inconscient sont sur la même surface d'intersection, mais ne se recouvrent pas. Ce qui rend compte des différents je dans la pensée et l'existence. Il y a conjonction du ça et de l'inconscient, mais l'un et l'autre s'éclipsent en se recouvrant. A la place du « je ne suis pas » le ça va venir, le positivant en un je suis ça. Il y a passage de la négation à la positivation de la chose, qui constitue l'impératif du Wo es war, soll ich werden. Si je dois y venir, c'est qu'il n'y était pas. L'inconscient, lui, vient à la place du « je ne pense pas ». Dans la Bedeutung de l'inconscient, il y a une caducité de la pensée.

En haut à gauche, nous avons la vérité de la structure qui est l'objet a, et en bas à droite, le trou dans la Bedeutung, qui est l'incapacité de toute Bedeutung à couvrir ce qu'il en est du sexe. La différence sexuelle ne se supporte que de la Bedeutung de quelque chose qui manque, sous l'aspect du phallus.

Nous voilà maintenant avec la distinction du ça et de l'inconscient que Lacan reprend au cours du séminaire suivant, L'acte psychanalytique, pour dire la chose ainsi : il y a deux Wo es war, deux « là où c'était », et qui correspondent d'ailleurs à la distance qui scinde dans la théorie l'inconscient et le ça. Il y a le « là où c'était » attaché au sujet, au sujet comme manque, et il y a le « là où c'était » attaché au « je ne suis pas » de l'inconscient comme objet, objet de perte.

Il y a un « là où c'était » attaché au sujet, et au manque, qui est un manque dont on ne peut rien savoir, et un « là où c'était » lié à l'objet perdu, l'objet d'une perte, qui de se situer comme amputation « là où ça pense », permet d'en savoir quelque chose, de ce qui manque.

Maintenant que nous avons deux Wo es war, pouvons-nous dire que nous avons deux refoulements ? Nous avons vu que la Bedeutung du phallus ne peut recouvrir la différence des sexes. C'est là ce qui peut nous faire douter qu'il y ait deux refoulements, un refoulement mâle et un refoulement féminin. C'est là ce que nous pouvons voir à partir de ce schéma. Sur l'étage supérieur nous avons une opération qui concerne les filles et les garçons, à savoir la mise en place de la pulsion par la demande adressée à l'Autre, dans le respect de la structure grammaticale, mais sans qu'aucun sujet, qu'aucun je ne puisse s'y situer . De plus, l'exercice de cette demande va aboutir à ce passage à l'acte qu'est le rejet de l'Autre. (Génitif objectif ou subjectif ?) C'est là la rencontre du desêtre et par conséquent du manque dans l'Autre, S(A). Il y a là un manque, même si la demande permet de constituer un savoir, et un manque qui ne peut pas se savoir puisqu'à ce niveau là la pensée échoue. C'est même cet échec de la pensée qui sauve l'être, momentanément. A ce niveau, le sujet non barré est dans un dialogue qui ne connaît aucune contradiction, aucune limite avec l'Autre. Mais faute de cette limite qui le différencierait de l'Autre, il est happé par l'étanchage du manque à être qui point à l'horizon. Si les signifiants convoqués pour colmater ce manque à être s'équivalent, il n'y en a aucun qui soit à proprement parlé refoulé. Ils ont tous leur place dans cette réalité, ou plutôt dans ce réel puisqu'aucun symbolique n'a pu le fixer dans une certaine stabilité ; les signifiants sont là tous équivalents. S'il y a une chute, c'est celle de l'aliénation, opération qui ne fait pas encore acte.

Pour que de cette chute il résulte un acte, il faut ce déplacement qui fait aller vers la partie en bas à droite, où il y a cette inversion du pas-je qu'est le ça en sujet de l'inconscient qui lui va avoir les moyens de parler, mais au prix d'une amputation. Cette amputation, c'est le refoulement proprement dit. Il y a un signifiant Un, signifiant unaire, S1, qui va imposer à S2, savoir supposé sur le désir de l'Autre, de passer dans les dessous, définitivement. C'est là la constitution d'une réalité dans laquelle certains signifiants sont admis, et d'autres refusés. Cette réalité qui est le résultat de la collection des éléments qui portent ce trait Un, ce signifiant Un, qui renvoient à ce signifiant qui est forclos de cette réalité depuis le refoulement originaire, cette réalité donc est amputée d'une part qui par rapport à cette positivation est -j , c'est-à-dire la part sexuée du « je ne pense pas ». L'autre part, incommensurable, étant l'objet a, en bas à gauche, objet cause du désir. Figure N° 2, en bas à gauche.

Figure N° 2 : séminaire du 10.01.68
Figure N° 2 : séminaire du 10.01.68

 

Les effets du passage sous la bannière du Un sont multiples :

-  Il y a le refoulement à proprement parler, à savoir que des signifiants sont interdits de réalité.

-  Ce qui implique qu'il y a retour du refoulé, qui est le retour de ces mêmes signifiants qui conservent l'ordonnancement qui existe dans le ça, c'est-à-dire qu'ils ne sont soumis ni à la contradiction, ni à la négation, ni à la hiérarchisation. De plus, leur retour est une contestation permanente du Un de la castration. Ce sont les tendances lubriques, agressives, sceptiques et cyniques de l'inconscient, qui sont d'autant plus virulentes que le refoulement est énergique, c'est-à-dire que le respect de la castration est pointilleux. Cf la névrose obsessionnelle notamment.

-  C'est donc dans ce « ou bien ou bien » du refoulement et du retour du refoulé que s'organise la répétition qui est répétition du ratage premier de l'avènement de l'être : « un peu plus ça y était».

-  Autre conséquence du refoulement et de son retour : alors que la castration nous impose la solitude, c'est-à-dire que dès lors que l'on obéit à ce trait Un, on va dire toujours la même chose, et c'est ce qui fait qu'il n'y a pas d'intersubjectivité, ni encore moins de dialogue avec l'Autre, le retour du refoulé maintient l'illusion qu'il y a un message dans l'Autre. C'est dire si le refoulement tient une bonne place dans le sentiment religieux. Nous venons d'entendre Marcel Gauchet nous dire qu'il peut y avoir du sentiment religieux même quand le religieux cesse d'organiser notre vie sociale. Ce repérage peut être un axe de recherche tout à fait intéressant pour la question du refoulement.

Maintenant, quel est l'intérêt de considérer qu'il y a deux Wo es war ?

Comme nous pouvons le constater presque quotidiennement, il existe une confusion grandissante concernant les positions sexuées. Mise sur cette matrice, cette confusion revient à dire que chacun, homme ou femme, aurait à parcourir également toutes les positions du groupe de Klein du « je ne pense pas, je ne suis pas », alors que le discours du maître, qui organisait le patriarcat, impose un parcours différent pour les hommes et pour les femmes. Si le parcours qui va vers la mise en acte de l'aliénation est le même pour les filles et les garçons, il n'en est pas de même pour ce qui concerne l'accès à la castration, en bas à droite. Les hommes ont la nécessité d'obéir au Un de la castration, d'accéder au « je ne suis pas » où ça pense. Ils sont embarqués dans le service du Un de la pensée qui se trouve écorné par un reste de « je ne pense pas » qui devient l'inconscient. A ce niveau de l'inconscient, tout ce qui peut leur rappeler ce monde perdu d'avant, monde de la jouissance masochiste du réel, monde du savoir, devient cause du désir. C'est parce qu'elles n'ont pas cette même obligation d'obéir au Un que les femmes gardent un pied dans l'Autre, et qu'elles se retrouvent cause du désir d'un homme. C'est par cette voie-là qu'elles ont accès au Un et à la castration. La part manquante n'est donc pas la même pour les hommes et pour les femmes, ni le Wo es war, si l'on considère que ce Wo es war est la tentative de récupérer cette part perdue par la castration.

La modernité, avec notamment ses idéaux d'égalité, n'a pas touché à cet agencement structural, mais elle rend l'accès à une position sexuée beaucoup plus long et aléatoire dès lors que chacun, homme ou femme, a droit à une égale reconnaissance dans le champ de la réalité phallique, comme il a le droit de cultiver jusqu'à un âge très avancé la nostalgie du paradis perdu du dialogue pulsionnel avec l'Autre maternel.

 Si nous retenons que le Wo es war est la nostalgie de cette part perdue, que devient le soll ich werden qui est la visée de la cure ? La cure va-t-elle entretenir cet espoir de récupérer cette part perdue ? Ou bien va-t-elle permettre la reconnaissance de cette quête vaine qui n'est que la répétition d'un échec premier ?

Pour entendre ce vers quoi hommes et femmes auraient à advenir, passons par ce que Lacan amène, avec son humour, vers la fin du séminaire L'acte psychanalytique. Il y arrive avec l'historiette du chalet de montagne[4]. Si, dans ce chalet de montagne, il ne se passe pas forcément une affaire sexuelle, c'est dit-il parce que l'homme et la femme n'ont ensemble rien à voir. L'argument qu'il y donne nous sort de la trivialité qui nous fait attribuer l'amour aux femmes et le désir aux hommes. En fait, si une femme croit aimer son partenaire, ce qui domine réellement c'est qu'elle le désire, c'est même pour cela qu'elle croit l'aimer, c'est-à-dire qu'elle attend de lui non pas le pénis, ça c'est ce que Freud a pu dire, mais que cet homme puisse assumer son fantasme, point sur lequel C. Melman a insisté à la fin du séminaire d'été sur La logique du fantasme. A la lecture de ce séminaire, nous pourrions en arriver à conclure qu'il n'y a pas de je pour assumer le ça du fantasme. Ce qui nous condamnerait à répéter ce qui se joue au niveau de cette structure grammaticale acéphale qui organise aveuglément notre jouissance. Melman en parle comme d'un drame subjectif qui résulte de l'impossibilité d'assumer la sexualité. « Cette sexualité, comment l'endosser en son nom propre… et pas seulement en son nom propre, mais au titre du je ? Comment faire que le je y vienne, si, de venir trop bien, trop parfaitement à la place du ça, ce je s'annule ? D'où toute cette précaution, cette timidité qui paraît si volontiers ridicule aux femmes de la part des hommes, de veiller à ce qu'à un moment donné ça s'arrête, ça n'aille pas trop loin. »[5]

A quoi peut bien tenir cette timidité ? Le deuxième volet du chalet de montagne nous l'indique assez bien : « l'homme croit désirer une femme, mais il a affaire à cette occasion à sa mère. Donc il l'aime. Il lui donne ce qu'il n'a plus. »

Les places sont bien déterminées par la structure, et non l'anatomie, mais ensuite le Wo es war est conditionné autant par la place structurale que le sujet occupe, que par l'autre place qu'il ignore. Une femme a une place dans l'Autre réel, ce qui fait que c'est sur fond de manque à être qu'elle en vient à être le phallus. Un homme impose à une femme son désir, c'est-à-dire la fonction de l'objet a qui masque le vide, le rien, cette chose qui manque au centre. Lacan va même jusqu'à parler d'une tromperie du désir mâle qui tient par la fonction de l'objet a, qui est imposée par l'institution, c'est-à-dire le discours du maître. Et il ajoute qu' « on n'a jamais le savoir de l'autre sexe. Pour ce qui est du savoir d'un sexe, du côté mâle, ça va beaucoup plus mal que du côté femelle ».

En somme, ce qui est plus lisible dans le séminaire L'envers de la psychanalyse, est qu'il y a un plus de jouir, une anticipation symbolique posée comme réponse à ce moins de jouir du refoulement originaire, c'est cela le Wo es war, qui est différent pour chaque sexe dont le désir est animé par cette tentative de récupération de la part manquante qui est au lieu de l'autre sexe.

En disant les choses ainsi, quelle peut-être la visée de la cure, si l'on considère que le symptôme s'entretient de ce refus de lâcher l'une ou l'autre partie de l'alternative du ou, du vel de l'aliénation ? La cure ne permet-elle pas de reconnaître cet attachement et d'en subjectiver la perte, dans un acte qui en détachant l'objet a, la lettre, permet de mettre au principe de son désir cette part manquante qu'est le savoir de l'autre sexe ?


[1] - La logique du fantasme : leçon du 14.12.66

[2] - L'acte psychanalytique : leçon du 10.01.68

[3] - La logique du fantasme :leçon du 11.01.67

[4] - L'acte psychanalytique : leçon du 27.03.68

[5] - Charles MELMAN, Conclusion du séminaire d'été « La logique du fantasme » : Bulletin de l'A.L.I. n°110