Je vais vous parler du livre qu'un romancier belge vient de sortir, que je vous recommande vivement parce qu'il est tout à fait étonnant. Il s'appelle Circuit aux Editions du Seuil et c'est un roman écrit par Charly Delwart. Je vous raconte l'histoire : c'est un monsieur qui n'a plus de boulot, il a une compagne, et il ne se débrouille pas très bien dans l'existence.

Je vais vous parler du livre qu'un romancier belge vient de sortir, que je vous recommande vivement parce qu'il est tout à fait étonnant. Il s'appelle Circuit aux Editions du Seuil et c'est un roman écrit par Charly Delwart. Je vous raconte l'histoire : c'est un monsieur qui n'a plus de boulot, il a une compagne, et il ne se débrouille pas très bien dans l'existence. Comme il n'a plus de boulot, il cherche à s'occuper, il vient à des conférences comme celle-ci, par exemple. Il a un portable quand même, encore, pendant la conférence son portable sonne et comme il est poli — il est dans un grand building de plusieurs étages — il va se réfugier dans un bureau vide pour être à l'abri et pouvoir recevoir son coup de téléphone. Il laisse la porte ouverte, quelqu'un passe pendant qu'il téléphone et lui dit : «  Ah ! C'est vous le nouveau ? ». Il sort, revoit la personne en question qui lui dit : « je suis content de vous voir, vous êtes le nouveau qui vient d'arriver ! » Il se laisse aller au jeu et petit à petit il va devenir de plus en plus important dans la société en question… Bon ! C'est assez extraordinaire jusqu'où ça va, parce qu'en fait c'est une société de télévision, et il finit par se rendre compte qu'en racontant des petites histoires, tout à coup on en parle à la télé, c'est même la télé d'à côté qui en parle le plus, ça devient une extension gigantesque simplement parce qu'il n'y a aucun arrêt nulle part, il a marché comme ça dans la combine et c'est parti, il n'y a plus d'arrêt…

Voilà l'histoire mais c'est pour introduire l'histoire belge suivante (rires) qui est celle du fameux film des frères Dardenne, leur premier film La promesse. Si vous ne l'avez pas vu, je vous conseille vivement. Je voudrais vous dire avant de vous en parler que c'est la raison pour laquelle, quand on a fait ce département avec Jacqueline Bonneau, Psychanalyse et Travail Social, je n'étais pas d'accord, je voulais l'appeler Psychanalyse et Champ Social, je ne vous le cache pas. Pourquoi ? Ça rejoint un petit peu je crois ce que dit Jean-Paul dans la lettre dont vous avez lu un petit extrait : il n'y a pas de raison de faire une spécificité, à mon avis, de cette question des travailleurs sociaux qui est beaucoup large que ça ; j'estime qu'aujourd'hui les frères Dardenne font du travail social, pardonnez-moi, ils n'ont pas fait assistant social, ils ont fait du cinéma. J'estime que le juriste aujourd'hui qui s'interroge sur ces questions fait du travail social, donc je ne vois pas en quoi il faudrait limiter la question du travail social aux travailleurs sociaux. Ça concerne tout le monde dans la mesure où justement ça intéresse ; bon ça n'a pas été suivi, peu importe, je n'en fais pas un problème, mais le travail social, pour moi, n'est pas équivalent aux travailleurs sociaux. Le travail social c'est celui auquel nous sommes, d'une certaine manière, tous invités voire plus si nous nous en sentons la responsabilité, ou la hauteur de pouvoir soutenir ça. Il y a sur le travailleur social la responsabilité et la charge extrêmement lourde d'avoir à combiner l'impasse dans laquelle se trouve le social aujourd'hui. Autrement dit — et c'est un peu la stratégie du système néo-libéral —, essayons que 80 % des gens soient suffisamment satisfaits pour qu'ils ne fassent pas la révolution, qu'ils ne ruent pas trop dans les brancards, il y a 5 % bien sûr qui grappille tout et il reste 15% de gens qu'on peut laisser passer à la trappe en ne s'en souciant pas. Ce sont ceux-là auxquels les travailleurs sociaux sont confrontés, ce ne sont pas les autres qui se débrouillent, mais c'est ceux qui sont dans l'impasse, les éclopés, ou les gueules cassées du néo-libéralisme. Il y a eu les gueules cassées de la Première Guerre mondiale, mais il y a les gueules cassées du néo-libéralisme et de la mondialisation.

Revenons au film. C'est un jeune d'une quinzaine d'années, qui vit avec son père qui est un petit maffieux de la débrouille qui fait travailler des gens immigrés pour des sommes dérisoires dans des maisons qu'ils restaurent au noir. A l'occasion d'une intervention des inspecteurs du travail, un des ouvriers tombe d'un échafaudage et se trouve gravement blessé. L'homme demande à Igor, le fils, lui fait promettre de s'occuper, s'il lui arrive quelque chose, de sa femme et de son enfant. Le jeune Igor, qui jusque-là est complètement collé à son père dans ce travail de maffieux, qui se débrouille déjà presque aussi bien que lui, promet. Pour éviter d'être dénoncé, le père préfère le laisser mourir et va avec l'aide de son fils, qu'il convoque à la tâche, le mettre sous une coulée de béton pour cacher le corps. Ce jeune est pris donc entre un lien extrêmement fort à son père et cette promesse qu'il a donnée à quelqu'un en train de mourir. Tout le film va montrer le décollement progressif et nécessaire à ce fils du lien à son père pour pouvoir petit à petit assumer cette promesse qui va l'amener jusqu'à vouloir dénoncer son propre père.

Je trouve que c'est le paradigme, l'épure du travail social aujourd'hui. Ils ont accepté qu'on l'appelle ça comme ça : le travail social des frères Dardenne ! Au fond, le film montre comment ce jeune doit se décoller de ce rapport au père, on peut d'ailleurs se demander si ce n'est pas à un maître puisqu'il n'y a pas de mère. Il y a d'ailleurs des modalités d'interventions de ce père qui sont extrêmement proches d'un père maternel comme on les rencontre parfois aujourd'hui. Comment va-t-il se décoller de ce père là ?

Ce film nous dit au fond ce que doit rester notre orientation, là où il n'y a plus de lecture collective pour dire ce qu'il y a à faire, là où le discours social ne dit plus ce qu'il y a à faire. Il nous dit aussi ce qui fait levier pour ça, cette parole donnée par ce jeune à cet homme en train de mourir. Dans le cinéma des frères Dardenne, c'est toujours le choc d'une rencontre qui fait levier pour que quelque chose se remette à fonctionner correctement. Ce n'est pas une morale, un idéal quel qu'il soit, c'est toujours à travers une rencontre que ça bascule et qu'un sujet se remet à s'interroger pour trouver sa voie, soutenir ce qu'il en est d'un sujet.

Ça rejoint très bien notre post modernité dans la mesure où on dit que les grands récits ont disparu, qu'il n'y a plus de lectures collectives qui nous disent comment nous orienter. Il n'y a plus qu'à repérer l'enjeu de la rencontre et dans ce cadre là, l'analyse permet pour ceux qui le veulent de profiter de sa lecture pour tenir quelque chose, non pas d'un nouvel idéal, mais de quelque chose d'un repérage précis, correct des enjeux. A partir de là, remettre en circulation quelque chose qui jusqu'à présent avait toujours été remis en jeu dans les grands récits, que ce soit Homère, que ce soit la Bible, Gérard Amiel rappelait hier, que Lacan disait que le mythe est la forme épique de la structure. Nous n'avons plus de forme épique, nous les avons perdues, mais nous avons quelque chose de la structure qui peut nous servir à soutenir le même propos. En janvier va sortir un petit livre qui s'appellera Des lois pour être humain où je me confronte à un bibliste qui vient démontrer que toute la Bible n'est rien d'autre que la nomination imposée de force à quelque chose qui échappe. Dieu c'est celui qui impose que l'on prenne en compte ce qui échappe. On peut donc se passer entre guillemets du grand récit si on va s'accrocher au trait de la structure.

Je rappelais, hier soir, la fameuse phrase de Freud : « l'important c'est le passage de la mère au père », c'est ça l'important dans la culture, c'est un passage, d'une expérience acquise par la force de la réalité à quelque chose qui est appréhendé par la conjecture et la réflexion. C'est une phrase qui revient plusieurs fois puisqu'elle revient, je crois, dans L'homme aux rats puis elle reviendra dans son livre sur Moïse ou le monothéisme.

Le sujet est humain et contraint de dire le singulier, il continue à le dire dans le discontinu de la parole. C'est ça qui est notre lot à tous auquel on n'échappe pas. Pour pouvoir soutenir cela, il faut des inter-dits, c'est-à-dire qu'il faut reconnaître que ce soit dit, qu'il y ait de l'inter, justement. Le danger de la langue du côté uniquement de la communication c'est de ne faire entendre que les dits. Aujourd'hui il y a ce symptôme précis, apparu jusque dans les films, où les gens, les jeunes souvent, parlent une langue où la coupure n'est plus vraiment en jeu, où il n'y a plus vraiment d'articulation. On parle d'une voix qui est un peu celle de celui qui a un peu trop bu et où on n'arrive pas tellement à décoller les mots de l'un de l'autre. Les jeunes ont souvent cette manière de parler aujourd'hui comme si quelque chose de la coupure n'avait plus tout à fait sa place. La question de la coupure on peut la lire un peu partout parce qu'aujourd'hui, on est vraiment des phobiques de la coupure.

Que veut dire cet inter-dit ? Cette découverte de Freud, reprise par Lacan recouvre dans un même point le refoulement originaire, l'épreuve de force de l'entame par autrui, recouvre l'interdit de l'inceste, le refoulement et l'accès au langage comme tel. Autrement dit, il n'y a pas moyen de faire autrement pour devenir un sujet à part entière que de se décoller de celle qui est à la place de la Chose qui, si elle était là, ferait qu'il n'y aurait pas d'inter-dit.

C'est bien la mère qui est là, c'est sa place : tu dois t'en décoller, tu dois te décoller de l'Autre, tu dois la quitter et ce n'est pas pour aller vers le père au sens où ce serait le père qui serait la merveille, mais c'est simplement parce que le père à cet endroit-là est un marche pied pour aller rejoindre la place dans une collectivité, dans le discours social, dans l'ensemble des gens avec les autres. Le père ce n'est pas la finalité, c'est le moyen pour aller ailleurs. Si vous essayez de l'éviter, là vous risquez beaucoup plus de rester enlisé dans le maternel. C'est ce qu'il nous arrive d'ailleurs aujourd'hui probablement ! Donc, cela vient

dire que cet interdit de l'inceste est un invariant anthropologique, l'invariant anthropologique par excellence, c'est ça qui fait notre humanité, c'est l'inceste au sens analytique évidement, pas au sens juridique.

Que nous arrive-t-il aujourd'hui ? Le propre de notre discours social, c'est que la vie collective ne rend plus perceptible l'exigence de ce que le statut d'être parlant suppose, c'est-à-dire la contrainte de perdre l'immédiateté. Le discours social, à toute une série de niveaux, fait entendre que ce n'est plus nécessaire de perdre cette immédiateté. Je reprends là en deux mots, ce que Jean-Luc Cacciali avait écrit sur le père qui devient certain, là où il a toujours été ce qui véhiculait l'incertitude.

Mais vous avez d'autres choses : l'objet, dont on prétend qu'il va tout à fait nous satisfaire, vient lui aussi annuler l'insatisfaction qui est constitutive et à laquelle nous n'échappons pas d'ailleurs. Vous avez aussi comment le tout, tout de suite, aujourd'hui, est revendiqué par quasi tout le monde. La technoscience, en subvertissant sans arrêt les notions d'impossible et de Réel, bien évidemment laisse entendre que ce serait accessible, donc on évacuerait la dimension d'impossible.

La mise de l'enfant au centre de l'école, c'est faire l'impasse sur la façon dont l'école est un lieu de transmission de connaissances, de savoirs d'une génération à l'autre.

La position du droit enfin : le droit ne sait plus qu'enregistrer des pratiques et se démet complètement de sa position de tiercéité à tel point que tout vœu aujourd'hui de penser une anthropologie du droit est considéré comme le sommet de la ringardise devant la montée en science du droit. Un ouvrage remarquable comme celui de Monsieur Alain Souppiaux sur la notion anthropologique du droit est considéré dans le milieu comme un truc… Tout ceci étant motivé par l'idée que nous allons accéder à une post humanité et qu'il y a quelque chose qui va être enfin différent.

Un autre terme qui est très à la mode, c'est le terme de transparence. Il faut vraiment que l'on se demande où est passée la part d'ombre qui est véhiculée dans l'inter-du-dit.

Alors, on ne va pas continuer éternellement, mais ça a une conséquence extrêmement forte, dont on ne perçoit pas à quel point elle intrigue tout le monde. Au fond, hier il y avait, à cause de ces marqueurs qui étaient indiqués partout dans le discours du social, il y avait une contrainte à la subjectivation. Il y avait une manière de dire : « Vous n'y coupez pas, il faut que vous passiez par ces questions-là, il n'y a pas moyen d'échapper à ça ! On n'est pas méchant, mais c'est comme ça, voilà ! ». Aujourd'hui le grand mode de fonctionnement c'est : « Il y a moyen d'éviter ça ! Il y a un moyen d'éviter de vous confronter à ça ! », en tout cas il y a moyen de le remettre à plus tard avec la conséquence de ce qu'est la crise, avec aussi la promotion d'un temps d'errance. C'est pour ça que j'ai commencé avec ce roman, qui dit ce qui se passe quand il n'y a pas de butée. Où est le problème ?! C'est de notre faute ! Si plus personne ne veut être le minimum de salaud nécessaire pour rappeler les contraintes de la constitution humaine eh bien on va être obligé de se farcir ces sujets pour qui ces contraintes ont été sans arrêt remises à plus tard.

Ça n'a l'air de rien ce que je vous dis là, mais à mon avis, c'est vraiment un cancer, ça a le statut d'un cancer. Si le social ne présentifie plus, ne rend plus sensible qu'il faut se confronter à ces lois de la condition humaine, tous ceux qui en ont la charge sont donc délégitimés dans ce rapport d'intervention et sont obligés d'aller chercher dans leurs ressources propres pour, par exemple, s'autoriser au minimum de salaud pour pouvoir interdire à un enfant […].

C'est pour ça que je parle des sans autrui. Les sans autrui me semblent être des sujets qui sont organisés comme n'ayant pas donné la place à l'intérieur de leur appareil psychique à cette entame, à cette contrainte de l'altérité bien que par ailleurs ils parlent, c'est-à-dire qu'ils continuent à échanger, à être avec tout le monde, etc.

Nous n'avons pas à faire à des gens qui sont psychotiques, mais cette subjectivité dans laquelle beaucoup de gens se trouvent actuellement, permet de faire l'impasse sur la subjectivation c'est-à-dire l'irréductible contrainte aux lois de la parole et du langage. Et ça, c'est très embarrassant parce que du coup, il y a un long temps d'errance qui risque d'être rendu possible, un temps que ces sujets vont prendre pour se confronter à ces invariants et pendant lequel ils seront en fait comme sans mode d'emploi. Si vous n'avez pas été buter là-dessus, finalement tout ce que vous organisez ne tient pas la route. Ils sont donc forcément sans demande, il n'y a pas d'adresse parce que l'adresse suppose déjà qu'on est prêt à prendre le risque […]. Mais par contre, ils se montrent soit dans les pires difficultés, soit dans le refus de toute intervention tout en exigeant d'être visibles parce que cette visibilité, c'est comme à la télévision, ça donne l'absolution pour se sentir exister. C'est ça l'origine de cette montée attractive de cette psychiatrie médico-sociale dans laquelle nous sommes tous embarqués et ça me semble être aussi le lot du travail social en général puisque nous allons être mis face à des gens dont la subjectivité est organisée comme cela… Si on maintient les gens à ce niveau de subjectivité là, il est encore possible dans un système collectif de les faire tenir ensemble. Donc, malgré qu'on soit dans un système où l'individuel, le singulier prime sur le collectif, il faut encore que le collectif arrive à soutenir le singulier, sinon on va tous se massacrer. C'est la paranoïa ordinaire, les conneries de contrats ou les questionnaires, les choses comme ça parce que c'est la seule modalité qu'il y a pour intervenir à partir du moment où il n'y a plus cette position d'autorité.

On a affaire à un pseudo lien social puisque tout ce qui est organisé sur le mode de l'évitement à cette confrontation, c'est du pseudo, c'est du comme si. On va prendre la fameuse proposition d'Helen Deutsch qui, vous le savez, est arrivée en 1933, juste au moment de l'émergence du nazisme. On est dans un lien social comme si parce que c'est la manière, probablement, pour ce lien social, ou pour ce discours social, de prétendre privilégier le singulier en refusant l'exception, ce qui est impossible. Vous ne pouvez pas reconnaître le singulier si vous refusez l'exception, mais par contre vous laissez croire que vous privilégiez le singulier alors qu'en fait vous privilégiez le particulier. Il n'y a pas de singularité là-dedans sauf dans votre compte à vous, on voit émerger un individualisme de masse. C'est bien là qu'est ‘‘coincé'', qu'est mis à mal le travail social et tous ceux qui sont intéressés par cette dimension sociale.

J'ai mis sur pied une sorte de supervision ou analyse des pratiques avec des gens qui viennent parler de leurs difficultés concrètes. La clinique qu'on y amène est stupéfiante. Par exemple, comment la question de la maltraitance aujourd'hui se résume à : « ils frappent l'enfant » mais une maltraitance qui consiste à laisser tout dans l'indistinction, à être dans une situation incestueuse, dans un contexte, je dirais dans une physiologie épouvantable, eh bien ça n'apparaît pas comme maltraitance ! Pire que cela, les travailleurs sociaux se sentent d'emblée dans l'impossibilité de faire appel pour ça au parquet ou à la Protection de l'Enfance parce qu'ils savent bien que ce ne sera même pas entendu. Ils se trouvent alors à s'occuper de familles dont la maltraitance du point de vue de ce qu'on pourrait appeler la misère psychique est évidente, mais pour lesquelles on ne sait pas comment intervenir parce que ce n'est pas prévu. De temps en temps, on a au parquet un juge qui entend quelque chose et du coup on peut aller dire : « écoutez, les enfants ne sont pas battus, ce n'est pas cela, mais cette situation est complètement épouvantable ».

C'est vraiment intéressant parce qu'on peut faire entendre par ce travail-là qu'il n'y a plus les références dans le discours social, les références qui sont celles des conditions de l'humanité au fond, tout simplement, un peu identifiées dans sa structure de langage par les enseignements de la psychanalyse de Freud et Lacan. Ça permet quand même un petit peu de savoir à quel moment certaines choses sont encore tenues et d'autres pas. Cela permet aussi éventuellement d'ailleurs parfois de ne pas intervenir parce que le primum non nocere reste toujours indiqué, il vaut parfois mieux ne pas intervenir du tout. Alors ça, c'est à propos évidemment des maltraitances sexuelles : « Ça aide la pédophilie… Comment supportez-vous qu'il y ait des enfants qui se tripotent ?... » Je viens de voir ça encore lors d'une supervision extrêmement intéressante. Je crains, je ne dis pas toujours, mais je crains que pas mal de collègues analystes qui sont à la pointe de ce que j'appelle ‘‘la lacanologie'', n'ont même pas échos de ce type de clinique, ils se rendent pas compte que ça existe. Mais non seulement ça existe, mais il y en a beaucoup, beaucoup. Je fais le travail de supervision d'une équipe, SOS enfants, j'imagine que ça existe peut-être aussi en France — méfiez-vous des pédophiles, c'est un peu ça —, on voit bien que le fait de venir prendre pied dans une intervention comme ça risque d'être en fait ce qui produit le pire parce que ça va mettre tout le monde dans une contrainte de devoir prendre une situation alors que ce n'est pas là que ça se joue. Si on garde que c'est ça l'enjeu essentiel, on peut avoir un recul par rapport à toutes ces contraintes légales dans lesquelles on nous met actuellement, mais qui ne sont rien d'autres que des indices de l'impuissance dans laquelle se trouve aujourd'hui fonctionner le collectif.

Je reviens à un exemple assez typique. C'est une jeune femme qui n'avait même pas vingt ans, qui arrive dans une maison d'accueil pour mères célibataires avec son enfant et se trouvant dans une situation extrêmement difficile. La personne responsable de cette institution avait pris sur elle d'essayer de voir un peu quelle était son histoire puis s'était rendue compte qu'elle avait lâché l'enseignement à l'école un temps suffisamment court pour pouvoir penser qu'elle ait droit, en mettant de l'ordre dans ses papiers, à être dans une régularité qui lui permettrait d'avoir des allocations. Elle convient donc avec cette jeune femme que, comme elle avait parlé d'une série de dettes, lorsque les allocations lui seraient versées, elle viendrait à l'institution qui se chargerait de régulariser toutes ces dettes et lui donnerait le solde pour qu'elle puisse en profiter. La jeune femme est d'accord. Il se passe un an avant que les papiers soient réglés, l'argent arrive et la directrice de l'institution voit également arriver la jeune femme qui lui dit : « Je veux mon argent ». La directrice lui répond que « Non, ce n'est pas ce dont nous avions convenu, nous avions convenu que j'allais moi d'abord redistribuer l'argent. » La jeune femme entre dans une colère épouvantable, la directrice tient bon et puis deux jours après elle reçoit une lettre d'un avocat. La jeune femme avait été consulter un avocat qui stipulait qu'elle n'avait pas le droit de se substituer à sa personne, etc. La directrice tient encore bon, mais quatre jours après elle reçoit une lettre du procureur du Roi, de la province dans laquelle elle se trouve, disant qu'il a devant lui une jeune femme en colère et qu'il se demande comment il se fait que cette institution se donne le droit de mettre la main sur son argent. Heureusement, cette directrice qui est tout à fait avertie, avait fait signer un papier qui n'avait aucune valeur, mais qui avait au moins la valeur d'indiquer une trace d'un essai d'engager quelque chose avec elle. Elle a tenu bon, elle a dit : « Il n'en est pas question, c'est convenu comme ça, d'ailleurs je paie aujourd'hui toutes les dettes, je lui rends son argent et puis qu'elle se débrouille ». C'est effectivement ce qui s'est passé : la femme va chercher le solde de son argent et elle est partie en claquant la porte.

Il y a une suite, un an après environ, la responsable de cette institution a vu cette jeune femme sonner à la porte, elle venait prendre le café, elle venait discuter le coup comme si de rien n'était, alors qu'elle avait fait un esclandre extraordinaire. Je suppose que le personnel qui l'a accueillie a bien sûr un peu échangé avec elle. La directrice est venue aussi parler un peu avec elle, et a demandé comment allait son petit garçon, etc. Et puis tout à coup la jeune femme a regardé la directrice en face et lui a dit : « Heureusement que vous étiez là ! ». Je trouve la leçon extraordinaire. Là il y a eu un arrêt, là il y a eu une butée et elle l'a reconnue dans l'après-coup. Le problème c'est qu'il fallait se farcir ce moment de montée au créneau quand on se trouve à cette place-là du travailleur social pris comme ça dans les aléas de ce qui se passe, et que tout le discours est en train de lui dire : « Non, non, vous n'avez pas le droit ».

Autre exemple, une jeune fille de quinze ans, dans une autre institution — toujours une  supervision clinique parce que ce n'est pas la même chose que les supervisions institutionnelles — qui tombe amoureuse du père de sa copine et le père marche. Les parents avaient décidé de ne pas porter plainte, parce que s'ils portaient plainte, vu le dossier, le père risquait la prison. Les parents avaient dit : « elle ne voit plus ce monsieur, en tout cas jusqu'à ce qu'elle ait seize ans, c'est comme ça. » Voilà que par un des plus grands des hasards, en allant faire ses courses au Carrefour du coin, le psychologue, qui la reçoit régulièrement, tombe sur le couple en question, qui continuait bel et bien à fonctionner. Quand elle est venue —voilà la question qu'il amène en supervision —, il lui dit : «  je vous ai vue, désolé mais je vous ai vue et moi je ne suis pas d'accord, ce n'est pas ce qu'on avait convenu ». Vous savez la réaction de la jeune fille ? Elle a essayé sur le champ d'obtenir un écrit de la part du psy disant qu'il s'était engagé à se taire, qu'il était tenu par le secret professionnel et que par conséquent il fallait absolument qu'il lui fasse le papier. Heureusement, il ne l'a pas fait. Il a amené ça en supervision, on en a parlé et je lui ai dit : « mais vous avez très bien fait, d'abord de ne rien faire et à mon avis vous devez dire que vous n'avez pas le contrôle là-dessus […] ». J'ai indiqué ça et je valorisais tout à fait le fait qu'il n'avait pas voulu faire ce papier. Ce qui m'a étonné c'est qu'il y avait deux jeunes psychiatres qui étaient là dans l'équipe, et leur réaction a été : « Non, non on n'est pas d'accord ». « Alors qu'est-ce que vous auriez fait ? », « Il fallait lui dire qu'on allait voir », « Je me serais renseigné à l'ordre des médecins »... Vous voyez ce moment d'évitement de la confrontation avec l'autre. Mais si vous multipliez ça partout, eh bien qu'est-ce qui se passe ? Forcément il n'y a pas d'autrui ! C'est pour ça que je parle de cancer, ce point-là me semble véritablement un cancer parce que ça va nous produire des tas d'ennuis et on va arriver à avoir une subjectivité ‘‘artéfactuelle'', c'est-à-dire que ce n'est même pas la question du sujet qui va se poser, on aura des sujets qui ‘‘artéfactuellement'' risquent de se trouver en grande difficulté. Si vous entamez ce département de Psychanalyse et Travail Social ou Psychanalyse et Champ Social, je pense que c'est extrêmement important parce qu'il y a beaucoup d'entre nous qui espèrent et qui travailleront peut-être comme analystes, mais la majorité des jeunes analystes ne va plus être analystes seulement derrière leur divan, cela devient rarissime, ils pourront être pris par ailleurs dans le travail social. C'est à nous, analystes, de faire entendre ce que l'on a repéré, ce que l'on a identifié, qui permet de tenir le cap au travers d'un monde dans lequel nous sommes où il y a des choses irréductibles auxquelles nous avons affaire, mais encore faut-il que ces choses irréductibles, quelqu'un se charge de les soutenir. Est-ce que ce n'est pas cela précisément la tâche du travail social ou du travailleur social ? De bien vouloir être ce quelqu'un-là, c'est quelque chose qui reste central, qu'il lui soit possible, à lui au moins, de soutenir cet acte-là.